Citazione bibliografica: Justus Van Effen (Ed.): "LXIV. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.2\013 (1745), pp. 78-85, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2210 [consultato il: ].


Livello 1►

LXIV. Bagatelle.

Du Jeudi 15. Décembre 1718.

Livello 2► La Mode a un pouvoir si despotique sur toutes les actions humaines, que la Dévotion même y est soumise, & que ce qui est dévot & pieux dans un tems, ne l’est plus guéres dans un autre. Du tems de mon en-[79]fance, les larmes versées en public, avoient la vogue chez le Peuple spiritualisé. Les Eglises étoient le rendez vous des pleurs, & quiconque entendoit un Sermon d’un œil sec, perdoit tout le crédit de sa piété ; c’étoit un cœur obstiné & endurci dans l’Irrégénération. Les Femmes, qui l’emportent de beaucoup sur les Hommes à l’égard de la faculté lacrimale, jouoient le premier rôle dans cette sainte farce ; tout retentissoit de leurs sanglots : au-lieu que le Sexe Masculin, croyoit suffissant, pour le maintien de sa réputation de pleurer incognito, & d’essuyer les yeux de tems en tems. Peu à peu la chose devint si commune, que tout le monde s’en mêloit. Le moyen aussi d’avoir la moindre sensibilité dans le cœur, & de ne pas pleurer, même involontairement dans une affliction si générale ? Bientôt les larmes ne furent plus un caractère distinctif de sanctification, & cette Mode fit place à une autre, qui étoit tout autrement touchante. Elle commença par une Dame, qui étoit un modéle de Piété, à tel point qu’elle tenoit un régistre exact de tous les péchés, & même de toutes les actions équivoques de ses Voisins : & qui à toute heure du jour se faisoit un devoir de les leur aller reprocher, ne négligeant ni injures, ni invectives pour les remettre dans le bon chemin. Un jour qu’elle écoutoit le Prédicateur avec un air d’attention qui alloit jusqu’à l’immobilité, tout d’un coup ses yeux [80] se ferment, son visage pâlit, ses genoux tremblans se dérobent sous elle, elle tombe en défaillance, à la grande édification de tous le Spectateurs. Tout le monde s’empresse à secourir la Béate, il se fait dans l’Assemblée une rumeur qui interromt le Sermon, on produit à l’envi des essences, de l’eau de la Reine d’Hongrie°: tout cela ne fait que blanchir, la pamoison s’obstine à résister aux remédes, la Sainte est portée hors de l’Eglise, & elle est une grosse demi heure sans donner le moindre signe de vie.

On peut s’imaginer quelle odeur de sainteté une défaillance arrivée si a propos, & de si bonne grace, devoit répondre sur la réputation de cette Dame ; toute la Ville en fut pleine ; c’étoit le sujet de toutes les conversations dévotes ; toutes le imaginations en furent frappées, & le Dimanche ensuite, quatre différentes pamoisons de Femelles, firent du tintamarre dans quatre différentes Eglises, & plusieurs mois de suite jusqu’aux Prédicateurs les moins pathétiques, jouissoient de la gloire de voir leurs exhortations honorée de quelques pieuses défaillances. Des Dévots éclairés, surent d’abord les distinguer en deux classes : les unes procédoient d’une extase, qui fait le sublime de la Piété : les autres étoient causées par un commencement de régénération, qui faisoit une révolution subite & inopinée dans tout le méchanisme du corps. J’avoue que cette pré-[81]mière pointe de sainteté ne venoit pas à tout le monde avec tant d’impétuosité ; mais il est certain qu’on n’étoit pas reçu Dévot, à moins que de l’avoir sentie, & de savoir dire avec toute la précision possible, quel jour, & à quel moment du jour un si heureux changement étoit arrivé. Une telle s’en étoit aperçue en lavant sa vaisselle ; telle autre pendant une promenade°; la plupart à l’Eglise, ou en faisant quelque lecture dévote°; quelques-unes au milieu des plaisirs mondains.

Comme il est aisé d’embellir les inventions d’autrui, il y eut quelques Femelles animées d’une sainte émulation, qui résolurent de briller encore par dessus les Héroïnes de la défaillance. Se croyant dignes de s’attirer la haine du Démon d’une maniére toute particuliére, elles ne manquoient jamais de soutenir quelque combat contre cet Ennemi du Genre-humain, pendant les cérémonies les plus solemnelles de la Religion. Dans le tems qu’elles vouloient porter leur main à la bouche, leurs bras se roidissoient tout d’un coup, comme s’ils étoient retenus par une puissance supérieure°; les contorsions & les grimaces les plus affreuses n’étoient pas oubliées ; enfin, après un combat rude & bien disputé de part & d’autre, la Béate remportoit la victoire, & on la ramenoit chez elle en triomphe, toute fatiguée des efforts que sa gloire lui avoit coutés.

[82] Ces Modes sont enfin entiérement passées : ce n’étoit pas que les marques de dévotion dont elles faisoient étalage, ne fussent belles & brillantes ; mais on les a plantées-là, parce qu’elles étoient apparemment trop pénibles dans l’éxécution.

Il y a de nos jours des gens très éclairés, qui ont le bonheur de faire dans leur esprit une liaison presque impratiquable, entre la Coccéïanisme & la Philosophie Cartésienne, & qui ont trouvé des marques si infaillibles de la sainteté de leur Prochain, qu’un excellent Thermomêtre n’est pas plus sûr. Ils savent avec une précision étonnante, qu’un tel a quatre dégrés de sanctification, tel autre neuf, & un troisiéme dix ou douze.

La nuit passée, après avoir médité longtems sur les principes de ce calcul, qui passent la sphére de mon petit génie, je m’endormis, & je songeai tout d’un coup que j’étois muni d’une certaine machine°; faite en forme de Thermomêtre de Sanctification. A l’aproche de chaque personne, la liqueur connue dans le tuyau montoit ou baissoit exactement, à proportion du mérite spirituel que cette personne possédoit. Depuis le milieu jusqu’au haut, les degrés étoient marqués sur le tuyau de la maniére que voici°: Régénération, Dévotion, Zéle, Transport, Enthousiasme, Extase, Demi-Béatitude. Comme il y a dans les songes quelque chose de confus, je ne pris [83] pas garde aux noms qui marquoient les degrés inférieurs,

Pour essayer cette machine si curieuse, je la portai d’abord dans une assemblée composée de toutes sortes de personnes. Le prémier objet qui me frappa, fut un bon petit Artisant, bon Voisin, bon Ami, bon Pére de famille, qui faisoit tous ses efforts pour élever ses enfans sans être à charge à personne. J’avoue que j’avois très bonne opinion de cette espéce d’honnête-homme ; mais, à mon grand étonnement, je vis qu’en m’aprochant de lui, mon Thermomêtre baissa considérablement au dessous de Dévotion.

J’apperçus ensuite un Bourgeois, à peu près habillé comme le prémier, mais plus propre dans la simplicité de ses ajustemens. Il savoit un métier, mais par une vocation toute particuliére il ne l’exerçoit pas. Il passoit presque tout le tems de sa vie à aller dans certaines Sociétés de Femmes, répéter des Sermons, exhorter, expliquer des Textes, traiter des Points de Controverse. Par-là il gagnoit un bon dîner, un bon souper, de l’étoffe pour un habit, sans se mettre fort en peine, si ses enfans avoient leur pitance de pain noir & de petit lait. Il étoit suivi, partout où il alloit, d’une espéce de Demoiselle, dont les ajustemens étoient d’une simplicité assez somtueuse. Malgré le morne sérieux répandu sur son visage, elle étoit jolie, & ses yeux qu’el-[84]le ne détournoit jamais du Dévot, nageoient dans une certaine langueur, qui ressembloit fort à une tendresse accompagnée de mélancolie. Avec tout cela mon Thermomêtre monta tout d’un coup, & s’arrêta entre Zéle & Transport.

De là il fit une descente terriblement précipitée, à l’aproche d’un homme de bonne mine, & mis de très bon gout. Il passoit pour une personne éclairée, & très raisonnable, qui ne négligeoit aucune occasion de faire à son Prochain tout le bien dont il étoit capable ; c’étoit son occupation & son plaisir, d’ailleurs il marquoit dans sa conduite un profond respect pour la Divinité, dont il suivoit les ordres avec beaucoup d’exactitude. Il est vrai qu’il y avoit dans son air quelque chose de riant, & qu’il ne rebutoit pas certains plaisirs que la Raison regarde comme legitimes.

Mon Thermomêtre resta au même degré, quand je voulus l’essayer sur une jeune Dame ajustée d’une maniére passablement mondaine, sans néanmoins outrer la Mode. On m’assura pourtant qu’elle étoit d’une sagesse à toute épreuve ; que sa douceur, sa modestie, son bon-sens la rendoient les délices de ceux qui la fréquentoient ; & qu’elle épargnoit sur ses habits & sur ses bijoux, dequoi faire du bien en cachette à des Pauvres qui le meritoient. Cette aimable Reprouvée contemploit avec atten-[85]tion un homme qui ne regardoit personne, & qui étoit abimé dans une profonde distraction. Il avoit les dents toutes noires à force de fumer°; c étoit son exercice ordinaire, qui l’avançoit beaucoup dans la science des Types. En soufflant la fumée, il y découvroit toutes sortes de figures, des chevaux, des chariots, des monstres°; & ensuite il voyoit qu’il ne voyoit plus rien. Mon Thermomêtre fit en sa faveur un saut prodigieux, & monta rapidement jusqu’à Enthousiasme.

Tandis que j’étois occupé à développer des phénoménes si incompréhensibles, il entre une petite Vieille, séche, maigre, décharnée ; ses prunelles n’étoient pas visibles, elles paroissoient tournées en dedans, comme si elles vouloient contempler ce qui se passoit dans le cerveau. Je croyois de bonne foi qu’elle sortoit des petites-maisons, ou du sabat. Mais voyez comme il faut se précautionner, même en songe, contre les jugemens téméraires. Le mérite de ce Squelette fit monter mon Thermomêtre jusqu’à Extase ; & un moment après, heurtant contre la Beauté mondaine dont j’ai parlé tantôt, elle s’évanouit, je vis la liqueur tout au haut du tuyau, un peu au-dessus de Demi Béatitude. ◀Livello 2 ◀Livello 1