Du Jeudi 23 Mars 1719.
Il y a eu autrefois dans
nos Provinces un Homme, qui ne manquoit pas d’aller voir-toutes les
années dans un des Magazins de notre Compagnie
La Propriété nous procure deux sortes de Bonheur ;
l’un réel, l’autre chimérique.
Il y a un grand nombre de choses, dont la possession contribue réellement
à nous rendre heureux, quand c’est une possession de
jouissance, s’il m’est permis de parler ainsi, & quand nous
en recueillons des plaisirs véritables, des commodités réelles. Mais il
y a une autre sorte de Biens, dont la propriété nous charme surtout,
parce qu’elle nous donne le moyen d’en communiquer Proprieté
plaîse par des motifs si sages, & qui sachent en tirer un bonheur si
solide. Nous ne sommes extasiés de nous voir possesseurs de certains
Biens propres à la seule ostentation, que parce nous nous imaginons que
leur étalage établira dans l’esprit des Hommes l’idée de notre bonheur :
nous nous croyons heureux, parce que nous supposons les spectateurs de
notre faste inutile, assez amateurs de la chimére, pour se croire petits
aux pris de nous ; & nous sommes assez imbécilles, pour fonder notre
grandeur sur cette fausse idée qu’ils ont de leur propre petitesse.
C’est à cet effet d’une imagination bizarre, qu’on doit la magnificence
des Palais, l’étendue & l’ornement des Jardins ; en un mot, tout ce
que les Mortels appellent magnificence, & que
les Dieux appellent étalage d’Orgueil, comme auroit dit
Propriété du
Maître les suit de chambre en chambre ; ils ne sauroient porter leurs
regards sur un degré magnifique, sur une cheminée qui réunit la richesse
& la commodité, sans penser au bonheur & à la gloire de celui
qui les a fait construire & sans faire de mortifiantes réflexions
sur eux-mêmes.
Un Esprit Philosophe en agit tout autrement ; il se laisse conduire à ses
sens ; il ne trouble pas le plaisir qu’ils lui procurent par de fausses
idées ; il goûte cette satisfaction d’une maniére pure & sans
mêlange. La dorure lui réjouit la vue ; un Tableau, où la Nature est
imitée & embellie par l’effort d’un Génie supérieur, occupe
agréablement son attention ; l’admiration que cette vue excite en lui,
n’est mêlée d’aucun chagrin, d’aucune jalousie ; pendant tout le tems
que ses sens ont divertis par ces objets agréables & pompeux, il en
est le véritable propriétaire, sans qu’il lui en ait couté ni
inquiétude, ni dépense. Tout ce qui est capable de lui donner quelque
plaisir lui appartient, & avec des biens modi-Trimalcion a le plus excellent
Cuisinier de toute la République ; c’est pour lui que les Pourvoyeurs,
que ce Vieillard envoie en
Ce doit être un plaisir bien vif à un homme assez raisonnable pour avoir de pareils sentimens, que de se trouver dans une Place magnifique d’une de nos plus riantes Villes lorsque les équipages les plus superbes semblent s’y être donné rendez-vous. Il y jouit continuellement de la propriété, variée de mille objets brillans & agréables, dont leurs prétendus Maîtres ne jouissent pas d’une maniére si absolue & si satisfaisante.
Il y verra avec plaisir la généreuse fierté de deux chevaux, qui font
trembler la terre sous leurs bonds ; ils traînent autour d’une
balustrade un jeune Guerrier, qui, couché négligemment dans sa caléche
dorée, expose aux yeux du Public une parfaite image de la mollesse,
telle que
Il l’admire sans avoir la moindre envie d’y occuper une place ; il seroit
au desespoir de laisser engourdir ses membres, faute d’un exercice
salutaire ; il aime mieux le contempler en liberté, & laisser entrer
dans son imagination les idées riantes que lui présentent ces objets
éclatans. Il est encore possesseur passager, mais véritable, de cet
autre carosse à deux fonds, occupé par quatre Dames magnifiquement
vêtues. Elles regarde <sic> du haut de leur élevation les petites
Bourgeoises, d’entre lesquelles le Vice les a tirées ; & par la
réputation brillante d’avoir travaillé chacune pour sa part, à la ruïne
d’une demi-douzaine de Galans, elles se sont acquis du crédit auprès de
quelques nouveaux Adorateurs. Notre Philosophe posséde pour un moment
tout ce qu’il souhaite posséder d’elles ; leurs ajustemens,
Cette Propriété commence à lui déplaire, il la quite <sic> sans
chagrin, & dans l’instant même il se saisit de la possession d’une
jeune Personne de seize ans, qui se trouve dans un carosse pour la
prémiére fois de sa vie. Elle ne se reconnoit pas encore dans cet état
flateur, ses regards sont timides, elle paroit honteuse de sa gloire ;
aussi n’y a-t-il qu’un mois que l’avarice de sa Mére l’a livrée à la
volupté d’un vieux Israélite. Le Bon-Homme s’en
croit le maître absolu, quoiqu’il ne s’en soit jamais mis en possession
que par ses regards, & par les magnifiques habits dans lesquels il
l’a comme emprisonnée.
Le croiroit-on ? Notre Spectateur Philosophe est encore le véritable
possesseur de cette Beauté altiére, qui ne croit dignes de ses regards
que les Héros & les Demi Dieux. Il la posséde en dépit d’elle, il la
suit même pendant un quart d’heure pour faire durer sa propriété, &
pour se divertir à son aise du ridicule dédain qui éclate dans tout son
air, & qui lui enlaidit le visage.