La Bagatelle: LXXXVII. Bagatelle
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LXXXVII. Bagatelle
Du Lundi 6. Mars. 1719.
Metatextualität
Lettre à l’Auteur,
Metatextualität
Lettre à l’Auteur,
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Brief/Leserbrief
Monsieur, J’ai lu avec plaisir
les réflexions que vous nous avez communiquées sur la
Vanité, sur la Fierté, & sur l’Orgueil. Je trouve
surtout, que vous démêlez fort bien le caractére de
l’Orgueil ; & je suis fort de votre avis par rapport
à une certaine noble Fier´te, inséparable du vrai
Mérite. Vous n’avez qu’entamé jusqu’ici ces matiéres,
& vous voudrez bien me permettre d’ajouter à vos
remarques quelques-unes des miennes. Dans presque tous
les Pays du Monde, les nœuds des Amitiés les plus nobles
& les plus durables, se forment dans les Colléges,
& dans les Universités. La Jeunesse qui s’y trouve
rassemblée, fait une espéce de petite République, où
l’on ne considére que les droits de la simple Nature,
& où les rangs ne sont distribués que conformément à
certains degrés de mérite. Ce n’est pas le
plus riche & le plus noble qui s’y attire le plus de
respect ; c’est d’ordinaire le plus brave, le mieux
fait, le plus aimable, le plus propre à contribuer aux
agrémens de la Société. Les grands Seigneurs & les
Fils de riches Marchands l’honorent & le recherchent
comme les autres, ils lui rendent une espéce d’hommage
tout comme le moindre de leurs Compagnons d’étude. Il ne
faut pas s’en étonner. Ils ont perdu de vue les sources
de leurs orgueilleuses chiméres ; ils ont détaché leur
imagination des équipages pompeux de leurs Parens, de
leurs tables magnifiques, du grand nombre de leurs
laquais. S’ils s’en ressouviennent mal-à-propos, ils
trouvent le droit qu’ils fondent là-dessus de mépriser
les autres, si peu reconnu, que force leur est d’y
renoncer, & de suivre les régles fondamentales du
petit Etat dont ils sont Citoyens pour un tems. Fort
souvent ils entrent dans les liaisons les plus étroites
avec les Fils des moindres Bourgeois, ils en sont les
dépositoires de toutes leurs pensées. Il n’est pas rare
même, que quand ils sont entrés dans le cours ordinaire
de la Vie Civile, ils conservent ces mêmes sentimens
pour leurs Amis disgraciés de la Fortune, & qu’ils
emploient tout leur pouvoir & tout leur crédit pour
les tirer de la poussiére, & pour placer leur mérite
dans un jour convenable. Il est honteux à notre Pays,
que les exemples d’une pareille conduite y
soient si rares. Le sot Orgueil est certainement plus en
vogue parmi nous, que parmi toutes les autres nations de
l’Europe ; j’en ai fait moi-même plusieurs fois la
triste expérience. Comme vous ne me connoissez pas, je
puis me rendre hardiment la justice que je crois due à
quelque espéce de mérite que plusieurs honnêtes-gens me
trouvent. Je suis né roturier & pauvre ; mais ce que
j’estime plus que la qualité & la richesse, j’ai eu
pour Pére un homme sage, éclairé, & peut-être le
plus honnête-homme de son siécle. Il agissoit avec moi,
précisément comme le Pére d’Horace en usoit avec ce fils
si digne de ses soins. Il fit tous ses efforts pour
m’inspirer des sentimens généreux & nobles, pour
cultiver quelque génie qu’il crut remarquer en moi. Il
retrancha même de son nécessaire, pour me faire
apprendre ces Exercices qui donnent de la grace au
corps, & un air de qualité. Il s’estima le plus
heureux des Péres, par la maniére dont je répondis à ses
dépenses ; & j’ose dire qu’à l’âge de seize ans, je
me suis vu les délices de plusieurs jeunes Seigneurs,
compagnons de mes Exercices & de mes Etudes. Leur
amitié pour moi alloit jusqu’à l’importunité, & me
détournoit souvent de mes occupations. C’étoit moi qui
réglois les parties de plaisir, & ils me savoient
gré de la dépense que je leur faisos faire, sans en
partager le fardeau moi-même. Tout ce
qu’ils souhaitoient avec ardeur, c’étoit de se voir en
âge de travailler utilement à ma fortune, & de me
témoigner la sincérité de l’estime & de
l’attachement qu’ils faisoient profession d’avoir pour
moi. Je les crus de bonne foi, & je fondai sur leurs
protestations les espérances les plus flatteuses. La
situation de mes affaires m’ayant tiré de ma ville
natale, pour me faire chercher dans une ville voisine le
moyen de subsister en honnête-homme, j’écois
agréablement occupé de l’idée de mes Amis de qualité ;
& après une année d’absence, je trouvai le moyen de
me procurer la satisfaction de les revoir. J’allai les
assurer de mes respects, & je fus même bien reçu,
caressé ; mais il ne régnoit plus dans leur maniéres cet
air de familiarité & d’égalité, qui est inséparable
d’une amitié réelle, c’étoient plutôt des Protecteurs
que des Amis. Je fis une seconde tentative l’année
suivante ; mais je sentis que ma présènce embarassoit,
& qu’on se reprochoit comme une bassesse, l’honneur
qu’on m’avoit fait autrefois de me fréquenter.
Quelques-uns pourtant, un peu moins ridicules, voulurent
bien me voir ; mais c’étoit en cachette, & de la
même maniére dont on dérobe aux yeux du public la
jouissance d’un plaisir illicite. J’eus horreur de la
conduite des uns & des autres, je les évitai avec
plus de soin qu’ils m’évitoient, & je
leur marquai un mépris mieux fondé que celui qu’ils
avoient pour moi. J’eus quelques années après une scéne
assez divertissante, avec un de ces Faquins de qualité.
C’étoit un jeune-homme qui n’avoit pas le moindre
sentiment digne de sa naissance. Il écoit porté aux
vices les plus grossiers & les plus honteux. Ces
dispositions affreuses, jointes au plus extravagant
orgueil & à la plus infame lâcheté, en faifoient un
des plus indignes Animaux de la Terre. Quand nous fûmes
ensemble à l’Université, c’étoit le centre du mépris de
tous ses égaux, & même de ses inférieurs. Las de
mille rebussades, & des affronts cruels qu’il
s’attiroit tous les jours, il me fit mille avances qui
alloient jusqu’à la bassesse ; & me voyant à la mode
parmi la Jeunesse de son rang, il crut trouver dans mon
commerce des ressources de réputation, &, si je
l’ose dire, une espéce de protection. Je fis tous mes
efforts pour le réformer ; je le détournai de mille
débauches canailleuses ; il apprit à reprimer son
insolent orgueil, & sa brutalité insupportable. Il
prit une espéce d’air d’honnête homme, quoique je
remarquasse sans peine que le fond du cœur étoit
toujours mauvais. Il dégaina même une fois sous mes
auspices ; & quoiqu’il fît les choses d’assez
mauvaise grace, cette action un peu embellie par le récit avantageux que j’en fis, le réhabilita
dans l’esprit de la jeune Noblesse. Après deux années
d’absence de ma patrie, je trouvai ce Seigneur chez un
Homme de la prémiére distinction. Quatre ou cinq fois je
tâchai de lier conversation avec lui, mais il rompit
toujours les chiens, & il fit semblant de ne m’avoir
jamais vu. Ce manége dura deux ou trois jours de suite ;
mais enfin il se ravisa, en voyant plusieurs personnes
de naissance & de mérite, qui daignoient se
familiariser avec moi. Immédiatement après cette
découverte, m’ayant trouvé seul, il me tendit la main
d’un air obligeant, en me demandant si je ne le
connoissois plus, Il me semble, Monsieur, lui
répondis-je, que je n’ai jamais eu l’avantage de vous
voir. Quoi ! reprit-il, vous ne connoissez pas un tel ?
Sans doute, je le connois parfaitement bien ; c’est un
jeune Seigneur qui m’a donné autrefois mille marques
d’amitié, & à qui j’ai de grandes obligations. Vous
voyez donc bien que c’est moi. Que diable ! je ne suis
pas assez changé en deux ans pour que vous me puissiez
méconnoître. Effectivemment, vous avez quelque air &
quelques traits de ce Monsieur, repartis je ; mais vous
ne me persuaderez jamais que ce soit vous. Quoi !
Monsieur * * * auroit le cœur assez mal fait, pour me
traiter comme un inconnu pendant trois jours ; lui, qui
a brigué autrefois mon amitié ; lui, à qui j’ai rendu
mille services considèrables ; lui, pour qui j’ai exposé
ma vie, un jour qu’il étoit desarmé par des Soldats,
dont il s’étoit attiré la colére pas ses
insolences. Encore un coup, Monsieur, ce n’est pas
vous ; vous ne me persuadez jamais une chose si opposée
à l’honneur de Monsieur * *. Il rougit de colére &
de depit à ces paroles, & me dit, que j’étois bien
fier pour un petit compagnon comme moi, & que malgré
la confiance que j’avois sur quelque courage, & sur
un peu d’adresse, je devrois songer à ma naissance,
& au respect que je devois aux Gens de son rang. Cet
impertinent discours me fit faire un grand éclat de
rire. Hélas, Monsieur, lui répondis-je, l’adresse &
le courage sont quelque chose de réel & de propre à
imprimer du respect. Mais en est-il ainsi de votre
qualité ? Quelle relation y a-t-il entre votre naissance
& moi ? Nous sommes membres d’une même République,
je suis né libre comme vous, & je ne suis pas assez
malheureux pour être dans votre dépendance. En vertu de
quoi vous respecterois-je ? Y suis-je obligé par quelque
Loi Civile ? Cette réponse fit jurer Monsieur * * *
comme un crocheteur, il me dit des injures, & me
menaça de me faire échiner par ses laquais. Je lui ris
encore au nez, en lui disant que s’il me mettoit aux
mains avec ses laquais, il me feroit plus d’honneur
qu’en mattaquant lui-même, puisque j’avois moins
d’estime pour lui que pour le moindre de ses
palfreniers. Dites-moi, je vous prie, Monsieur, si vous
desaprouvez ma conduite, & si elle sort des bornes
que la Raison prescrit à la fierté d’une belle ame ?