La Bagatelle: LXXVIII. Bagatelle
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LXXVIII. Bagatelle
Du Lundi 2. Février 1719.
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Il y a une certaine méthode de juger
d’un Ouvrage d’esprit, qui est généralement pratiquée parmi les
personnes qui ont de l’imagination, quelque étude, &
quelques idées empruntées de la Maniére de bien penser du Pére
Bouhours, sans avoir le talent philosophique de creuser dans la
nature même des choses. Ces sortes de gens fixent uniquement
leur attention sur les pensées, sur les traits brillans qui les
frappent dans un Ouvrage, & ils en calculent le prix par le
nombre de ces traits. C’est là pourtant le mérite superficiel
d’une production de l’esprit. Il y en a d’absolument mauvaises,
qui flatent l’imagination par mille tours heureux &
nouveaux, par une foule de pensées vraies & brillantes en
même tems. Ces tours & ces pensées peuvent n’aller pas au
fait, & la Piéce qu’elles composent peut être
destituée d’art & de bon sens. Pour bien connoître la juste
valeur d’une Piéce de Poësie, par exemple, il faut savoir
démêler le véritable but d’un Auteur, y ramener tout ce qu’il
présente à notre esprit, & lui rendre justice sur les
efforts de raison & d’esprit qu’il a dû faire pour exécuter
son dessein heureusement. Un autre défaut fort ordinaire à ces
sortes de Beaux-Esprits, & qui découle de la même source,
c’est qu’ils ne s’arrêtent qu’à certaines expressions qui
promettent quelque chose de vif ou de délicat, & qu’ils
passent par dessus les termes, de la simplicité desquels ils
n’attendent rien de merveilleux. Par-là ils se privent souvent
du plaisir que doit produire dans l’ame, le sentiment de la
premiére des beautés en matière d’écrire. Un Esprit supérieure
se sert souvent de ce dehors uni, pour y envelopper les plus
grandes & les plus nobles vérités, ou pour faire naître dans
l’ame des Lecteurs une foule d’idées qui s’étendent bien au-delà
des expressions. C’est là une beauté d’autant plus grande, &
plus estimable, qu’elle tire principalement son éclat de la
Raison, qui est le caractère le plus distinctif de l’excellence
de notre Etre. Voici comme Scarron parle dans une de ses Epîtres
à une Reine de France, sa Bienfaitrice. Si un Bel-Esprit
daigne réfléchir un moment sur ce débaut, il en trouvera
l’expression assez plaisante, & digne d’un homme qui s’est
familiarisé avec le stile burlesque. Peut être même que Scarron
seul lui paroîtra excusable, en se servant de termes si peu
respectueux à l’égard d’une grande Princesse, & qu’il auroit
de la peine à pardonner à tout autre, de donner à une Reine le
titre de bonne Femme. Mais si l’on veut y prêter un peu
d’attention, on sentira sans doute, que notre Poëte Comique a si
bien employé dans cette occasion, la simplicité, & même la
rusticité apparente des termes, qu’il n’est pas possible qu’un
éloge plus flateur puisse résulter d’un amas choisi
d’expressions magnifiques & pompeuses, & du ménagement
le plus artificieux de certains tours délicats & indirects.
Je ne crois pas faire ici le Commentateur. Scarron pensoit,
& il savoit louêr ; plusieurs endroits de ses Ouvrages en
sont de sûrs garans. Qu’il me soit permis de développer sa
pensée, telle que je la conçois. La bonté est certainement la
qualité la plus aimable, la vertu la plus intéressante dont
l’ame humaine soit susceptible ; c’est le plus fort lien de la
Société ; elle est digne d’être chérie, &
admirée dans quelque sujet qu’elle se rencontre <sic> Tous
les hommes, à moins que d’être des monstres, en ont quelques
semences dans le cœur ; mais elles sont étouffées par une
prospérité suivie, qui éloignant de l’ame de certains Mortels
trop fortunés, l’idée de la misére, les empêche de songer à
cette disposition du cœur qu’on appelle compassion, & qui a
une relation si naturelle avec les malheurs d’autrui. Cette
disposition s’amortit faute d’exercice, & une affreuse
dureté en prend bien souvent la place. Il en arrive tout
autrement, quand on est assez heureux pour avoir une idée de la
misére par sa propre expérience ; car il est certain qu’on
approche des devoirs de l’humanité, à mesure qu’on sent le
besoin que l’on a du secours des autres Hommes. Un misérable ne
trouve presque jamais un secour plus sûr, qu’auprès de ceux qui
sont presque aussi misérables que lui. On voit quelquefois un
pauvre Artisan, partager noblement un Pain unique, entre sa
propre famille, & celle d’un Voisin qui se voit hors d’état
de nourrir ses enfans. D’où procède cette étonnante Charité ? Le
pauvre Bienfaiteur se souvient d’avoir senti de la maniére la
plus vive, le plaisir d’être soulagé dans la plus pressante
disette ; la même nécéssité le talonne peut-être ; il se met
avec facilité à la place de son Voisin. Il n’en est pas de même
d’une Personne endormie dans les bras de la
prosperité. Comment voulez vous qu’au milieu du plus rude hiver,
bien couvert, bien nourri, elle puisse s’imaginer qu’il fasse
froid ? Comment sentira-t-elle que la faim, qu’elle regarde
comme le bien le plus desirable, puisse causer le moindre
chagrin à un autre ? Elle n’a pas une imagination assez forte
pour cela. Le moyen que la riche Cléanthis voie d’un œil de
pitié son proche parent, honnête homme, homme de bien,
s’abaisser à la profession la plus basse pour se garantir de la
nécessité ? Son ame est si remplie de ses plaisirs & de ses
commodités, qu’il n’y a pas le moindre vuide <sic> pour
des sentimens douloureux. Son perroquet est revenu d’une
indisposition dangereuse, sa petite chienne se porte bien, de
quoi voulez vous qu’elle se mette en peine ? Cependant Cléanthis
& ses semblables, vivent au milieu de toutes sortes de
personnes ; des gens malheureux s’offrent quelquefois à leurs
yeux ils les entendent dépeindre leur triste situation, par les
expressions les plus pathétiques, & par ces tons pénétrans
que la Nature prodigue à chaque passion. Il n’est pas tout à
fait impossible qu’ils n’ayent une légère idée de la misére,
& que le principe de bonté qui se trouve au fond de leur
cœur, ne le réveille de tems en tems, & ne se fasse jour au
travers de mille sentimens délicieux qui l’étouffent. Mais il
n’est guéres faisable qu’une Créature formée exprès
pour occuper un Trône, à laquelle tout ce qui l’environne
démontre presque qu’elle est paîtrie d’un autre limon que nous,
& qu’elle n’a aucune relation avec l’humanité, soit
susceptible de cette aimable foiblesse qu’on appelle Compassion.
Une Reine entendant dire un jour que plusieurs Pauvres mouroient
de faim : Mais ils sont foux, dit elle ; que ne mangent-ils du
pain & du fromage ? cela vaudroit mieux encore, que de
mourir d’une maniére si malheureuse. La pauvre Dame croyoit
impossible qu’il y eût des hommes qui n’eussent pas à discretion
du moins les alimens les plus communs, & qu’on ne périssoit
de faim que faute de perdreaux ou d’ortolans. Rien de plus
naturel. Entre sa situation & la dernière misére, il y a une
si grande distance, qu’il est difficile d’aller de la pensée de
l’une à l’autre. On pourroit appliquer avec justesse à la
Charité, ce qu’Ovide dit de l’Amour. Quel fond de sentimens humains
ne doit donc pas avoir une Reine qui mérite le titre de Bonne
Femme ? Quels efforts de Raison ne doit elle pas faire, pour
tenir éveillé ce noble principe de bonté, que tout ce qu’elle
voit autour d’elle s’efforce à endormir ? En vérité, si la Vertu doit être estimée à proportion du travail
qu’on emploie pour l’acquérir ; si le prix du Mérite, & sa
difficulté, sont dans une exacte proportion ; la Vertu de tout
un Peuple n’est rien en comparaison de celle d’un Souverain qui
est susceptible d’humanité ; & le titre seul de bonne Femme,
valoit la pension que Scarron tiroit de la Reine de la France.
Citation/Motto
Grande Reine, ma chére Dame,
Vraiement vous êtes bonne Femme.
Citation/Motto
Non bene conveniunt, nee in una sede morantur,
Majestas & amor.