La Bagatelle: LXXX. Bagatelle
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Livello 1
LXXX. Bagatelle
Du Jeudi 9. Février 1719.
Livello 2
Depuis un certain tems les Feuilles
Volantes sont extrêmement à la mode parmi les Auteurs de ce
Pays, tant François que Hollandois. Il y a dequoi s’en étonner.
Le Public n’y mord guéres, & si un pauvre Ecrivain devoit
vivre de ce trafic de Bel-Esprit, il courroit grand risque de
mourir de faim. Ce n’est pas que parmi ces petits Papiers, il
n’y en ait eu quelques-uns de généralement applaudis, de tous
ceux qui passoient pour Juges compétens de ces sortes de
Matiéres ; ils ont été pourtant mal vendus, & la décision
des Connoisseurs n’a pas entraîné le goût du
Public, comme il arrive d’ordinaire. Ce qui peut y avoir
contribué, c’est qu’ils n’étoient pas écrits dans la Langue du
Pays, & que par conséquent ils ne pouvoient se débiter que
parmi des gens qui avoient eu une certaine éducation. Ce n’est
pas là cependant la seule raison de cette mauvaise réussite. On
a vu une Piéce Hollandoise de la même nature, n’avoit pas un
meilleur succès. Elle étoit intitulée l’Homme Démasqué ; le
stile en étoit bon quoiqu’un peu empesé, les matiéres
instructives, & quelquefois assez agréables ; &
quoiqu’on y découvrit plutôt de la justesse d’esprit, qu’une
certaine supériorité de génie, l’Ouvrage devoit passer pour fort
bon, & la lecture en pouvoit faire plaisir aux personnes
même d’un goût distingué. Cependant, je ne crois pas que dans
toutes nos Provinces il s’en débitât quatre cent par semaine. Le
sort du Spectateur a été tout autre en Angleterre. Il paroissoit
tous les jours, & chaque fois on en débitoit jusqu’a seize
mille. Quand les Dames du premier rang prenoient leur Thé le
matin, le Spectateur étoit le déjeuné de leur esprit. Les
prémiéres Têtes de l’Etat déroboient à leurs occupations
importantes le loisir qu’il falloit pour s’amuser à cette utile
lecture, & les moindres Bourgeois se cottisoient pour
partager ce plaisir avec la Noblesse & avec les Beaux
Esprits. J’ose assurer le Public, au nom de tous
mes Collègues, les petits Auteurs hebdomadaires de ce Pays, que
nous n’avons pas un assez sot orgueil, pour croire nos
Productions à peu près du même poids que la Piéce Angloise dont
je viens de parler. Cependant nous ne nous méprisons pas assez,
pour convenir qu’il y ait une juste proportion entre le
différent degré de mérite de nos Ouvrages & du Spectateur,
& entre leurs différens succès. Nous aimons mieux supposer
que cette derniére différence, qui est si prodigieuse, procéde
en partie d’un autre cause, & nous osons bien la trouver
dans le caractère de nos Lecteurs. Je crois que toutes les
personnes capables de réflexion, & qui ont eu occasion
d’examiner de près les habitans de l‘Angleterre, avoueront sans
peine qu’il n’y a point de Peuple au Monde, où le Bon-Sens &
l’Imagination se trouvent plus universellement dans les
Personnes de tous les ordres. On entend souvant avec surprise,
sortir de la bouche d’un Batelier de ce Royaume, des paroles où
la Raison & la Vivacité s’accordent avec une harmonie si
juste & si naturelle, qu’un Bel Esprit de profession
pourroit s’en faire honneur sans se ravaler trop. Il se trouve
peut-être à Londres plusieurs milliers d’Artisans, capables de
goûter du moins en partie le Spectateur, & l’on peut juger
de là, à quel point il doit être à la portée des Honnêtes-gens & des Gens de qualité, dont la plupart ont
fort bien étudié dans leur jeunesse. Ajoutons que les talens
naturels de ce Peuple, sont accompagnés d’un noble amour pour
les productions d’Esprit, & d’une grande vénération pour les
Gens de Lettres, qui n’y sont presque jamais malheureux, si ce
n’est par leur faute. Je ne dis pas que le Bon-Sens soit fort
rare parmi mes Compatriotes, j’aurois tort assurément ; puisque
les Etrangers même, qui supposent avec témérité que le brillant
de l’imagination est incompatible avec les brouillards de nos
marais, nous rendent pourtant justice sur la solidité de notre
jugement ; mais la constitution de notre Pays, nous oblige à ne
tourner nos lumiéres que du côté du Négoce & de la
Politique ; & nous n’avons guéres le tems de nous former
quelques idées de cette délicatesse d’esprit, de ces tours
gracieux, qui sont le charme d’une imagination oisive.
D’ailleurs, nos occupations ordinaires nous jettent dans un
sérieux trop épais, pour céder à ce qui est simplement agréable,
badin, enjoué ; il faut que la douze soit plus forte. Nous avons
besoin, pour nous égayer, du burlesque & du bouson ; &
peut-être bien qu’un Auteur qui auroit la bonté d’avilir son
stile jusqu’à ce point, pourroit gagner ici dequoi ne pas mourir
de faim, s’il avoit à faire à un Libraire honnête-homme. Je sai
encore un autre petite source du peu de débit
d’une Feuille Volante un peu bien tournée : c’est un certain
esprit d’épargne fort louable, & auquel notre République
doit toute sa grandeur. Il est vrai que nous avons trouvé bon
d’y renoncer peu à peu, en faveur de tout ce qui regarde les
plaisirs du corps ; mais nous nous y attachons fort & ferme
par raport aux divertissemens de l’esprit. Comme nos aieux
trouvoient la baze de leurs richesses dans un petit nombre de
sols, qu’ils mettoient à l’écart chaque semaine, nous conservons
encore cette même méthode, pour ne nous pas ruïner en achetant
de l’esprit. Deux sols par femaine, sont précifément deux écus
par an ; & ces deux écus suffisent pour nous divertir deux
fois, au hazard de nous exposer deux fois à payer une vingtaine
de pistoles à quelque honnête Redresseur des tors de l’Amour.
Mais qu’importe ! Cette derniére affaire n’est pas dans le cas
de notre Sobriété moderne. Sans cette Sobriété, je serois fort
porté à croire qu’une Feuille Volante toute nouvelle pourroit
faire fortune, c’est le Courier Politique & Galant. Si
jamais un Ouvrage d’Esprit a été propre à réunir tous les goûts,
c’est celui-là. Il ne nous tarabuste pas l’Esprit d’Ironies, de
Raisonnemens de Morale, & d’autres choses abstraites. Il
nous donne des Nouvelles, des Vers, de petits Contes ; il parle
de la Constitution ; & quand tout cela seroit
souverainement mal tourné, ce devroit être le vrai gibier du
Peuple. Heureusement pour l’Auteur, il est difficile de manier
tous ces petits sujets plus agréablement ; & en donnant un
plaisir grossier au Peuple, sa petite Piéce peut procurer encore
un divertissement délicat aux Gens de bon goût, & même aux
Savans qui n’ont pas rompu tout commerce avec la Société. Le
stile en est aifé, coulant, rien de recherché, ni rien de bas.
La Versification naturelle, les Pensées plutôt neuves &
délicates que brillantes ; le tout ménagé avec cette variété qui
peut rendre ces sortes d’Ouvrages amusans, & souvent relevé
par de petits Morceaux, qui sous un dehors fort simple, cachent
des choses instructives, & qui ne sauroient partir d’un
génie commun. Si l’on vouloit juger du succès de ce petit
Papier, par sa relation naturelle avec le goût de tous les
Hommes, le débit en devroit être prodigieux, & il s’en
vendroit du moins trois ou quatre mille dans le lieu de sa
naissance, où il se trouve du moins huit ou neuf mille personnes
en état de la comprendre, & peut-être d’y trouver quelque
agrément. Par malteur le pauvre Ouvrage se trouve arrêté dans sa
course, par notre aimable esprit d’épargne le est trop cher,
tout le monde s’en plaint ; c’est un vrai brigandage, de
demander jusqu’à un sol pour un quart de Feuille. On a raison dans le fond ; mais ce qui surprend certaines
personnes, c’est que la Quintessence se vend un sol, sans qu’on
y trouve à redire. Dans mon petit particulier je ne m’en étonne
pas. La Quintessence à l’air d’une demi feuille, & quoique
du côté du dos ce soit un traité en blanc, elle a plus d’une
demi-aune de longueur ; par conséquent le Courier n’a qu’à
mettre pavillon bas devant elle, & chercher fortune dans les
Pays étrangers, où il sera mieux payé de ses peines selon toutes
les apparences. Je crois que l’Auteur travaille pour la belle
gloire, & qu’il se contente d’être lu par les
Beaux-Esprits : mais s’il a des vues intéressées, il fera bien
de se mettre à un liard, comme les Derniéres paroles des futurs
Pendus, & comme la Gazette rimée d’Amsterdam. Il est
probable qu’il pourra gagner alors cinquante sols par semaine,
ce qui est bien assez pour l’entretien d’un Auteur.