La Bagatelle: LXXXVI. Bagatelle
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LXXXVI. Bagatelle
Du Jeudi 2. Mars 1719.
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La Vanité, la Fierté & l’Orgueil,
ne sont pas les mêmes Vices. Disons plus, ce ne sont pas les
différens degrés de la même mauvaise disposition du cœur. La
Vanité n’est autre chose qu’une opinion outrée qu’on a de son
mérite, & elle ne porte pas nécessairement à des maniéres
hautaines & dédaigneuses. Voyez par exemple le petit
Philémon. Il a beaucoup d’esprit ; mais ses yeux, son air de
visage, sa démarche, tout son extérieur, vous annonce de loin un
petit homme qui se croit le prémier Génie de l’Europe. Il est
pourtant honnête, civil ; il est même caressant, officieux ; il
s’estime trop mais on ne sent pas sans ses maniéres qu’il
méprise ceux qu’il croit au-dessous de lui. Pourvu qu’on le
laisse primer dans les compagnies, & qu’on trouve dans sa
conversation à peu près le même agrément qu’il
y trouve, il est content & satisfait. Il ne se fâche pas
même si vous en agissez autrement. Il a pitié de vous, mais il
n’évite pas votre commerce, il ne vous hait pas. La Fierté,
quand elle est vicieuse, a une espéce de vanité pour base. Il ne
faut pas la confondre pourtant avec une vanité poussée jusqu’à
un certain excès. On peut la définir, une Vanité accompagnée
d’une férocité, d’une roideur naturelle. Elle n’est pas toujours
fondée sur une opinion excessive qu’on a de son mérite, mais
quelquefois sur des trésors sur de la naissance, sur une
certaine grandeur qui est tout à-fait étrangére à l’Homme.
D’ordinaire la fierté d’une personne n’éclate pas contre ceux
qui veulent bien passer pour ses inférieurs ; mais elle se
roidit contre les supérieurs & contre les égaux. Elle se
relâche par-tout où elle n’a rien à craindre ; & elle
s’enfle, elle s’étend, dès-qu’elle s’imagine qu’on songe à la
déprimer. Telle étoit la fierté de Cesar ; le plus doux des
hommes envers tous ceux qu’il voyoit au-dessous de lui, & le
plus intraitable avec ceux dont il redoutoit la puissance. Tel
est encore le caractère de Lysandre, cet homme d’une naissance
si distinguée, & à sa fierté près, si digne de sa naissance.
A peine voit-il un honnête-homme, qu’il le salue le prémier d’un
air humain & riant ; il fera arrêter son
carosse, il en descendra pour lui parler, pour lui demander des
nouvelles de sa santé. Ses maniéres honnêtes & prévenantes,
ont un air de candeur, qu’aucune raison ne rend suspect. Ce même
Lysandre est l’homme le plus insuportable <sic> avec les
grands Seigneurs. Il régle ses démarches avec eux comme par
poids & par mesure ; le moindre défaut de cérémoniel, la
moindre innattention le pique, l’outrage, excite en son ame les
transports de la plus furieuse colére. Il ne se posséde pas,
& souvent il répond par des insultes réelles à des affronts
purement imaginaires. La Fierté telle que je viens de la
dépeindre, n’est pas incompatible avec un bon caractère. Elle
peut être l’unique défaut d’un parfaitement honnête-homme. Il y
a une autre sorte de Fierté, que la Raison autorise, qui n’est
pas contraire à l’Humilité Chrétienne, & qui doit être
toujours compagne du vrai Mérite. Un homme raisonnable &
vertueux, doit sentir de nécessité l’excellence de sa nature,
& les bonnes qualités par lesquelles il fait honneur à la
grandeur de son Etre. Il ne méprise personne ; mais il a droit
de ne pas souffrir le mépris de qui que ce soit ; & les vues
d’un vil intérêt ne le feront jamais plier lâchement sous un
dédain injuste. Je ne dis pas qu’il doive se venger de la
hauteur qu’on lui témoigne, & rendre le mal pour le mal.
Non, il doit s’armer d’une fermeté généreuse, &
faire sentir à un oppresseur déraisonnable, qu’il se connoit,
qu’il se rend justice à lui-même, dans le tems qu’on lui manque
d’équité. Il peut lui témoigner avec une modeste hardiesse, avec
cette noble confiance que le vrai Mérite a en lui-même, que le
mépris sous le quel on tâche de l’accabler, est la chose du
monde la plus méprisable. J’avoue que la prudence nous peut
faire quelquefois renoncer à ce droit, & qu’il y a parmi
ceux qui se mêlent d’avoir des airs méprisans pour leur
Prochain, des gens si dignes de mépris, qu’ils ne valent pas la
peine qu’on s’apperçoive de leur extravagance. Mais ce droit en
lui-même reste toujours incontestable, & on peut s’en servir
dans un grand nombre d’occasions. Les sentimens lâches,
l’insensibilité pour le véritable Honneur sont incompatibles
avec la Raison & avec la Vertu. Quelle pitié devoir un Etre
raisonnable consentir en quelque sorte au mépris qu’on lui
témoigne, se diminuer, se rendre petit, & rabatre quelque
chose de l’idée qu’il a de lui-même, à mesure qu’on le méprise !
La Raison ne se dément jamais si bassement ; elle se connoit,
elle est convaincue que c’est chez elle que réside la véritable
grandeur. Sa vigueur lui est utile ; par là elle fait souvent
rentrer en eux-mêmes ; ceux qui tâchent de la deshonorer ; par cette vigueur, elle fait leur imprimer un
respect involontaire. Pour Orgueil il n’est presque jamais fondé
sur quelque idée d’un Mérite essentiel : c’est une férocité
naturelle, qui, à la faveur d’une copieuse sottise, se développe
d’ordinaire par quelque bienfait de la Fortune. Il n’est presque
jamais placé que dans des cœurs mal faits ; dans des ames
basses, lâches & serviles. Un rien l’abat, un rien
l’augmente, les chiméres les plus puériles le font hausser &
baisser. Les Gens de qualité sont rarement orgueilleux, à moins
qu’ils ne soient souverainement mal élevés, sots, vicieux, &
foibles dans un degré éminent. Les Personnes de naissance sont
fiéres, elles n’ont pas toujours pour le Mérite la considération
qui lui est due : mais elles ont en général civiles, honnêtes,
elles ont de l’affabilité, des maniérés obligeantes. Les
Orgueilleux, au contraire, sont incivils, brutaux, méprisans,
dédaigneux, impérieux, insultans même quand ils osent suivre
leur naturel. Ils ne l’osent pas toujours ; car je ne sache pas
en avoir jamais rencontré qui eût la moindre valeur. Ils sont
fanfarons, ils parlent haut, ils veulent donner des coups de
bâton par les mains de leurs laquais ; mais ce ne sont pas gens
à en découdre, & j’en ai vu trembler quelquefois, &
pâlir à la vue d’un homme mal mis, mais qui dégaignoit de bonne
grace. Dans ces occasions, ils sont humbles & rampans ; mais à peine l’orage est-il passé, qu’ils reprennent
leur prémière hauteur, & qu’ils ne se repaissent l’esprit
que de leurs habits brodés, & de leurs magnifiques
équipages. Il se trouve un bon nombre de pareils Faquins parmi
certains Champions de la Fortune, dont le cœur est encore
incrusté de la crasse d’un petit Négoce, qui les a portés
insensiblement à des richesses considérables. On les connoit
sans les fréquenter. Ils n’ôtent point le chapeau à un
honnète-homme, s’il n’est habillé magnifiquement ; ou du moins
ils le font avec lenteur, & après être entré là-dessus dans
une mure délibération avec leur impertinence. Si vous accostez
quelqu’un qui soit dans leur compagnie, ils ne se mêlent point
dans la conversation, ils observent un morne silence, ils ont
l’air inquiet & effaré. Ils redoutent les Gens d’esprit
& la Noblesse. Avec ceux-ci ils sont bas, soumis, rampans ;
mais ils ont grand soin d’en éviter les approches. Ils aiment
sur-tout une troupe de misérables, dans laquelle ils commandent
à baguette, & ou leurs caprices sont des loix. Ils les font
entrer dans leurs plaisirs & dans leurs débauches, &
par-là, ils achettent le privilége honteux de les maltraiter
& de les faire souffrir. Car d’ordinaire la cruauté est
inséparable de l’Orgueil ; en un mot, l’Orgueil est le comble de
la petitesse du cœur humain.