La Bagatelle: LXXXIII. Bagatelle

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Niveau 1

LXXXIII. Bagatelle

Du Jeudi 20. Février. 1719.

Niveau 2

Il n’y a rien qui deplaise plus généralement aux Hommes, que l’Instruction Morale. Exposant à nos yeux certaines Régles invariables de Devoir & de Conduite, elle nous force à y comparer nos sentimens & nos actions, elle nous oblige à réfléchir sur nos défauts, & nous porte naturellement à nous défaire de nos chimères favorites. Faut-il s’étonnner qu’elle nous paroisse si peu aimable, puisque les Vices caractèristiques de tous les Humains sont la Paresse, & cette sorte d’Amour-propre qui tire toute sa nourriture de l’imagination ? Les sages Amateurs du Genre-Humain, ont senti de tout tems cette triste vérité, & ils ont fait tous leurs efforts pour rendre l’Instruction agréable par un déguisement avantageux. Ils ont trompé les Hommes, pour ainsi dire, afin de les rendre meilleurs. Une des ruses dont ils se sont servi <sic> avec le plus de succès, c’est l’Allégorie, dans laquelle on personalise les Vices, les Vertus, les Qualités, les Sentimens &c. pour les faire agir conformément à leur nature. Pour y réussir, il faut une belle imagination, soutenue de beaucoup de lumiéres & d’une grande justesse d’esprit. Non seulement les Personages <sic> qu’on introduit, ne doivent jamais se démentir, en agissant contre le caractère essentiel de l’Objet qu’ils représentent ; il faut encore qu’ils ne fassent aucun pas inutile, & qui ne tende à une solide instruction. De plus, le sens allégorique doit mener au sens naturel par une seule route ; & ce sens naturel doit s’appercevoir fans aucune équivoque, sans la moindre ambiguité. Il faut surtout soutenir l’Allégorie, & ne jamais mêler le naturel avec la figure. L’Allégorie doit ressembler à un Vase de cristal, au travers duquel on voit un Objet dans tout son entier, sans en découvrir la moindre partie à découvert. Si avec toutes ces qualités la Fable Allégorique est encore variée par des incidens merveilleux & inatendus, on peut dire que l’Ouvrage est parfait. Il tient toujours en haleine l’attention du Lecteur, qui trouve un air de nouveauté dans les préceptes qu’il se félicite de tirer de leur envelope, & qui fait gré à l’Auteur, des efforts de lopee & de bon-sens qu’il a employés pour les déguiser si heureusement.

Metatextualité

Après la description que je viens de faire d’une bonne Allégorie, il y auroit de la témérité à vous en donner ici une de ma façon. J’aime mieux vous en communiquer une, que j’ai tirée d’un Auteur étranger qui est fort de mon goût. Elle a pour sujet la dispute qui régne entre les deux Sexes, touchant la supériorité du Mérite.

Niveau 3

Allégorie

« Les deux Sexes s’étant déclaré la guerre, & ayant resolu d’en venir aux mains, conduisirent un jour toutes leurs forces dans une campagne spacieuse, dont chaque Armée occupoit un côté, en laissant au milieu un vuide considérable, où le combat devoit se donner. Dans chaque camp il y avoit un grand nombre de troupes auxiliaires, dont la valeur devoit surtout décider de la journée ; & à chaque extrémité de l’espace du milieu paroissoient plusieurs corps qui ne s’etoient encore déclarés pour aucun parti, & dont le dessein étoit de n’entrer en action, que quand ils verroient le train que les choses prendroient. Du côté des Mâles, le Corps de bataille des troupes auxiliaires étoit commandé par Valeur Beauté occupoit le même poste du côté des Femmes, & il fut bientôt attaqué par le Général des Ennemis, qui marcha fiérement à sa rencontre. Mais il trouva dans les yeux du Chef des Belles, un sortilége si puissant, que ses forces l’abandonnérent, & que les armes lui tombérent des mains. Il étoit sur le point de demander quartier, quand Prudence vint à son secours. Il commandoit l’aile droite des Mâles, & certainement il auroit forcé la victoire à se déclarer en sa faveur, si le Beau-Sexe n’avoit détaché contre lui Ruse, Général des auxiliaires de leur aile gauche. C’étoit une chose digne d’attention, de considérer les attaques & les défenses de ces deux redoutables Guerriers ; les stratagêmes de l’un, & la conduite de l’autre. Tantôt on attribuoit la victoire à l’un, tantôt elle paroissoit pancher du côté de l’autre. Mais après un combat fort opiniâtre, on remarqua que Prudence commençoit insensiblement à manquer d’haleine ; au lieu que Ruse sembloit s’animer par la fagitue, & prendre de nouvelles forces. La Fortune cependant ne paroissoit pas être du même parti, à l’aile gauche des Mâles, commandée par un Officier qui avoit vieilli sous le harnois, & dont le nom étoit Patience. Le Général qu’on lui avoit opposé s’appelloit Dédain. Il combattoit à la maniére des Parthes, & prétendoit vaincre son Ennemi en fuyant ses coups. Il fit ce manége si habilement au commencement de la bataille, qu’on le crut plus d’une fois victorieux ; mais fatigué enfin par les poursuites & par les attaques continuelles d’un Ennemi, qui, cent fois repoussé, s’étoit rallié cent fois, il songeoit déja à se rendre prisonnier de guerre, quand tout d’un coup on vit s’ébranler un corps de ces troupes, qui avoient gardé la neutralité jusques-là. Le Chef de ce corps étoit d’une taille gigantesque, & d’une force prodigieuse ; la fureur étinceloit dans ses yeux ; son nom étoit Volupté. Il combattoit comme un vrai Roland furieux, & répandoit également les marques de sa rage dans l’une & dans l’autre Armée. Celle du Beau Sexe crut arrêter sa fougue, en lui opposant un jeune Héros beau comme un Ange. Il s’appelloit Modestie, & étoit soutenu par un autre Guerrier d’une mine plus fiére & plus martiale. Les Hommes le nomment Honneur, & les Dieux Orgueil. Ce brave couple résista longtems au redoutable Géant, & le fit reculer plusieurs fois ; mais il fut obligé à la fin de se rendre à discrétion. Ce Monster épouvantable, après avoir mis en déroute des bataillons entiers dans l’Armée des Femmes, se jetta à corps perdu dans celle qui combattoit pour les intérêts du Sexe Masculin. Envain crut-elle se sauver de ses coups, en déttachant contre lui un faux Brave nommé Héroïsme. Il n’attaqua son Ennemi que par quelques discours insultans, & se rendit presque sans coup férir. En quoi il fut imité par un grand nombre de soldats de son parti, qui sembloient se faire gloire d’aller au devant de leur défaite. Les plus sages des deux Armées craignant une déroute générale, résolurent alors de confondre leurs intérêts & de joindre toutes leurs forces contre l’Ennemi commun. Pour cet effet ils ramassérent une troupe d’élite, & en donnérent le commandement à un Guerrier entre deux âges, dont le nom étoit Vertu raisonnée. Ceux qui ne le connoissoient pas, jugérent d’abord à son air posé & froid qu’il ne dureroit pas longtems contre le Géant. En effet ses prémiers efforts ne prommettoient rien moins qu’un succès favorable : mais plus il combattoit, & plus ses coups devenoient fréquens & terribles ; & bientôt on vit le Monstre forcé à lui céder le champ de bataille. A peine se fut-il sauvé par la suite, qu’on vit paroitre entre les deux Armées un autre Général, qui jusqu’alors s’étoit tenu neutre. C’étoit le jeune Prince de Paphos & de Cythére, appellé Amour. Il étoit à la tête de dix mille Enfans ailés, qui répandoient des dards & des fléches, indifféremment sur l’un & sur l’autre camp. Les blessures qu’ils donnoient, étoient accompagnées d’un vif sentiment de plaisir, & produisoient dans les deux partis un esprit d’amitié & de réconciliation. Aussi-tôt on les vit se tendre les mains les uns aux autres cordialement ; leurs yeux répandoient des pleurs de joie ; ils ne souhaitoient que d’oublier leurs animosités dans des embrassemens mutuels. Le Général dont nous venons de parler, étoit suivi immédiatement par un autre Chef nommé Hymen, qui, profitant des bonnes dispositions qu’Amour son proche parent avoit excitées dans les cœurs, joignit les mains d’un grand nombre de Couples, & les appareilla conformément aux recommandations de son Ami. Dans ces entrefaites, deux Imposteurs fameux, Avarice & Ambition, s’étoient glissés furtivement parmi les troupes. Ils étoient habillés tous deux précisément comme le Général Amour ; & ils eurent la hardiesse d’offrir à Hymen, différens Couples, qu’il joignit ensemble sans y regarder de si près. Il ne faut pas s’en étonner : c’est un Seigneur qui a la réputation d’être un peu stupide. »