Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXIX. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\018 (1745), pp. 118-124, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2215 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXIX. Bagatelle.

Du Lundi 2. Janvier I719.

Niveau 2► Le terme de la Langue Françoise dont on se sert avec le moins de justesse, est peut-être celui de Pédant. On croit qu’il exprime le caractère vicieux des Gens de Lettres seuls ; & cependant, par l’analogie la plus exacte, il peut convenir à tout le monde, & même à ceux qu’on considére généralement comme les antipodes des Pédans. La Pédanterie n’est attachée à aucune Profession particuliére, & personne n’est forcé à y tomber par le genre de vie qu’il a choisi.

Exemplum► Un Homme dont le métier est d’instruire la Jeunesse, qui la tient en bride par un certain air grave & sérieux, est un Maître d’Ecole, c’est un Homme très utile à la Société. Mais [119] celui qui, pour ainsi dire, paroit par-tout armé de sa férule, qui trouve son école dans toutes les compagnies où il entre, qui dit des riens d’un ton magistral & décisif, celui-là mérite le nom de Pédant. ◀Exemplum

Exemplum► Un Homme, qui, enfermé dans son cabinet, entouré de ses Livres, est tantôt assis, tantôt debout, qui marche tantôt d’un pas précipité, & tantôt s’arrête, qui a la vue égarée, qui regarde fixement un objet sans le voir, est un Homme d’Etude, ce n’est pas un Pédant. Mais il le devient à coup sûr, si sortant de chez lui sans secouer la poussiére du cabinet, le cerveau encore tout chargé de sa Littérature, ou de sa Physique, il va appesantir par son érudition, la conversation des Femmes ou des Gens du bel air, ou les étonner par ses contorsions ou par son air effaré. ◀Exemplum

Exemplum► Il en est encore de-même d’un Maître à danser. Lorsqu’il est dans la Salle occupé à dresser ses Ecoliers, & à leur donner le bon air, il peut avancer sa poitrine, tendre le jarret, tourner le pié d’une maniére outrée°: il y a du ridicule à y trouver à redire, ce n’est pas un Pédant, c’est un Maître à danser. Mais il donne réellement dans la Pédanterie, lorsqu’il danse dans les rues, & qu’il donne leçon aux passans. ◀Exemplum

Le croiroit-on°? Il y a quelquefois plus de Pédanterie mille fois dans la conduite d’un jeune Officier, que dans celle d’un vieux [120] Pédagogue. Il est vrai qu’il entre dans un Caffé de bonne grace, il se présente bien, il salue ceux qu’il connoit d’un air aisé & naturel°: mais à peine est-il assis au milieu d’une troupe de Gens de Robe, & de Marchands, qu’il range des troupes en bataille, qu’il force les Retranchemens à Malplaquet, & qu’il prend la Contrescarpe de Menin ; il fait sa descente dans le Fossé de la Ville, il attache le Mineur. On l’écoute, mais on ne le comprend point.

Il n’est pas jusqu’au Petit-Maître qui ne puisse être un Pédant achevé, lorsque dans quelque endroit qu’il se trouve, il obscurcit ses discours par des termes de nouvelle invention, lesquels il met, s’il m’est permis de parler ainsi, à toutes sortes de sauces ; & que par l’affectation continuelle des maniéres particuliéres de sa Clique, il étourdit & étonne des gens sensés, qui croient que les bonnes maniéres ne doivent être puisées que dans le Bon Sens.

Tous les Portraits que je viens de faire, regardent une certaine Pédanterie grossiére, dont il est facile de s’appercevoir. Il y en a une plus fine & plus délicate, qui échappe à un discernement médiocre. Elle entre dans le caractère de certains Beaux-Esprits, auxquels on ne conteste pas le droit de tourner en ridicule la Pédanterie des autres. Il est vrai qu’ils sont trop sages pour parler toujours de la bonté d’une Piéce en Vers, de l’heureux [121] plan d’une Comédie, de la justesse d’une Critique ; ils daignent même s’abaisser jusqu’aux sujets les plus ordinaires de la Vie Civile. Mais ils parlent trop bien, il y a dans leur stile trop de pureté, trop de cadence dans leurs périodes, trop de lenteur dans leur prononciation, ils écrivent en parlant. Quoiqu’ils ne fassent pas mention d’eux-mêmes, leur <sic> discours nous mettent au fait de leur Profession, ils nous disent qu’ils sont Beaux-Esprits.

Le Lecteur sentira bien sans doute, par ce que je viens de dire, la véritable nature du Pédantisme. Il a son principe dans une vanité ridicule, qui nous porte à faire sans discrétion, de nos lumiéres particuliéres les sujets des conversations, qui doivent être générales. De-là il est aisé de conclure, que tout l’Univers est rempli de Pédans ; & que rien n’est plus ordinaire que de se tourner soi-même en ridicule, lorsqu’on ne songe qu’à turlupiner une Classe particuliére de ceux qui donnent dans la Pédanterie.

On y donne à coup sûr, quand on a tourné sur une seule matiére toutes les facultés de son esprit ; & le plus habile homme de l’Univers par rapport à une seule Science, n’ouvre presque jamais la bouche sans courir risque de tomber dans un défaut si desagréable. Le moyen de l’éviter, c’est de songer à former sa Raison, de trouver par-là la clé de tout ce qu’il est utile de savoir, & de ne s’attacher [122] pas si fort à une seule Profession, qu’on ne songe pas seulement à essayer sa pénétration sur les matiéres les plus communes.

Ce qu’on appelle dans le monde un Honnête homme, songe de bonne heure à se mettre en état de goûter les agrémens de la Société, & d’y contribuer de sa part. Il fait des efforts pour avoir du moins une idée générale de toutes les matiéres qui ont des relations étroites avec la Vie Civile ; & il n’a pas le ridicule orgueil de se croire au-dessus des sujets de conversation les plus triviaux.

Je connois des personnes, qui ont réellement de l’esprit & du bon sens, & qui sont fort agréables sur toutes sortes de matiéres ; mais ils font parade d’une certaine horreur pour les Nouvelles, qui ne me parait pas sensée.

On leur demande s’ils ne savent pas quelque chose de nouveau°; Hélas°! non, disent-ils ; je ne lis jamais la Gazette ; & là-dessus, par une méprise assez grossiére°; ils se jettent sur l’extravagance des Nouvellistes, qui à force de lire vingt fois la même chose, dans vingt Papiers différens, deviennent des Gazettes ambulantes, & méritent le nom de Pédans de Gazette. Que m’importe si Mélazzo est pris, ou se défend encore ? Qu’est-ce que les projets du Cardinal Albéroni ont de commun avec ma situation particuliére°? En serai-je plus riche, si la Banque de Paris s’établit, avantageusement ? Ce sont-là [123] des vérités, j’en conviens ; mais elles sont mal appliquées, & ne vont point au fait.

Il est vrai que certains Nouvellistes insultent la Raison, en tirant d’une suite de conjectures probables, les concluions les plus absurdement rafinées. Il est encore vrai que grand nombre de Nouvelles, n’ont rien de commun ni avec notre fortune, ni avec le repos de notre esprit°: mais il est tout aussi vrai, que presque tous les hommes aiment à être instruits de ce qui se passe dans le Monde, & qu’une certaine bonté, une certaine complaisance que nous devons à nos semblables, devroit nous faire renoncer à cette roideur de Raison, qui nous détourne de tout attachement pour les choses qui ne sont pas d’une grande importance de leur propre nature. Nous devons considérer qu’elles deviennent importantes, par les liaisons d’humanité que nous avons avec le Genre-humain. Il y a du Pédantisme à se farcir de Gazettes, & de réflexions Politiques. Il y en a encore dans l’ostentation qu’on fait de son ignorance en matiére de Nouvelles ; c’est une insulte qu’on fait très mal-à-propos à une certaine Curiosité, qui n’a rien d’extravagant, quand elle est renfermée dans de justes bornes.

Je finirai ce que j’avois à dire sur le Caractére essentiel des Pédans, par une seule réflexion ; la voici. Il est libre à tout Homme de choisir une Profession, de s’y plaire, de s’y attacher, d’y donner la fleur de son esprit & de [124] de <sic> ses lumiéres°; on peut être chez soi Mathématicien, Philosophe, Jurisconsulte, Bel-Esprit°; mais si on veut l’être toujours, il faut renoncer à la compagnie des Honnêtes-gens. Quand on entre dans le commerce de la Vie Civile, on n’y entre ni en qualité de Poëte, ni en qualité d’Orateur, ni en qualité d’Ecclésiastique°; on y entre en qualité d’Homme, il n’y faut porter que le bon-sens. Si l’on peut y ajouter de la vivacité, de l’esprit, du feu, c’est bien fait°; mais il faut modérer ces agrémens, & les mettre au niveau des lumiéres de ceux qu’on fréquente ; il faut se munir sur-tout, de complaisance & de douceur, & renoncer à la sotte vanité de primer, & d’usurper la domination sur l’esprit des autres. Voilà ce qui s’appelle précisément le Caractère d’un Honnête homme. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1