Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "LXXIX. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\028 (1745), S. 183-189, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2225 [aufgerufen am: ].


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LXXIX. Bagatelle

Du Lundi 6. Février 1719.

Ebene 2► Il n’y a rien de plus comique pour un Homme dont l’esprit est déja formé, que d’entendre la conversation des Jeunes-gens qui ont passé quelques années à l’Université, qui n’y ont rien vu que leur Professeur & leurs Compagnons d’étude. Envain ont-ils de l’esprit infiniment; envain ont-ils fait des progrès considérables dans les Sciences, la Société des honnêtes-gens est un pays inconnu pour eux, ils s’y perdent, & il est presque impossible qu’ils n’y soient ridicules.

Il est bien vrai que les plus sensés d’entr’eux ont entendu dire très souvent, qu’il y a de la pédanterie à parler Latin devant les Dames, & à citer en compagnie Cicéron & Horace ; ils ont cependant un langage qui les fait d’abord [184] connoître. En badinant les uns avec les autres, ils se sont accoutumés à faire une application bizarre de certains termes scientifiques à des choses ordinaires, & insensiblement ils se sont faits à cette extravagante Rhétorique, de façon qu’ils portent toujours leur jargon avec eux, & qu’il leur est impossible de sentir qu’il pourroit bien n’être pas intelligible à certaines gens.

La conversation de ces Messieurs n’est pas moins burlesque par rapport aux matiéres, qu’à l’egard <sic> du stile. Ils ont appris fraîchement un grand nombre de choses, dont autrefois ils n’avoient pas la moindre idée. Leur imagination en a été frappée avec beaucoup de force, elles leur ont paru belles, singuliéres, curieuses au suprême degré, & ils sont persuadés que leurs nouvelles acquisitions doivent faire sur tout le monde les mêmes impressions qu’elles ont faites sur eux-mêmes. Ils vous diront avec beaucoup d’emphase, que le Systême de Copernic est plus vraisemblable que celui de Ptolemée ; & ils vous prouveront par des démonstrations en forme, & d’une grande étendue, qu’il est plus convenable à la constitution générale de l’Univers, que la Terre roule autour du Soleil, que de s’imaginer que cet Astre tourne autour de la Terre.

Allgemeine Erzählung► J’en ai vu un, il n’y a pas longtems, qui se trouvant avec sa Mére & avec ses sœurs, faisoit des efforts merveilleux pour leur faire [185] connoître que l’argent qu’il dépensoit à l’Université, étoit employé comme il faut. Il n’avançoit que des paradoxes, tous ses discours rouloient sur certaines opinions qui doivent paroître impertinentes, & de la derniére absurdité, à tous ceux qui n’ont point d’étude. Quand ses sœurs délibéroient ensemble mûrement sur l’assortiment de certaines couleurs avec le teint & avec l’air du visage, il se moquoit de leur ignorance, & s’efforçoit à démontrer qu’il n’y avoit point de couleur dans les corps, & que c’étoit un simple préjugé du Vulgaire. Les pauvres enfans le regardoient d’un œil étonné, & doutoient beaucoup si leur frére étoit un habile homme ou un grand fou. C’étoit une merveille de l’entendre battre la campagne sur la grandeur des Etoiles, & sur la prodigieuse distance qu’il y a entre notre Terre & elles.

Le misérable marchoit quelquefois exprès, à ce que je crus remarquer, sur les pattes d’une petite chienne pour la faire crier, & pour allarmer sa pauvre cadette. Ce n’étoit pas par malice, mais par vanité ; il ne cherchoit que l’occasion de dire, que la pauvre petite Bête n’avoit senti aucun mal, & que ses cris étoient précisément la même chose, que le bruit que fait une Montre, ou un Tournebroche. Beau champ, comme l’on voit, pour haranguer sur l’Ame des Bêtes, & pour étonner les auditeurs par les subtiles chiméres de Descartes.

[186] La bonne Mére de notre apprentif Philosophe, quoi qu’elle n’entendît rien dans ses doctes discours, l’écoutoit avec extase, charmée des progrès que son cher fils avoit faits en si peu de tems. Elle pensa pourtant se mettre en colère contre lui, lorsque voulant allumer la lampe de son Pot à Thé, elle se fut brûlé les doigts. Toute la consolation qu’elle reçut de notre jeune Savant, ce fut celle de l’entendre décider, qu’il n’y avoit point de chaleur dans le feu, & que la chose étoit démontrée. ◀Allgemeine Erzählung

Je ne rapporte pas ces faits pour chagriner les habitans des Universités, je ne songe pas même à faire rire les autres à leurs dépens. Mon unique but est de leur faire sentir à eux-mêmes la faute qu’ils commettent, & qui dans le fond est si naturelle, qu’elle est presque inévitable. Il est de l’Art de la Conversation comme de toutes les Sciences. On ne sait rien à moins de l’avoir appris ; l’Esprit & le Bon-Sens ne donnent jamais des idées justes des choses sur lesquelles on n’a point réfléchi, & qu’on n’a point considérées de leur véritable côté. Gomment veut-on qu’un Jeune-homme parle, si ce n’est comme il a toujours parlé, & comme il a entendu parler les autres ? La conduite que j’ai dépeinte est ridicule, mais elle ne marque point un fond de ridicule ; & une légére attention suffit à un esprit naturellement juste, pour empêcher ce mal de prendre de profondes racines.

[187] Je connois des Gens d’esprit qui se seront divertis peut-être du portrait que je viens de tracer des Conventions Académiques, & qui se rendent coupables eux-mêmes d’une inconsidération qui répand un grand desagrément dans le commerce de la Vie Civile.

Exemplum► Un Etranger est introduit dans une compagnie, on le reçoit avec politesse, on lui fait un accueil gracieux ; mais après les complimens ordinaires, après certains lieux communs de civilité, on se jette sur des parens, sur des amis, que l’Etranger ne connoit point, & dont il n’a jamais entendu parler. S’il est discret & sensé, il ne se donnera pas les airs de se rendre maître de la conversation. Quand il auroit tout l’esprit imaginable, le voilà condamné à passer pour un niais, puisqu’être un sot, & ne pas desserrer les dents dans une compagnie, sont deux choses que d’ordinaire on confond fort aisément. Mais quoi ! est-il juste de gêner la conversation, & d’en changer le sujet pour l’amour d’un seul nouveau venu ? Sans doute. Si vous voulez qu’on vous croie de l’esprit, vous devez convenir que vos parens & vos amis, ne sont pas les seuls sujets qui puissent vous fournir dequoi parler, & qu’il y en a beaucoup d’autres qui peuvent vous mener au but fixe de la conversation : il faut rendre les autres contens de vous, en les rendant contens d’eux-mêmes. Il est vrai que dans la faute que je viens de relever, il n’y a pas proprement de la pédanterie : [188] il y adu <sic> mauvais sens & de l’indiscrétion. Mais il y a réellement de la pédanterie dans le procédé de certaines Femmes, qui parlent sans cesse en compagnie du tour qu’il faut donner à un demi jour, de la maniére dont il faut placer une corne, &c. Voilà les termes de leur Art, que je suis aussi peu obligé d’entendre qu’elles la Physique, & qui doivent m’exclure de la conversation ; à moins que par une complaisance outrée, je ne me sois fait une étude éfféminée & fade, des noms que porte la prodigieuse quantité d’ajustemens du Beau Sexe. J’ai vu quelquefois les entretiens de cette nature durer des heures entiéres, répandre un air de laideur sur les visages les plus aimables, & être poussés avec la même chaleur dont on traite les sujets les plus importans. ◀Exemplum

Exemplum► J’ai vu entr’autres deux jeunes Demoiselles, après avoir raisonné avec la plus aimable concorde sur des mousquetaires, des falbalas, des attirans, se brouiller sur la couleur d’un ruban, qu’elles avoient vu dans les cheveux d’une de leurs bonnes Amies. L’une soutenoit fort & ferme qu’il étoit couleur de cerise, l’autre qu’il étoit couleur de sang de bœuf ; & après une dispute fort animée, on convint de part & d’autre, qu’on remettroit l’affaire à la décision de quelques Arbitres. Un Jeune-homme, qui avoit été présent à la querelle, & qui àvoit entendu la description variée qu’on avoit faite auparavant de tous les Ajustemens Fémi-[189]nins, se saisit d’un moment de silence, & prenant son chapeau, il demanda à la compagnie si elle ne le trouvoit pas parfaitement bien troussé. Il n’est pas trop grand, comme vous voyez, il n’est pas excessivement petit non plus. Il n’est pas trop relevé à la dragonne, & il n’a pas aussi un air fade & bourgeois. A mon avis, il est précisement fait comme il faut, pour accompagner mon visage ; & si je voulois m’en doner la peine, j’en ferois un éloge magnifique, qui pourroit divertir la compagnie tout au moins pendant deux grosses heures. ◀Exemplum ◀Ebene 2 ◀Ebene 1