Citation: Justus Van Effen (Ed.): "LXXV. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\024 (1745), pp. 156-162, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2221 [last accessed: ].


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LXXV. Bagatelle

Du Lundi 23. Janvier 1719.

Level 2► Metatextuality► Je n’ai pas le tems aujourd’hui, Ami Lecteur, de vous donner quelque chose de ma façon mais franchement je crois que vous y gagnerez. Je ne ferai que traduire en votre faveur, un petit Discours allégorique, touchant la Poësie Pastorale, qui, à mon avis, en développe parfaitement bien le caractère. Vous en jugerez. ◀Metatextuality

Level 3► Allegorie► Une des plus agréables Vallées de l’Arcadie, étoit autrefois le séjour du sage Ménalque, qui, par sa vertu & par ses richesses, s’étoit acquis une espéce de Royauté naturelle sur les autres Pasteurs. Comme il prétendoit tirer son origine du Dieu Pan, il se faisoit un devoir de s’attacher exactement aux regles de la Vie [157] Pastorale, qu’on avoit observées dans l’Age d’Or. Son Enfant unique étoit Amarillis, dont la beauté réguliére, & l’air aisé, il n’y avoient rien tiré de l’Art, & dévoient tout à la Nature. Elevée à la campagne, elle avoit dans ses regards une pudeur extrêmement timide ; & quoique sa voix fût d’une douceur insinuante, il y avoit pourtant quelque chose de rustique ; mais cette légére rusticité, étoit plutôt un charme accessoire qu’un desagrément. Mille Bergers de tous les hameaux d’alentour avoient soupiré pour elle ; mais ils avoient été obligées de s’adresser à des Beautés plus faciles, par la résolution que Ménalque avoit prise de ne donner sa Fille qu’à un Epoux dévoué aux mœurs anciennes de l’Arcadie. Il avoit en sa possession un moyen propre à découvrir quel Amant étoit le plus digne de cette aimable Bergére : c’étoit une flûte d’une forme antique, dont un Faune lui avoit fait présent, & dont peu de personnes savoient tirer d’heureux sons.

Le vieux Pasteur fit publier un jour dans tous les hameaux voisins, qu’il alloit faire l’épreuve de la flûte ; & d’abord la belle Jeunesse Arcadienne, accourut pour disputer un prix si considérable, sans en être détourné par les suplices dont Ménalque menaçoit les vaincus. L’endroit où cette épreuve devoit se faire, étoit une Grotte spacieuse, entourée d’un pré fleuri, où un ruisseau serpentoit par [158] cent détours irréguliers. Un trône de moussé & de gazon couvert d’un dais de verdure, y étoit préparé pour le Pére & pour la Fille. Elle s’y fit voir le jour marqué, avec cette simplicité de parure qui semble disparoître aux yeux, pour faire paroître avec plus d’avantage les charmes qu’elle reléve. Elle tenoit sa houlette d’une main & de l’autre la flûte dé laquelle dépendoit sa destinée.

D’abord on vit aprocher avec un air de confiance, un Jeune-homme délicat, mais gracieux, galant, & couvert du plus riche habit qu’on eût jamais vu dans l’Arcadie. Il est vrai que sa veste étoit de la même façon que celle des Bergers ordinaires, mais elle étoit couverte de tant dé broderie, chargée de tant de diamans, que les yeux éblouis n’avoient pas le tems d’en examiner la forme. Des plumes flotoient sur sa tête, & le fer de sa houlette étoit doré, & orné d’une touffe de rubans. Après avoir fait galamment trois révérences en avançant vers le trône, il dit à la Bergére d’un air précieux :

Citation/Motto► Pourquoi sur tes attraits consulter les Fontaines ?

Bergere, que ce soin ne t’inquiéte pas ;
Les pleurs de nos Bergers, leurs tourmens & leurs peines,
Te font assez connoître tes appas1 ◀Citation/Motto

La Nymphre, qui n’avoit jamais entendu un compliment si poli, ne sachant qu’y répondre, [159] se contenta de lui présenter la fatale flûte. Il l’emboucha aussi-tôt, & se mit à jouer un air embelli de tant de cadences, & de tant de roulemens, que les Bergers & les Bergéres, qui s’étoient appareillés pour faire une contre-danse, resterent court, ne pouvant suivre des accods si difficiles. Là-dessus Ménalque, indigné de la politesse & de l’habileté de ce faux Pasteur, ordonna qu’on le dépouillât de sa riche mascarade, & qu’on l’envoyat pour un an au Village, servir les Bergers, pour s’y défaire de ses maniéres de Cour.

Cette sentence réjouit beaucoup le second qui osa se présenter. Il étoit couvert d’une peau de mouton, ses cheveux étoient pendans, sa barbe négligée, sa démarche grossiére. Voici comme il complimenta Amarillis.

Citation/Motto► J’ai baisé ce matin deux agneaux : Mais je gage
Que tes baisers me plairont davantage. ◀Citation/Motto

Pour toute réponse, l’aimable Bergére lui lança un regard méprisant, & lui tendit la flûte. Il la lui arracha des mains, & l’ayant fait resonner avec peine, il en tira des sons rudes & si discordans, qu’il eut mis toute l’assemblée en suite, si Ménalque ne lui eût imposé silence, pour le réleguer dans les plus stériles lieux de l’Arcadie, afin d’y tenir compagnie à ses Porchers.

[160] Le troisiéme qui se mit sur les rangs, étoit un gêné dans ses habits de Pasteur, qu’il avoit de la peine à se mouvoir. Il s’approcha pourtant d’un air Mélancolique & rêveur, & après avoir salué la Nymphe, avec un respect si cérémonieux qu’elle en fut toute confuse, il lui tint ce langage.

Citation/Motto► Quand vous chargez, Divine Amarillis,

Vos cheveux blonds de roses & de lys,

Comme la Reine d’Amathonte :

C’est moins pour vous parer, que pour leur faire honte. ◀Citation/Motto

La Bergére ne repliqua pas à ce beau discours, parce qu’elle n’y comprenoit rien. Elle songea seulement à prêter attention aux accords de son Amant, qui se trouvérent si travaillés, si savans, & si bizarres, que tous les assistans en furent étonnés, sans en être divertis. Envain le Galant allègue-t-il que cet air est un chef-d’œuvre de Musique, composé par le plus habile Maître de l’Hespérie, son juge s’obstine à ne s’en rapporter qu’à son oreille & à son cœur. Voyant pourtant que le Musicien étoit un étranger, il eut compassion de lui, & il ordonna seulement qu’on le mit en apprentissage chez un vieux Berger, pour s’y faire au langage & au stile du Pays.

On vit paroître enfin à l’entrée de la Grotte le jeune Alexis, le plus beau, & le plus [161] adroit de tous les Pasteurs de la Contrée. Son habit étoit simple & uni, mais d’une grande propreté ; & tout ce qui distinguoit son ajustement, étoit les couleurs de sa Maîtresse qu’il portoit à son chapeau. Amarillis, qui l’aimoit en secret, rougit à son aproche ; & lors qu’elle lui tendit la flûte, ils tremblérent tous deux, ils soupirérent, mais ils ne purent parler ni l’un ni l’autre. Un tendre regard échappé à la Bergére, ayant rempli Alexis de courage & de confiance, il se mit à jouer un air si doux, si naturel, si mélodieux, quoiqu’un peu irrégulier, que toute la Jeunesse par un mouvement involontaire se prit par la main pour danser ; & plusieurs Vieillards assurérent, que souvent pendant la nuit ils avoient entendu une pareille musique, que leur imagination attribuoit aux Divinités des Bois. Le bon Ménalque, encore plus charmé que les autres, abandonna précipitamment son siége. Il embrassa l’aimable Alexis, se présenta à sa chére Fille, l’Epoux que le Ciel lui avoit destiné. Ce qui excita les applaudissemens de toute l’Assemblée.

Ils furent interrompus par l’apparition subite d’un Homme d’un regard farouche, qui s’étant fait brusquement un partage au travers des Bergers, se présenta tout d’un coup au milieu de la Grotte. Sa tête étoit couronnée de jonc. Il tenoit une ligne à la main, & son dos étoit chargé d’un panier. Derrière lui [162] marchoit un malheureux Garçon, tout trempé d’eau, qui portoit quelques huitres choisies, dont son Maître vouloit faire présent à Amarillis. Lorsque ce dégoûtant personnage les eût prises pour les offrir à la Nymphe, il lui dit d’une voix rauque, qu’il avoit un commerce très familier avec les Néréides, & un droit fort étendu sur les Veaux Marins ; & qu’il lui conseilloit de quitter les Campagnes de l’Arcadie pour aller habiter avec lui sur le rivage de la Mer.

Cette impertinente invitation fut reçue avec une grande huée, mêlée de menaces contre ce Pêcheur. On le chassa comme un ennemi de la Patrie, & il fut bien-heureux de regagner sa cabane, que ni lui ni ses descendans n’ont jamais quitée depuis, pour se mêler parmi les Pasteurs.

Pour Alexis & sa Bergére, ils jouirent ensemble d’une vie longue, paisible, heureuse ; & tous les Habitans des Vallées agréables de l’Arcadie, se soumirent avec plaisir à leur Gouvernement. Il n’y a pas d’apparence qu’ils ayent laissé une postérité nombreuse, quoiqu’il y ait eu dans tous les Siècles, & même dans le nôtre, plusieurs Bergers qui prétendoient en tirer leur origine : mais, à mon avis, il n’y en a qu’un fort petit nombre dont les preuves ayent été incontestables. ◀Allegorie ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1

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