La Bagatelle: LXIX. Bagatelle
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Livello 1
LXIX. Bagatelle.
Du Lundi 2. Janvier I719.
Livello 2
Le terme de la Langue Françoise dont
on se sert avec le moins de justesse, est peut-être celui de
Pédant. On croit qu’il exprime le caractère vicieux des Gens de
Lettres seuls ; & cependant, par l’analogie la plus exacte,
il peut convenir à tout le monde, & même à ceux qu’on
considére généralement comme les antipodes des Pédans. La
Pédanterie n’est attachée à aucune Profession particuliére,
& personne n’est forcé à y tomber par le genre de vie qu’il
a choisi.
Le croiroit-on°? Il y a quelquefois plus de Pédanterie mille
fois dans la conduite d’un jeune Officier, que dans celle d’un
vieux Pédagogue. Il est vrai qu’il entre dans un
Caffé de bonne grace, il se présente bien, il salue ceux qu’il
connoit d’un air aisé & naturel°: mais à peine est-il assis
au milieu d’une troupe de Gens de Robe, & de Marchands,
qu’il range des troupes en bataille, qu’il force les
Retranchemens à Malplaquet, & qu’il prend la Contrescarpe de
Menin ; il fait sa descente dans le Fossé de la Ville, il
attache le Mineur. On l’écoute, mais on ne le comprend point. Il
n’est pas jusqu’au Petit-Maître qui ne puisse être un Pédant
achevé, lorsque dans quelque endroit qu’il se trouve, il
obscurcit ses discours par des termes de nouvelle invention,
lesquels il met, s’il m’est permis de parler ainsi, à toutes
sortes de sauces ; & que par l’affectation continuelle des
maniéres particuliéres de sa Clique, il étourdit & étonne
des gens sensés, qui croient que les bonnes maniéres ne doivent
être puisées que dans le Bon Sens. Tous les Portraits que je
viens de faire, regardent une certaine Pédanterie grossiére,
dont il est facile de s’appercevoir. Il y en a une plus fine
& plus délicate, qui échappe à un discernement médiocre.
Elle entre dans le caractère de certains Beaux-Esprits, auxquels
on ne conteste pas le droit de tourner en ridicule la Pédanterie
des autres. Il est vrai qu’ils sont trop sages pour parler
toujours de la bonté d’une Piéce en Vers, de l’heureux plan d’une Comédie, de la justesse d’une Critique ;
ils daignent même s’abaisser jusqu’aux sujets les plus
ordinaires de la Vie Civile. Mais ils parlent trop bien, il y a
dans leur stile trop de pureté, trop de cadence dans leurs
périodes, trop de lenteur dans leur prononciation, ils écrivent
en parlant. Quoiqu’ils ne fassent pas mention d’eux-mêmes, leur
<sic> discours nous mettent au fait de leur Profession,
ils nous disent qu’ils sont Beaux-Esprits. Le Lecteur sentira
bien sans doute, par ce que je viens de dire, la véritable
nature du Pédantisme. Il a son principe dans une vanité
ridicule, qui nous porte à faire sans discrétion, de nos
lumiéres particuliéres les sujets des conversations, qui doivent
être générales. De-là il est aisé de conclure, que tout
l’Univers est rempli de Pédans ; & que rien n’est plus
ordinaire que de se tourner soi-même en ridicule, lorsqu’on ne
songe qu’à turlupiner une Classe particuliére de ceux qui
donnent dans la Pédanterie. On y donne à coup sûr, quand on a
tourné sur une seule matiére toutes les facultés de son esprit ;
& le plus habile homme de l’Univers par rapport à une seule
Science, n’ouvre presque jamais la bouche sans courir risque de
tomber dans un défaut si desagréable. Le moyen de l’éviter,
c’est de songer à former sa Raison, de trouver par-là la clé de
tout ce qu’il est utile de savoir, & de ne s’attacher pas si fort à une seule Profession, qu’on ne songe
pas seulement à essayer sa pénétration sur les matiéres les plus
communes. Ce qu’on appelle dans le monde un Honnête homme, songe
de bonne heure à se mettre en état de goûter les agrémens de la
Société, & d’y contribuer de sa part. Il fait des efforts
pour avoir du moins une idée générale de toutes les matiéres qui
ont des relations étroites avec la Vie Civile ; & il n’a pas
le ridicule orgueil de se croire au-dessus des sujets de
conversation les plus triviaux. Je connois des personnes, qui
ont réellement de l’esprit & du bon sens, & qui sont
fort agréables sur toutes sortes de matiéres ; mais ils font
parade d’une certaine horreur pour les Nouvelles, qui ne me
parait pas sensée. On leur demande s’ils ne savent pas quelque
chose de nouveau°; Hélas°! non, disent-ils ; je ne lis jamais la
Gazette ; & là-dessus, par une méprise assez grossiére°; ils
se jettent sur l’extravagance des Nouvellistes, qui à force de
lire vingt fois la même chose, dans vingt Papiers différens,
deviennent des Gazettes ambulantes, & méritent le nom de
Pédans de Gazette. Que m’importe si Mélazzo est pris, ou se
défend encore ? Qu’est-ce que les projets du Cardinal Albéroni
ont de commun avec ma situation particuliére°? En serai-je plus
riche, si la Banque de Paris s’établit, avantageusement ? Ce
sont-là des vérités, j’en conviens ; mais elles
sont mal appliquées, & ne vont point au fait. Il est vrai
que certains Nouvellistes insultent la Raison, en tirant d’une
suite de conjectures probables, les concluions les plus
absurdement rafinées. Il est encore vrai que grand nombre de
Nouvelles, n’ont rien de commun ni avec notre fortune, ni avec
le repos de notre esprit°: mais il est tout aussi vrai, que
presque tous les hommes aiment à être instruits de ce qui se
passe dans le Monde, & qu’une certaine bonté, une certaine
complaisance que nous devons à nos semblables, devroit nous
faire renoncer à cette roideur de Raison, qui nous détourne de
tout attachement pour les choses qui ne sont pas d’une grande
importance de leur propre nature. Nous devons considérer
qu’elles deviennent importantes, par les liaisons d’humanité que
nous avons avec le Genre-humain. Il y a du Pédantisme à se
farcir de Gazettes, & de réflexions Politiques. Il y en a
encore dans l’ostentation qu’on fait de son ignorance en matiére
de Nouvelles ; c’est une insulte qu’on fait très mal-à-propos à
une certaine Curiosité, qui n’a rien d’extravagant, quand elle
est renfermée dans de justes bornes. Je finirai ce que j’avois à
dire sur le Caractére essentiel des Pédans, par une seule
réflexion ; la voici. Il est libre à tout Homme de choisir une
Profession, de s’y plaire, de s’y attacher, d’y donner la fleur
de son esprit & de de <sic> ses
lumiéres°; on peut être chez soi Mathématicien, Philosophe,
Jurisconsulte, Bel-Esprit°; mais si on veut l’être toujours, il
faut renoncer à la compagnie des Honnêtes-gens. Quand on entre
dans le commerce de la Vie Civile, on n’y entre ni en qualité de
Poëte, ni en qualité d’Orateur, ni en qualité d’Ecclésiastique°;
on y entre en qualité d’Homme, il n’y faut porter que le
bon-sens. Si l’on peut y ajouter de la vivacité, de l’esprit, du
feu, c’est bien fait°; mais il faut modérer ces agrémens, &
les mettre au niveau des lumiéres de ceux qu’on fréquente ; il
faut se munir sur-tout, de complaisance & de douceur, &
renoncer à la sotte vanité de primer, & d’usurper la
domination sur l’esprit des autres. Voilà ce qui s’appelle
précisément le Caractère d’un Honnête homme.
Esempio
Un Homme dont le métier
est d’instruire la Jeunesse, qui la tient en bride par un
certain air grave & sérieux, est un Maître d’Ecole,
c’est un Homme très utile à la Société. Mais celui qui, pour ainsi dire, paroit par-tout armé de sa
férule, qui trouve son école dans toutes les compagnies où
il entre, qui dit des riens d’un ton magistral &
décisif, celui-là mérite le nom de Pédant.
Esempio
Un Homme, qui, enfermé dans son
cabinet, entouré de ses Livres, est tantôt assis, tantôt
debout, qui marche tantôt d’un pas précipité, & tantôt
s’arrête, qui a la vue égarée, qui regarde fixement un objet
sans le voir, est un Homme d’Etude, ce n’est pas un Pédant.
Mais il le devient à coup sûr, si sortant de chez lui sans
secouer la poussiére du cabinet, le cerveau encore tout
chargé de sa Littérature, ou de sa Physique, il va
appesantir par son érudition, la conversation des Femmes ou
des Gens du bel air, ou les étonner par ses contorsions ou
par son air effaré.
Esempio
Il en est encore de-même d’un
Maître à danser. Lorsqu’il est dans la Salle occupé à
dresser ses Ecoliers, & à leur donner le bon air, il
peut avancer sa poitrine, tendre le jarret, tourner le pié
d’une maniére outrée°: il y a du ridicule à y trouver à
redire, ce n’est pas un Pédant, c’est un Maître à danser.
Mais il donne réellement dans la Pédanterie, lorsqu’il danse
dans les rues, & qu’il donne leçon aux passans.