Du Lundi 6. Mars. 1719.
Monsieur,
J’ai lu avec plaisir les réflexions que vous nous avez
communiquées sur la Vanité, sur la Fierté, & sur l’Orgueil. Je trouve surtout, que vous démêlez fort bien le
caractére de l’Orgueil ; & je suis fort de votre avis par
rapport à une certaine noble Fier´te, inséparable du vrai Mérite.
Vous n’avez qu’entamé jusqu’ici ces matiéres, & vous voudrez
bien me permettre d’ajouter à vos remarques quelques-unes des
miennes.
Dans presque tous les Pays du Monde, les nœuds des Amitiés les plus nobles & les plus durables, se forment dans les Colléges, & dans les Universités. La Jeunesse qui s’y trouve rassemblée, fait une espéce de petite République, où l’on ne considére que les droits de la simple Nature, & où les rangs ne sont distribués que conformément à certains degrés de mérite.
Il n’est pas rare même, que quand ils sont entrés dans le cours ordinaire de la Vie Civile, ils conservent ces mêmes sentimens pour leurs Amis disgraciés de la Fortune, & qu’ils emploient tout leur pouvoir & tout leur crédit pour les tirer de la poussiére, & pour placer leur mérite dans un jour convenable.
Il est honteux à notre Pays, que les exem-
Il fit tous ses efforts pour m’inspirer des sentimens généreux &
nobles, pour cultiver quelque génie qu’il crut remarquer en moi. Il
retrancha même de son nécessaire, pour me faire apprendre ces
Exercices qui donnent de la grace au corps, & un air de qualité.
Il s’estima le plus heureux des Péres, par la maniére dont je
répondis à ses dépenses ; & j’ose dire qu’à l’âge de seize ans,
je me suis vu les délices de plusieurs jeunes Seigneurs, compagnons
de mes Exercices & de mes Etudes. Leur amitié pour moi alloit
jusqu’à l’importunité, & me détournoit souvent de mes
occupations. C’étoit moi qui réglois les parties de plaisir, &
ils me savoient gré de la dépense que je leur faisos faire, sans en
par-
La situation de mes affaires m’ayant tiré de ma ville natale, pour me faire chercher dans une ville voisine le moyen de subsister en honnête-homme, j’écois agréablement occupé de l’idée de mes Amis de qualité ; & après une année d’absence, je trouvai le moyen de me procurer la satisfaction de les revoir. J’allai les assurer de mes respects, & je fus même bien reçu, caressé ; mais il ne régnoit plus dans leur maniéres cet air de familiarité & d’égalité, qui est inséparable d’une amitié réelle, c’étoient plutôt des Protecteurs que des Amis. Je fis une seconde tentative l’année suivante ; mais je sentis que ma présènce embarassoit, & qu’on se reprochoit comme une bassesse, l’honneur qu’on m’avoit fait autrefois de me fréquenter.
Quelques-uns pourtant, un peu moins ridicules, voulurent bien me
voir ; mais c’étoit en cachette, & de la même maniére dont on
dérobe aux yeux du public la jouissance d’un plaisir illicite. J’eus
horreur de la conduite des uns & des autres, je les évitai avec
plus de
J’eus quelques années après une scéne assez divertissante, avec un de
ces Faquins de qualité. C’étoit un jeune-homme qui n’avoit pas le
moindre sentiment digne de sa naissance. Il écoit porté aux vices
les plus grossiers & les plus honteux. Ces dispositions
affreuses, jointes au plus extravagant orgueil & à la plus
infame lâcheté, en faifoient un des plus indignes Animaux de la
Terre. Quand nous fûmes ensemble à l’Université, c’étoit le centre
du mépris de tous ses égaux, & même de ses inférieurs. Las de
mille rebussades, & des affronts cruels qu’il s’attiroit tous
les jours, il me fit mille avances qui alloient jusqu’à la
bassesse ; & me voyant à la mode parmi la Jeunesse de son rang,
il crut trouver dans mon commerce des ressources de réputation,
&, si je l’ose dire, une espéce de protection. Je fis tous mes
efforts pour le réformer ; je le détournai de mille débauches
canailleuses ; il apprit à reprimer son insolent orgueil, & sa
brutalité insupportable. Il prit une espéce d’air d’honnête homme,
quoique je remarquasse sans peine que le fond du cœur étoit toujours
mauvais. Il dégaina même une fois sous mes auspices ; &
quoiqu’il fît les choses d’assez mauvaise grace, cette action un peu
embellie
Après deux années d’absence de ma patrie, je trouvai ce Seigneur chez
un Homme de la prémiére distinction. Quatre ou cinq fois je tâchai
de lier conversation avec lui, mais il rompit toujours les chiens,
& il fit semblant de ne m’avoir jamais vu. Ce manége dura deux
ou trois jours de suite ; mais enfin il se ravisa, en voyant
plusieurs personnes de naissance & de mérite, qui daignoient se
familiariser avec moi. Immédiatement après cette découverte, m’ayant
trouvé seul, il me tendit la main d’un air obligeant, en me
demandant si je ne le connoissois plus, Il me
semble, Monsieur, lui répondis-je, que je
n’ai jamais eu l’avantage de vous voir. Quoi ! reprit-il, vous
ne connoissez pas un tel ? Sans doute, je le connois
parfaitement bien ; c’est un jeune Seigneur qui m’a donné
autrefois mille marques d’amitié, & à qui j’ai de grandes
obligations. Vous voyez donc bien que c’est moi. Que
diable ! je ne suis pas assez changé en deux ans pour que vous me
puissiez méconnoître. Effectivemment, vous avez
quelque air & quelques traits de ce Monsieur, repartis je ;
mais vous ne me persuaderez jamais que ce soit vous. Quoi !
Monsieur * * * auroit le cœur assez mal fait, pour me traiter
comme un inconnu pendant trois jours ; lui, qui a brigué
autrefois mon amitié ; lui, à qui j’ai rendu mille services
considèrables ; lui, pour qui j’ai exposé ma vie, un jour qu’il
étoit desarmé par des Soldats, dont il s’étoit attiré la
co-lére pas ses insolences.
Encore un coup, Monsieur, ce n’est pas
vous ; vous ne me persuadez jamais une chose si opposée à
l’honneur de Monsieur * *. Il rougit de colére & de
depit à ces paroles, & me dit, que j’étois
bien fier pour un petit compagnon comme moi, & que malgré la
confiance que j’avois sur quelque courage, & sur un peu
d’adresse, je devrois songer à ma naissance, & au respect
que je devois aux Gens de son rang. Cet impertinent
discours me fit faire un grand éclat de rire. Hélas, Monsieur, lui répondis-je, l’adresse & le courage sont quelque chose de réel & de
propre à imprimer du respect. Mais en
est-il ainsi de votre qualité ? Quelle relation y a-t-il entre
votre naissance & moi ? Nous sommes membres d’une même
République, je suis né libre comme vous, & je ne suis pas
assez malheureux pour être dans votre dépendance. En vertu de
quoi vous respecterois-je ? Y suis-je obligé par quelque Loi
Civile ? Cette réponse fit jurer Monsieur * * * comme un
crocheteur, il me dit des injures, & me menaça de me faire
échiner par ses laquais. Je lui ris encore au nez, en lui disant que
s’il me mettoit aux mains avec ses laquais, il me feroit plus
d’honneur qu’en mattaquant lui-même, puisque j’avois moins d’estime
pour lui que pour le moindre de ses palfreniers.
Dites-moi, je vous prie, Monsieur, si vous
desaprouvez ma conduite, & si elle sort des bornes que la Raison
prescrit à la fierté d’une belle ame ?