Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXI. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\030 (1745), pp. 195-202, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2227 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXXXI. Bagatelle

Du Jeudi 13. Février 1719.

Niveau 2► La Raillerie sera aujourd’hui le sujet de ma Bagatelle. Je ne le traiterai pas à fond. On l’a fait dans des Dissertations entiéres, où l’on tâche d’établir fort au long, que la Rai-[196]lerie <sic> ne doit jamais passer les bornes de l’Humanité, & qu’il faut observer la régle fondamentale de nos devoirs les uns envers les autres, en agissant avec autrui, comme on peut raisonnablement prétendre qu’il agisse avec nous.

La seule conséquence que je me propose de tirer de cette régle, c’est qu’il n’y a rien de plus indigne d’un Homme qui prétend avoir de l’esprit, que d’accabler de traits railleurs un pauvre innocent, qui n’a d’autre défaut que son imbécillité, & dont par cela même il faudroit respecter le malheur. Il y a dans cette conduite la même sorte de barbarie, que dans l’action d’un homme qui met la main sur une Femme, ou dans celle d’un Noble de campagne qui rosse un Paysan qui plie humblement les épaules sous ses coups, sans oser songer à se défendre.

Il n’en est pas de même d’un Sot vicieux, qu’on peut railler dans plusieurs occasions, sans choquer ni le Bon Sens, ni l’Humanité. Y a-t-il du mal, par exemple, à railler le vieux Menalque, qui sans avoir jamais consulté un Livre, sans avoir les prémiéres notions du Bon-Sens, croit avoir trouvé la Pierre Philosophale des Sciences, & qui semble s’imaginer que ce n’est pas lui qui doit régler ses sentimens sur la Raison ; mais que c’est à elle à se conformer à ses décisions bizarres. Un honnête-homme n’a-t-il pas le droit de l’exciter à [197] parler, pour l’envelopper tout doucement dans le labirinthe de ses propres contradictions ? Comment veut-on qu’un honnête homme se conduise avec le jeune Lysandre, qui par une roideur impertinente, se fait un plaisir de Roi de mépriser le parti de la Raison, & de s’en éloigner exprès, parce qu’on tâche à l’y porter ; & qui met une espèce de grandeur d’ame dans la ferme résolution d’être déraisonnable, quoi qu’il en puisse arriver.

Il en est de la Raillerie, comme de toutes les autres choses, qui sont indifférentes de leur nature, & que les circonstances peuvent rendre bonnes ou mauvaises. Pour qu’elle soit permise, il faut qu’elle tende à une utilité solide, ou du moins qu’elle ne procure pas à celui qui l’emploie, un vain plaisir, dont un autre souffre sans pouvoir en recueillir quelque fruit.

Par conséquent, pour savoir si un Sot vicieux est digne d’être tourné en ridicule, il faut examiner si la Sottise est l’effet ou la cause de ses vices ; car il y a des gens qui sont sots,

parce qu’ils sont vicieux, comme il y en a qui sont vicieux, parce que naturellement ils sont incapables de réfléchir. Pour ces derniers on ne doit pas les railler ; disons mieux, on ne le peut pas. Ce qui mérite le nom de Raillerie est trop fin, trop délié pour faire le moindre effet sur leur épaisseur impénétrable ; leur imbécillité leur sert d’une cuirasse à l’épreuve.

[198] Ce sont les Gens d’esprit eux-mêmes qui sont les objets les plus naturels de la Raillerie, quand ils font un mauvais usage de leurs talens ; ce sont eux qui méritent le plus d’être raillés, & sur qui la Raillerie véritable peut faire le meilleur effet. J’appelle véritable Raillerie, un Tour d’esprit adroit & délicat, propre à faire appercevoir finement à quelqu’un, qu’on remarque en lui des imperfections, qu’on ne veut pas lui reprocher directement. C’est comme une légére piquure qu’on donne à un homme pour le faire tressaillir ; au lieu que la Raillerie grossiére, ressemble à un coup de massue qu’on donneroit à un létargique, pour lui faire reprendre ses sentimens.

La Correction n’est pas l’unique but de la Raillerie autorisée par la Vertu, & par le Bon-Sens ; elle se propose quelquefois simplement le plaisir, & l’agrément de la conversation. Ce n’est alors qu’un simple combat d’Esprit & de Délicatesse, où s’engagent d’honnêtes-gens, trop éclairés & trop polis pour se choquer les uns les autres, & pour s’aigrir d’une simple plaisanterie. Les coups n’y doivent jamais tomber sur des imperfections capables de rendre un homme odieux ou méprisable : on n’y attaque que quelques petites foiblesses, quelques irrégularités excusables, un peu d’ostentation, un petit excès de vanité.

C’est à bon titre que la Raillerie mise à [199] cet usage, est appellée le Sel de la Conversation. Jamais les Gens d’esprit n’en font tant paroître, que lorsqu’il faut donner ou soutenir de pareils assauts. Le plaisir d’attaquer, la necessité de se défendre, échauffe l’imagination, lui fait faire des efforts, & lui fait trouver des ressources, que dans une situation plus calme elle chercheroit envain. On voit quelquefois dans ces occasions, un Homme pressé par son Adversaire, cedant le terrain, n’en pouvant plus, faire sortir de son embarras même quelque trait où son Antagoniste ne s’attendoit pas, & qui tout d’un coup fait pancher la victoire du côté du Vaincu. Mais il est bien difficile de jouir du plaisir que procure une Raillerie de cette nature elle requiert tant de talens de l’esprit, tant de maniéres, tant de politesse, qu’il est très rare de rencontrer ensemble deux ou trois génies qui puissent y fournir comme il faut.

Tout le monde se mêle pourtant de railler ; mais la plupart s’y prennent de façon, que le Railleur est plus digne de pitié que l’objet de ses turlupinades. Scarron dit dans son Roman Comique, que de son tems, les Tripots étoient des endroits où tout le monde étoit reçu à railler, selon les talens qu’il en avoit reçu de la Nature. A présent les Caffés ont cette pré-[200]rogative, & chacun y raille, qu’il ait une vocation pour cela ou non.

Ce qu’il y a de burlesque, c’est qu’on y trouve souvent une magnifique Gradation de Turlupins. Comme la Sottise est divisible à l’infini, de même que la Matiére, il arrive la plupart du tems qu’un Sot se croit en droit de tourner en ridicule, celui qui a un degré de sottise au dessous de lui, & qu’il accable impitoyablement de mauvaises plaisanteries. Il goûte à longs traits la maligne satisfaction de le faire donner au diable, de le réduire à un stupide silence, & même de le faire déserter. Mais qu’on attende un moment, voici arriver un Gaillard, qui a le même ascendant sur le Victorieux, que celui-là fait valoir contre le Vaincu.

Citation/Devise► Attens Hémon, dit-il, tu vas être vengé. ◀Citation/Devise

Le pauvre Fat tremble à l’approche du nouveau venu, comme l’audacieux Turnus trembloit à la vue d’Enée, quand desarmé il en attendoit le coup de mort. Il se déconcerte d’avance, il ne repousse les pointes qu’à son corps défendant, & bientôt on le voit terrassée. Ce troisiéme-là, n’obtient pas plus de quartier d’un quatriéme, & cette suite de Sots subalternes va à l’infini, comme je l’ai déjà indiqué.

Il est certain pourtant que dans chaque Caffé, il y a un Railleur despotique, contre qui per-[201]sonne forme n’ose se révolter : tout le monde le craint, tout le monde lui rend hommage, du même fond dont les Chinois offrent des victimes au Démon. Quoiqu’il soit généralement haï pour la supériorité de son génie, on n’ose en dire du mal en on absence, crainte que quelqu’un ne brigue sa faveur par des rapports. On ne raille pas devant lui, on ne fait qu’appuyer ses plaisanteries, & enfoncer davantage les traits qu’il lance. Cet Homme ne manque pas un jour de l’année à fréquenter ce rendez-vous, qui a tant de charmes pour son ambition, & il fait bien. En mille autres endroits où sa hardie impertinence seroit dépaïsée, il ne seroit qu’un Faquin à nazardes ; & tel brille au second étage du Caffé Gascon, que le babil du moindre Petit Maître anéantiroit chez Roselli.

Ce n’est pas seulement dans les Caffés, mais encore dans toutes les petites Cotteries qu’on trouve un pareil Directeur de la mauvaise Plaisanterie. Ce n’est pas tout : il n’y a pas si petite Société, où il ne se trouve aussi un Sot en titre d’office, qui est en bute à la fatuité de tous ses compagnons. Celui qui gémit sous les fadaises du Railleur suprême, respire dès-qu’il voit arriver le Sot en question ; il fait qu’on va le laisser en repos, & il se prépare à venger cruellement sur le pauvre Benêt, les déplailirs qui viennent de l’accabler. Toute la compagnie entoure d’abord le malheureux cen-[202]tre de leurs Bons-Mots. Il ressemble à la Rancune attaqué dans un cabaret par tant de mains, qu’il n’y avoit pas assez de place sur son corps pour tous les coups, & qu’ils s’entredétruisoient. D’ordinaire pourtant, c’est une bonne qualité qui rend notre Niais si misérable ; il est plus timide & plus modeste que les autres, & quelquefois il les surpasse en bon-sens. Le cercle de Fats qui l’environne ne ressemble pas mal à une canaille ramassée d’Oiseaux, qui voltigent autour d’un Hibou, & qui osent insulter le Favori de Minerve. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1