La Bagatelle: LXXIII. Bagatelle
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LXXIII. Bagatelle
Du Lundi 16. Janvier 1719.
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J’ai soutenu à la fin de ma XXXV.
Bagatelle, que le Professorat Héréditaire étoit aussi
raisonnable que le Droit Héréditaire de Régner. Je le soutiens
encore, & j’ose même étendre ce paradoxe jusqu’aux Médecins,
aux Avocats, aux Juges, aux Conseillers, & sur-tout
jusqu’aux Ministres de l’Evangile. Les réflexions que j’ai
faites sur la Royauté Héréditaire, & qu’on n’a qu’à relire,
doivent avoir détruit suffisamment le préjugé que la Coutume
peut avoir introduit à cet égard dans l’imagination des
Lecteurs. S’ils n’en sont pas encore entiérement délivrés,
qu’ils considérent avec moi, que dans quelques Républiques
mêmes, les Nobles ont un Droit Héréditaire au Gouvernement d’un
Etat, & qu’ils gouvernent à peindre, quand ils seroient nés
les plus stupides des Hommes, & que toutes leurs lumiéres
acquises consisteroient à savoir monter une haridelle, &
tuer un liévre ou une perdrix. Le Ciel illumine, d’une façon
toute particulière, l’entendement de ceux qu’il éléve aux
grandes Charges. C’est une Sentence mémorable, que prononça le
Cardinal de Richelieu, lorsque certains Juges, à
sa recommandation, eurent condamné à mort un Maréchal de France
qui n’avoit pas fait, de l’aveu même de ce grand Ministre,
dequoi foueter un Page. Je prévois une foule d’objections qu’on
pourra faire contre la particularité du sentiment que, j’ai
résolu de défendre ; mais pour couper court à toutes les
difficultés, je me servirai de la même forme d’argumens que j’ai
employée pour appuyer la Royauté Héréditaire. Il n’y a que deux
moyens de remplir les Chaires Pofessorales, la Succession ou le
Choix ; & si je prouve que le prémier est sujet à moins
d’inconvéniens que le second, il est certain qu’il doit être
préféré, puisqu’il n’y a point d’autre parti à prendre. Pour que
l’Election fût de quelque utilité, il faudroit que ceux qui ont
le droit d’élire les Professeurs, fussent en état de bien juger
de la capacité de ceux qui se présentent pour remplir un Emploi
si important. Ce n’est pas tout, & voici le grand point. Les
Electeurs ne devroient peser que le mérite, & il faudroit
que dans leurs balances la faveur ne fût d’aucun poids. Voilà
mon Lecteur au fait, & cela suffit ; la matiére est un peu
délicate. Je dirai seulement, que ce qui me paroit drolle, c’est
qu’en se choisissant un Cordonnier, un Homme de distinction
n’examine pas si Jean ou Pierre est fils ou cousin de sa
nourrice, mais si les soulliers qu’il fait sont bons & bien
tournés. Si on lui demande pourquoi il ne
favorise pas le fils de la bonne Femme, il répondra qu’il est de
son intérêt d’être bien chauffé, & qu’il donnera volontiers
sa pratique à Pierre, quand il saura son métier aussi bien que
Nicolas. Mais que m’importe à moi qui vous parle, si l’on forme
comme il faut l’Esprit & la raison d’une Jeunesse qui doit
être un jour le soutien de ma Patrie. On voit assez qu’il n’y a
rien là-dedans, qui vaille mieux que dans le Professorat
successif, où je trouve encore cet avantage considérable, qu’il
suffit qu’il y ait eu un seul habile homme dans une Maison
professorale, pour que le descendant le moins habile puisse
faire d’excellentes leçons à ses Ecoliers, en leur lisant les
manuscrits de son Aieul. Les Hommes ont déja vu un établissement
pareil, par rapport à la Médecine dans les descendans
d’Hypocrate. Ils pouvoient être fort habiles gens sans étude, en
faveur des recettes de leur pére ; comme les Avocats
héréditaires pourroient passer pour grands Jurisconsultes, en
mettant en œuvre les avis de leurs ancêtres, & les Ministres
en préchant les sermons de la famille. Dans nos jours mêmes, les
Avocats & les Médecins, à cela près qu’ils ne profitent pas
généralement des lumiéres de leurs nieux, sont à peu près dans
le cas de la Succession. Pour être Avocat ou Médecin, il suffit d’avoir retenu à l’Université, une vingtaine de
termes de la Latinité qu’on avoit ramassés aux Classes ; d’avoir
appris par cœur un petit nombre de définitions, & de payer
une centaine d’écus : c’est une affaire faite, on a acquis, par
les voies les plus légitimes, un droit absolu sur les biens ou
sur la vie de ses Concitoyens. Pour les Ministres, me dira-t-on,
ils n’obtiennent le droit de prêcher, que par un examen qui
n’est pas comme celui des Médecins & des Jurisconsultes, un
examen d’espéces, mais de talens. Je le sai ; mais il seroit bon
très souvent, que ceux qui font cet examen, n’eussent pas été
examinés dans leur jeunesse par des Examinateurs fort ignorans.
Du moins est-il certain, que c’est par Election que les
Prédicateurs sont établis dans leurs Eglises. Mais juste Ciel,
quelle Election ! Ce sont pourtant ces Messieurs qui décident
presque de la conduite de tout un Peuple, dont ils gouvernent le
cœur par leur autorité, & dont ils peuvent faire d’honnêtes
Gens & de bon Sujets. Il est donc de la derniére importance,
que cette Charge ne soit donné qu’à des Personnes éclairées
& vertueuses. C’est en vain qu’ils expliquent avec méthode
& avec solidité les Préceptes de l’Evangile, s’ils ne font
pas voir par leur conduite qu’ils parlent sérieusement. Mais ce
n’est pas par le moyen de l’Election qu’on parviendra à ne
confier le soin des Ames qu’à de semblables
caractères. Il faudroit pour cet effet entrer dans un détail de
soins, d’attentions & de dépenses pour la Jeunesse qu’on
destine à cet éminent Emploi, détail ou l’on n’entrera jamais.
Bâtissons ici un petit Plan, qu’il seroit peut-être utile de
suivre, pour produire un effet si salutaire ; & voyons si,
comme les Hommes sont faits, l’exécution n’en doit pas être
estimée impossible. On choisit de toute une Nation un nombre
suffisant de Personnes sages & sensées, pour avoir
inspection sur le caractère & sur la conduite des
Jeunes-gens qu’on destine au Ministère. C’est à ces Directeurs
que les Parens doivent présenter ces Jeunes-gens, avant qu’ils
soient entrés encore dans la carrière de leurs Etudes. On les
examine avec la derniére attention ; on s’efforce à connoître
non seulement si leur esprit a les dispositions nécessaires,
mais encore s’ils ont la noble ambition de vouloir se
distinguer, s’ils ont des sentimens desintéressés &
généreux, & sur-tout s’ils ont assez de magnanimité pour
céder à la Raison. Ceux en qui l’on trouve ces heureuses
semences, sont tirés de leur famille & placés dans un
Séminaire ; ce qui sur-tout, est de la derniére utilité pour
ceux qui ont le malheur d’être nés de Parens grossiers &
sans éducation, chez lesquels ils ne pourroient se former qu’à la niaiserie & aux préjugés Populaires.
Ces Directeurs qui jouissent de pensions considérables, sont
obligés de demeurer dans le même Seminaire, pour être toujours à
portée d’entrer dans le détail de la conduite de cette Jeunesse,
à laquelle ils accorderont assez de liberté, pour pouvoir juger
par ses actions des véritables principes qui la font agir. Ils
connivent avec humanité à de simples foiblesses, à de petites
folies qui naissent de la vivacité d’un âge livré à
l’imagination ; mais ils exercent la dernière sévérité contre la
noirceur de l’Envie, la férocité de la Haine, la bassesse de
l’Esprit persécuteur, en un mot contre tout ce qui caracérise
une Ame vile & farouche ; & après plusieurs rechutes,
ils envoient à la Guerre, ou au Labourage, des gens absolument
indignes de la Charge à laquelle ils ont l’audace d’aspirer. Ce
n’est qu’après un examen des plus rigoureux, tant des Mœurs que
des Etudes qu’un Ecolier peut sortir de ce Seminaire pour aller
briguer le petit collet & le manteau. Si des personnes
élevées ainsi, étoient les Pasteurs de l’Eglise, si elles se
trouvoient à la tête des Consistoires, on ne verroit guère un
Homme de cette Robe, faire des brigues infames en faveur d’un
Collégue ignorant, pour se conserver la gloire d’être le premier
Prédicateur de toute une Ville. On ne le verroit pas remuer Ciel
& Terre, pour faire exclure un Ministre habile
& vertueux, parce qu’il est ou qu’il n’est pas pour la Grace
particulière. Enfin on ne verroit pas les vénérables Conciles,
couler le moucheron & avaler le chameau, passer légérement
sur le Crime, & attaquer avec fureur ce qu’il leur plait de
dénigrer sous le titre odieux d’Hérésie. J’ai donné dans un
commerce scandaleux avec ma Servante ; j’ai calomnié mon
Collégue, je l’ai traité de Spinosiste ; en plein jour on ma vu
ivre dans les rues ; mais je suis Orthodoxe, & je n’ai
jamais rien approfondi. Voilà une apologie qui manque rarement
de faire absoudre un Pasteur à pur & à plein.