La Bagatelle: LXXXIV. Bagatelle
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LXXXIV. Bagatelle
Du Jeudi 23. Février 1719.
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J’ai appris avec toute la surprise
possible, que le célébre Mr. de Crousaz a été vivement censuré
par le Clergé de sa patrie, sur le Livre qu’il a fait, il y a
quelque tems, touchant l’Education des Enfans. On en a trouvé
les préceptes horribles. Conseiller à ceux qui ont soin de
l’Education des Gens de qualité, de les former à l’orgueil, à
l’ambition, à l’avarice, en un mot à un grand nombre de
mauvaises habitudes, qui distinguent la Noblesse d’avec la
Roture, quoi de plus criant ! quoi de plus détestable ! Il est
vrai que tout son Livre est plein de ces sortes de préceptes :
mais rien n’est plus honteux à un Corps entier de Gens d étude,
que de n’avoir pas senti une Ironie palpable, qui régne dans
l’Ouvrage censuré, depuis le commencement jusqu’à la fin. Ceux
même qui n’ont pas le bon sens nécessaire pour développer une
Ironie par sa propre nature, auroient dû être mis au fait par le
seul nom de Mr. de Crousaz, & par la réputation
que ses excellens Ouvrages lui ont acquise. Ils auroient dû
sentir, qu’il est impossible qu’un Homme qui raisonne avec tant
de justesse, soutienne sérieusement une thése qui choque les
plus simples notions du Sens-commun. J’avoue qu’une pareille
stupidité m’étonne, & je crois être obligé d’établir ici
quelques idées de la nature de l’Ironie, pour sauver au Public
la honte de retomber dans des méprises si impertinentes.
L’Ironie n’est autre chose qu’un Discours indirect & badin,
qu’on emploie pour exprimer la Vérité d’une maniére plus forte,
ou plus agréable, qu’on ne la fait sentir par le moyen du stile
direct & sérieux. J’ai remarqué que le gros du Public se met
dans l’esprit, que toutes les Ironies sont des Contre-vérités.
Il est vrai qu’il y en a beaucoup de cette nature, &
qu’elles servent à développer l’absurdité d’un sentiment, ou
d’une action, par des argumens qui, à la prémiere vue semblent
destinés à les défendre. Mais ces sortes d’Ironies ne sont pas
des Contrevérités d’un bout à l’autre, comme la plupart des gens
semblent se l’imaginer. Quand j’en étois au premier Volume de ma
Bagatelle, cette bizarre erreur étoit fort en vogue. Bien des
gens, à qui on avoit dit qu’il falloit prendre tout dans mon
Ouvrage sur le pié de l’Ironie, s’efforçoient à en trouver le
sens, en renversant la signification naturelle de chaque
période ; & ne faisoient ainsi que se jetter
dans un plus grand embarras, faute de connoître la nature de ces
sortes d’Ironies. On peut réussir, en se fondant sur des
principes très véritables, & en n’en tirant d’abord que des
conséquences parfaitement justes. On les fait aboutir ensuite à
une fausse conclusion, que l’on fait paroître, par un tour
sophistique, déduire avec justesse des conséquences dont je
viens de parler. C’est ainsi qu’en parlant du Luxe qui régne
dans la République, j’ai prouvé qu’elle étoit excusable, parce
que dans tous les Etats naissans, la Vertu la plus brillante
éclatoit toujours, & que les Vices y augmentoient à mesure
que les frontiéres en étoient étendues. Cette Maxime n’est que
trop certaine ; la Connoissance du cœur humain, & l’Histoire
en sont de sûrs garans. Mais si l’on parloit d’une maniére
directe, on auroit grand tort d’en conclure que le Luxe est
inévitable, & d’une nécessité absolue, dans les Etats qui
sont parvenus au comble de la Grandeur : ce seroit confondre les
Actions humaines qui dépendent d’un principe libre &
intelligent, avec les Actions des corps inanimés, qui sont une
suite nécessaire des régles invariables du Mouvement. Ainsi la
conclusion naturelle qu’un Esprit raisonnable devoit tirer de
cette Ironie, c’est que le Luxe excessif devoit être pardonnable
à tous ceux qui veulent renoncer à l’excellence de leur nature,
& se ranger dans la classe des Causes brutes. Mais les Contrevérités ne sont pas les seules Ironies. Pour
s’exprimer Ironiquement, il n’est pas nécessaire de vouloir
prouver précisément le contraire de ce qu’on semble soutenir ;
il suffit de vouloir établir quelque chose de différent. Mr. de
Crousaz ne paroit pas avoir l’intention de donner des préceptes
indirects pour l’Education de la jeunesse de qualité. Son but
n’est que de jetter un ridicule sur les Maximes des Parens,
& sur celles des Gouverneurs. Cette sorte d’Ironie détruit,
& n’établit rien. Elle n’a en vue que de faire sentir
l’Erreur, sans songer à faire valoir la Vérité opposée.
Quelquefois on veut rendre sensible la fausseté d’un principe,
sur lequel pourtant on fonde des opinions qu’on appelle
fondamentales. Comment s’y prend-on ? On tire ce prétendu axiôme
de la place où l’on est accoutumé à le respecter ; on l’applique
à quelqu’autre sujet, on tire de ce principe les conséquences
les plus exactes, qui conduisans aux plus grossiéres absurdités,
font voir combien la source en doit être suspecte. On s’y prend
encore quelquefois d’une maniére plus fine, quand on veut
exposer aux yeux des Hommes le foible de tout un rationnement.
On se sert de ce raisonnement même, ce sont les mêmes principes,
les mêmes conséquences, le même ordre ; mais on dépouille le
tout de certaines expressions spécieuses, dont un Auteur qui se
trompe lui-même, ou qui veut tromper les autres,
voile ses absurdités ; on débarrasse le raisonnement de quelques
interrogations, de certaines exclamations qui étourdissent au
lieu de rendre attentif ; on met à l’écart le verbiage inutile,
qui placé entre les Conséquences, en fait perdre la suite de
vue, & de cette façon en montre le squelette dans toute sa
difformité. D’autres fois on ne fait pas usage du rationnement
même qu’on veut censurer, mais on se sert d’une méthode
semblable. C’est-là l’Ironie du célébre Chef d’Oeuvre d’un
Inconnu, qui de l’avis de bien d’habiles gens, est une Piéce
parfaite dans son genre. L’Auteur ne va pas heurter de front, la
réputation des Commentateurs, il n’y gagneroit rien ; le Public
entêté n’en veut pas démordre ; ce sont les Illustres, les
Savans par excellence. On s’obstine à trouver dans Homére , dans
Pindare, les beautés que leurs faux rafinemens y fourent ; on
est si charmé, si accablé de la vaste lecture de ces grands
Hommes, qu’on n’ose pas seulement douter de leur bon sens ; on
suppose qu’ils l’ont cherché dans un si grand nombre de Volumes,
qu’ils n’est pas possible qu’ils ne l’ayent trouvé. On voit
aisément par mes réflexions sur ce sujet, que l’Ironie n’est
point le fait de tout le monde, & qu’en général il y a bien
de l’imprudence à un Auteut <sic> qui veut être lu
généralement, de se servir de ce genre d’écrire.
Pour le bien démêler, il faut quelque connoissance des Matiéres,
quelque raisonnement, une attention un peu suivie : par
conséquent un Auteur sensé, à moins qu’il ne veuille écrire pour
une seule classe d’hommes, doit si bien ménager son stile
Ironique, que du moins un tiers de ses Lecteurs puisse mettre
les deux autres tiers sur la route. En général, on fait mal de
l’employer sur des matiéres qui demandent une profonde
méditation : il faut qu’il soit proportionné au simple
sens-commun, qu’on peut raisonnablement supposer dans tous les
hommes.
Metatextuality
J’ai été un peu grave
aujourd’hui, il s’agissoit de raisonner, je promets plus de
gayeté l’Ordinaire prochain. Je traiterai le sujet même ;
mais je m’efforcerai à faire voir les chemins que le
bon-sens nous ouvre pour démêler l’Ironie.