Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "LXX. Bagatelle", en: La Bagatelle, Vol.2\019 (1745), pp. 124-130, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2216 [consultado el: ].


Nivel 1►

LXX. Bagatelle.

Du Jeudi 5. Janvier 1719.

Nivel 2► En causant un de ces jours avec une fort jeune Demoiselle, en qui il étoit facile de découvrir tous les principes d’un mérite véritable, la conversation tomba insensiblement sur certains termes de la Langue Françoise, dont on se sert pour distinguer la différence [125] des Caractères. Elle me demanda, pourquoi un Homme se fait un honneur d’être appelle Galant-Homme, dans le tems qu’une Personne de l’autre Sexe, s’offense du titre de Femme Galante. Je n’avois rien à lui alléguer, que la bizarrerie de l’Usage, qui n’exprime, par le terme de Galant-Homme, qu’un Homme du monde, qui a de la politesse & des maniéres aimables ; & qui par le titre de Femme Galante, a trouvé bon de pallier les défauts d’une Femme qui a des Galans, avec lesquels elle ne reste pas dans les bornes étroites d’une innocente tendresse. Il y a de la différence pourtant, continuai-je, entre une Femme Galante, & une Débauchée de profession. La prémière sacrifie sa réputation au penchant qu’elle a pour l’amour ; elle peut avoir de la fidélité pour son Amant, & à son défaut favori près, peut être une Personne estimable. Pour la seconde, à qui des gens grossiers donnent quelquefois un nom, plus significatif, mais plus impoli, c’est une Personne infame, qui vit des revenus de ses agrémens, & qui fait un trafic honteux de ses charmes. J’entens, me répondit cette aimable Enfant°: Une Femme Galante est apparemment ce qu’on appelle aussi une Coquette. Il est vrai, lui répondis-je, que bien des gens qui n’ont pas étudié, comme il faut, la propriété des mots, confondent ces expressions, qui ne laissent pas d’avoir un sens très distinct. Le terme de Coquette ne désigne pas [126] proprement une Femme vicieuse ; on peut l’appliquer à des Personnes qui vivent dans les régles les plus exactes du devoir ; mais qui ne négligent rien pour satisfaire leur vanité, en se faisant une grosse cour d’Adorateurs. Il y a deux sortes de Coquettes. Les unes ont le cœur véritablement tendre, elles sont susceptibles d’estime & d’amour pour un Homme de mérite ; mais elles ne se contente <sic> pas d’un cœur bien placé, elles veulent charmer tout le monde, & voient avec un souverain dépit un seul cœur qui échappe à leur empire. Les autres sont incapables d’aimer, elles adorent leurs propres charmes, leur seul orgueil est la source de leurs minauderies, & de leurs petits airs agaçans. Tant quelles sont jeunes & belles, elles n’ont pas le loisir de sentir les impressions de la Nature, qui ne se déclare souvent chez elles, que lorsque leur orgueil est privé de leur nourriture ordinaire, & que leur beauté flétrie par les années, fait déserter la plupart de leur Idolâtres. En un mot, une Coquette est précisément le contraire d’une Prude. L’une cache un cœur parfaitement sage sous des dehors galans°; au-lieu que bien souvent l’autre pallie un panchant invincible vers la tendresse, sous l’extérieur étudié de la plus austére Vertu.

Après que ce discours eut fait rêver pendant quelques momens la jeune Demoiselle, elle rompit le silence d’un petit air fin, pour me dire, qu’à ce compte-là, il n’y avoit pas [127] grand mal à être Coquette, & qu’il devoit y avoir beaucoup agrément à faire un pareil usage de ses charmes. Je ne trouve pas étonnant, lui repartis-je, que la profession de Coquette ait des charmes pour une personne de votre âge, qui n’a pas encore réfléchi suffisamment sur le vrai Mérite, & sur les principes d’un Bonheur réel. Mais ne vous y trompez pas, une Coquette est peut-être la Femme du monde la plus digne du mépris des Honnêtes gens ; &, si je l’ose dire, elle est plus dangereuse à la Société, que ces Personnes abominables qui deshonorent leur Sexe, en donnant dans les derniers excès de l’infamie. Il est certain par rapport à celles-ci, qu’elles ne rendent jamais malheureux, que ceux qui ont le cœur assez bas & assez lâche, pour avoir recours à ces viles ressources de la Débauche publique. Elles sont connues pour ce qu’elles sont, & un Honnête-homme, qui a quelque prudence, peut toujours se mettre à l’abri de leurs détestables fourberies.

Au contraire, une Personne que sa vanité porte à la Coquetterie, ne peut qu’exposer à des chagrins perpétuels les Ames les plus belles, les Hommes qui se distinguent le plus des autres par la solidité de leur mérite. Supposons un tel Homme à la fleur de l’âge, dans cette saison de la vie où la Raison a le plus à luter contre la vivacité des desirs. Il apperçoit avec satisfaction qu’une aimable fille a pour [128] lui certaines attentions marquées, qu’elle recherche sa compagnie, qu’elle le distingue des autres, & que par ses regards elle semble lui dire, que la possession d’un cœur comme le sien ne lui seroit pas indifférente. L’amour propre de cet homme, le fait passer facilement par-dessus ce qu’il y a d’irrégulier dans un procédé pareil ; il attribue à son mérite, ou a son bonheur, les avances que lui fait la Belle°; il se rend avec plaisir à ses sollicitations muettes, & pendant un certain tems, il jouit du bonheur de se croire aimé, & quelquefois il ne se trompe pas. Sa tendresse cependant prend tous les jours de nouvelles forces°; elle devient plus délicate, plus passionnée ; l’objet de son amour a tout lieu de se féliciter de sa conquête, & de croire que son Captif ne peut plus s’échapper de ses chaînes.

Si elle est du sécond ordre des Coquettes, si elle n’est charmée que de sa seule beauté, son ambition est satisfaite, son commerce avec cet Amant, qui lui est absolument dévoué, a perdu toute sa pointe, elle lui laisse achever tout seul la carriére de la tendresse ; il souffrira s’il veut, ou bien il songera à sa guérison. Si elle est de la prémière classe, & si elle aime véritablement un Amant si digne d’une passion délicate, elle sera toute aimable pour lui dans le particulier, elle ne négligera rien de tout ce qui peut être compatible avec la sagesse, pour le convaincre de son bonheur, & pour dissiper ses tendres [129] inquiétudes. Il est au comble de sa joie, il ne troqueroit pas son sort contre celui du plus heureux des Mortels ; mais l’orage succéde bientôt dans son cœur à ce calme aimable. Dès-qu’il voit sa Belle en compagnie, entourée de Galans touchés de son mérite, ou qui font semblant de l’être, il est forcé de perdre sa félicité de vue, les doutes les plus inquiets succédent à sa tranquilité. L’impertinent orgueil de sa Maîtresse, lui fait oublier pour un tems ce qu’elle doit à son Amant, aussi-bien que les intérêts de son propre cœur ; toute son attention est pour les autres ; elle ne lui répond que d’un air distrait°; c’est à des Damoiseaux indignes de ses regards qu’elle veut paroître enjouée, spirituelle, piquante. Il est au desespoir, & quand il peut tirer sa Belle de la foule, il ne peut s’empêcher de se plaindre d’une conduite si injuste & si barbare. Elle s’excuse, entre dans les raisons de son Amant, le rassure avec bonté, n’épargne ni promesses ni protestations. La tendresse donne de la crédulité, le pauvre Amant rend toute sa confiance à l’objet de son amour ; mais tous les jours, son cœur est en proie aux mêmes desordres. Toujours malheureux dans les conversations générales, toujours satisfait dans le tête-à-tête, il sent avec dépit sa passion s’augmenter au milieu de ces troubles, jusqu’à-ce qu’une vigoureuse résolution, le rende enfin maître d’un attachement qui [130] empoisonne toutes les douceurs de sa vie.

On peut ajouter que le métier de Coquette est très dangereux à celles qui l’exercent, & que de la Coquetterie à la Galanterie il n’y a quelquefois qu’un pas fort glissant. J’ai vu souvent le dépit qu’une Femme de ce caractère concevoit contre un Homme, qui savoit la piquer par un air froid, indifférent, méprisant, avoir les mêmes simptomes que la passion la plus furieuse & la plus inconsidérée. Cet Homme, qui n’avoit pas le moindre mérite, occupait continuellement l’esprit de la Coquette ; elle songeoit nuit & jour aux moyens de l’engager, & de satisfaire par-là, la fougue de sa vanité insupportable ; le moindre regard qu’il daignoit porter sur elle, la charmoit, la combloit de satisfaction ; la moindre attention qu’il marquoit à une autre Femme, la mettoit au desespoir. Elle n’épargnoit ni déclarations de tendresse, ni caresses, ni présens, ni faveurs, pour le rendre sensible ; & plutôt que d’en avoir le démenti, elle lui sacrifioit tous ses Adorareurs <sic>, son innocence, & même sa réputation. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1