La Bagatelle: LXXII. Bagatelle

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LXXII. Bagatelle

Du Jeudi 12. Janvier 1719.

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Metatextualität

En lisant la Phédre de Pradon, j’y ai trouvé un passage qui dépeint excellemment bien, à mon avis, le caractère de ces Coquettes qu’on aime par indifférence, & que l’orgueil porte aux derniers excès. C’est Phédre qui parle à Aricie.

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Zitat/Motto

Hélas! Je me croyois plus superbe & plus fiére, De la race des Dieux, Fille de la Lumiére,
Avec dédain j’ai vu des Rois humiliés
En la Cour de Minos soupirer à mes piés. Mais Dieux ! nous méprisons les conquêtes faciles, Nous voulons ébranler les cœurs les plus tranquiles ; Et c’est le piége adroit, où l’Amour nous surprend, Quand il arme nos yeux contre un indifférent. Par orgueil on veut vaincre, on s’attache, on s’oublie: En voulant l’attendrir on se trouve attendrie ; Notre feinte commence à nous abandonner, Et l’on prend de l’amour, lorsqu’on croit en donner.
Mais laissons-là pour le présent le caractère méprisable de la Coquetterie, & disons un mot d’un sujet qui a beaucoup de relation avec elle. Parlons de certains Amans nés tristes, sombres, atrabilaires, qui sont portés plutôt par une espéce d’indisposition, que par un mauvais cœur, ou par un esprit mal fait, à se rendre eux-mêmes malheureux, & à envelopper dans leur malheur les objets de leur plus vive tendresse. Ces tempéramens bilieux & mélancoliques, sont infiniment plus enclins à l’amour que les tempéramens sanguins & enjoués. Ils passent d’ordinaire une grande partie de leur vie à être successivement les Bourreaux d’une vingtaine de Maïtresses; ils ne sont pas proprement sujets à l’inconstance, mais leur façon d‘aimer les entraîne nécessairement dans des brouilleries, auxquelles l’amour le plus fort & le plus passionné ne sauroit résister à la fin. Ces malheureuses victimes de leur constitution & de leurs tendresses trouvent de la coquetterie par-tout. Ils peuvent avoir du raisonnement quand ils sont dans une situation traquile, mais ce sont les gens du monde qui raisonnent le plus de travers dès qu’une aimable Personne a le malheur de leur plaire. Ils font un assemblage de mille probabilités les plus minces, & qui n’ont aucune relation ensemble, pour faire de tout ce fatras, le principe des jugemens injurieux qu’ils font de l’Objet de leur passion. Hier Céliméne a regardé fiérement un honnête-homme qui parloit, aujourd’hui elle l’a nommé deux ou trois fois ; une demi heure après elle est tombée dans un moment de mélancolie ; elle l’aime, il n’en faut pas douter. Mais cet honnête-homme est l’Amant déclaré d’une Amie de Céliméne, il lui marque la passion la plus vive & la plus sincére ; la mére, les sœurs de cette Amie sont instruites de ce commerce ; Céliméne n’a jamais pour lui que cette attention qu’on doit à tout homme de mérite ; devant ce rival imaginaire, elle ne se fait pas une peine de se montrer sensible aux douceurs & aux caresses de son Jaloux. N’importe, toute cette compagnie s ‘est donné le mot pour duper un Amant crédule ; il y a de la possibilité, & la simple possibilité sert de démonstration à un esprit déchiré par la jalousie. Si un Amant de ce déplorable caractère se trouve en compagnie avec sa Belle, il est mal satisfait dès qu’elle détourne les yeux un seul instant de dessus lui ; elle ne fait rien de machinal ; un geste, un regard, tout est mistérieux, tout est significatif ; elle ne sauroit rire sans commettre une infidélité ; dans toutes ses actions, dans toutes ses paroles il trouve une suite continuelle de fourberies les plus rafinées. Il est certain qu’un tel homme est plutôt digne de pitié, que de haine ou de mépris. Dans sa situation naturelle il peut être parfaitement honnête homme, tendre , raisonnable, éclairé, éloigné d’une humeur soupçonneuse ; il peut avoir dans le fond une véritable estime pour sa Maîtresse ; ses soupçons injustes & ridicules ne sont que des vapeurs passagéres, dont sa bile échauffée par l’amour, ostusque son cerveau ; il n’est pas difficile même de le guérir de ses foiblesses. Une perfonne qui le trouve, à son extravagance près, digne de sa tendresse, ne doit point le brusquer ; elle doit écouter ses plaintes avec douceur, avec bonté ; lui expliquer avec complaisance & sans réserve, les véritables motifs des paroles & des adtions qui ont pu allarmer la délicatesse de son Amant ; elle doit éviter avec soin tout ce qui peut lui paroître mistérieux & équivoque ; en un mot, elle se conduira prudemment, en faisant tous ses efforts pour lui donner une grande idée de sa candeur ; & quand par ces maniéres elle aura réussi à s’attirer de de sa part une confiance entiére, il est naturel de croire qu’elle trouvera dans la possession d’un cœur bien placé, dequoi se dédommager de ses peines & de ses attentions.

Metatextualität

Il me paroit que la situation malheureuse d’un cœur jaloux, est assez bien caractérisée dans la Parodie suivante de ce Vers d’Ovide.

Zitat/Motto

Res est solliciti plena timorois amor.
Un amour violent n’est jamais sans frayeurs.

Zitat/Motto

Je sai qu’Iris m’accorde une tendresse extrême : Soyez-en les témoins, momens, heureux momens,
Momens remplis d’appas, choisis par l’Amour même. Momens envain cherchés par mille autres Amans !
Et cependant, fondé sur la moindre chimére,
Je crains que mon Iris, inconstante & légére,
Au mépris de mes feux n’aspire à d’autres cœurs.
Si tu connus jamais une vive tendresse,
Juge de mon amour, Iris, par ma foiblesse :
Un amour violent n’est jamais sans frayeurs. Tout ce que dit Iris m’est un sujet de crainte :
Blâme-t-elle d’Arcas le cœur fier & brutal.
Je dis, rusée Iris, nous comprenons ta feinte,
Tu veux cacher tes feux , mais tu les caches mal. Prise-t-elle d ‘Arcas la taille avantageuse .
Son adresse, son air ; je l ‘en crois amoureuse,
Et ma raison se livre aux plus noires vapeurs.
Pardonne, aimable Iris, à ma flamme trop vive ;
L’excès de mon amour rend ma faute excessive :
Un amour violent n’est jamais sans frayeurs. Pousse-t-elle un soupir ; un soupçon peu solide, D’un effet de plaisir fait un effet d’effroi.
Tu me donnes la mort, dis-je, soupir perfide
Qu’on pousse devant moi pour un autre que moi. Et quand je vois Iris enjouée & badine, Sa belle humeur me met dans une humeur chagrine ; Tous ses plaisirs pour moi sont d’amères douleurs.
Non, tu ne m’aimes point, dis-je en soupqons fertile.
Iris, si tu m’aimois, tu serois moins tranquile :
Un amour violent n ‘est jamais sans frayeurs. J’en reçus l’autre jour un baifer doux & tendre,
Baiser tel que Vénus en donne à ses Amans :
De quel Maître en Amour, dis-je, peut-elle apprendre.
Des baifers, que l’Art seul peut rendre si charmans ? Quand Iris, refusant un bien qu’elle souhaite,
Par sa molle défense aspire à sa conquête,
Je crois qu’Arcas sans peine en obtient des faveurs
De mes jaloux transports, malheureuse victime,
J ‘aime trop mon Iris, & c’est-là tout mon crime :
Un amour violent n’est jamais sans frayeurs. Mais quelle fut ma peur, Dieux ! encore j’en tremble,
Quand je vis un Berger, un Berger dans ses bras,
Quels ravissans plaisirs goûtérent-ils ensemble !
Il embrassoit Iris, elle embrassoit Lycas. Mais ridicule effet d’une aveugle colére,
Je ne reconnus point Lycas, Lycas son frére. Qui recevoit d’Iris d’Innocentes faveurs.
Si tu connus jamais une vive tendresse,
Iris, de mon amour juge par ma foiblesse :
Un amour violent n’est jamais sans frayeurs.
Encore une petite réflexion sur la Jalousie. Comme une pincée de Coquetterie bien délicate, relève les charmes d’une Femme, une petite pincée de Jalousie bien ménagée, donne un grand relief à l ‘amour. Un homme qui n’en a point-du tout, ne doit pas tant sa sécurite à la profonde estime qu‘il a pour sa Maitresse, qu’à une sotte stupidité, ou à une extravagante opinion qu’il a de son propre mérite. Il est naturel de craindre la perte d’un bien qu’on croit d’une grande valeur, & c’est estimer réellement, que d’être jaloux avec sobriété. D’ailleurs, l’amour trouve d’ordinaire son tombeau dans un repos trop suivi, & il ne subsiste long-tems que lorsqu’il est nourri, pour ainsi dire, par certains troubles, par de petites inquiétudes, qui font paroître plus agréable & plus touchant, le calme qui leur succéde.