La Bagatelle: LXIII. Bagatelle
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LXIII. Bagatelle.
Du Lundi 12. Decembre 1718.
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On se souviendra bien peut-être, que
dans le prémier Volume de la Bagatelle j’ai soutenu que cette
définition, l’Homme est un Animal raisonnable, est fausse &
défectueuse. Je prouvois ce paradoxe par la conduite de la
plupart des hommes, dont les actions peuvent être causées par un
simple concours fortuit d’images, sans la moindre direction d’un
Principe libre intelligent. Quoique je me flate d’avoir soutenu
une opinion si bizarre d’une maniére assez plausible, on croira
bien pourtant que je n’ai voulu que badiner, & que mon but a
été de faire voir, qu’un bon nombre d’hommes se conduisoient
précisément comme s’ils n’avoient point d’ame. Je suivrai
aujourd’hui le même plan, & je ferai voir ce que c’est qu’un
homme qui se distingue des autres par l’usage d’un Principe
intelligent°: je dépeindrai les fonctions de l’ame dans le
cerveau d’une personne qui est fiére, comme il faut, de
l’excellence de sa nature, & qui ne néglige rien pour la
porter au plus haut point de perfection. On me permettra bien
d’appeller encore du nom d’Etres, les images du cerveau. Ce ne
sont pas des Substances, ce ne sont pas des
Modifications ; elles existent pourtant réellement. Je ne sai
pas trop bien le tems précis que cet Etre, d’istingué
<sic> de notre machine, s’empare du séjour que la Nature
lui a préparé°; je n’ai pas même une idée fort juste de la
maniére dont il y commence ses opérations, je n’en puis juger
que par des conjectures probables. Ce Principe d’activité, à ce
que je m’imagine, doit être fort embarassé, quand il ne fait que
d’entrer dans ce labyrinthe qui compose le méchanisme du
cerveau. Il enfile tantôt une route, tantôt une autre, sans
savoir à quoi elles aboutissent ; il rencontre mille petits
ressorts, dont il ne connoit point l’usage°: il les manie, il
les essaye, & je le crois dans cette occupation fort
semblable à un Musicien apprentif, qui parcourt toutes les
cordes d’un Instrument, pour trouver quelques tons dont il a
besoin°: il rencontre à chaque pas diverses images, l’une
l’effraye, l’autre badine avec lui : c’est un Roi, mais un Roi
dans l’enfance, qui ne connoit pas encore son pouvoir, & qui
est porté par ses Courtisans à tout ce qui leur plaît. Peu à peu
l’ame apperçoit par des réflexions sur elle même, qu’elle n’est
pas faite pour l’esclavage°: elle effraye sa force sur quelque
image foible & docile, elle en vient à bout, & de sa
nature hardie & entreprenante, elle exécute avec succès des
entreprises plus difficiles ; elle se persuade à la fin, que
c’est à elle à être la maîtresse, & que ces petits Etres voltigeans, qui lui ont fait autrefois la loi, ne
sont que des domestiques, qui doivent la reconnoître pour leur
Souveraine. Ce Principe sent d’abord, que la baze de son
autorité consiste dans un pouvoir libre de prêter attention à la
conduite de ses Sujets. Il se sert de cette faculté, & il
remarque que le caprice des images qui habitent le cerveau, a
formé parmi elles, des liaisons bizarres & monstrueuses,
dont résulte le desordre le plus honteux. Il examine toutes ces
images, chacune à part ; il en reconnoit la nature°; il enchaîne
celles qui ont un rapport naturel ensemble, & à chacune de
ces chaînes, il assigne une demeure particuliére, pour les
pouvoir retrouver quand il les voudra faire paroître devant lui,
& en tirer de l’utilité. Ces images sont naturellement
brutales & insolentes, surtout quand elles ont un dangereux
commerce avec le cœur, où l’ordre & l’obéissance ne sont pas
des vertus fort en vogue. Il arrive souvent qu’une telle image
se jette brusquement au travers des autres images arrangées°;
dans un moment elle brise ces chaînes formées par les efforts
les plus pénibles, elle renverse tout, & pour quelque tems
elle paroit avoir fait la conquête de l’imagination sur son
Maître légitime. L’ame ferme & courageuse dans ses malheurs,
se roidit contre les difficultés, & redouble ses efforts à
mesure que le danger augmente°; elle repousse l’Etre
téméraire qui a causé tout le desordre ; & s’opposant avec
une nouvelle vigueur à des attaques nouvelles, elle l’exile à la
fin de ses Etats, ou la rend docile à ses Loix. L’ordre est
bientôt rétabli°; le péril que l’ame a couru, ne fait que la
rendre plus attentive & plus précautionnée ; elle accourt à
la moindre apparence de sédition parmi ses Sujets, qui se
forment peu à peu à l’habitude d’obéir, & de se conserver
dans l’arrangement nécessaire. Il arrive quelquefois, que ce
Principe d’activité, croit enfin ses efforts continuels
couronnés d’une paix, & d’une tranquilité inaltérable. Cette
réflexion le jette dans la sécurité, & dans l’inattention°;
il s’absente pour quelques momens, & s’amuse à faire de
petits voyages de plaisir, dont il a ordinairement lieu de se
repentir après son retour. Tous ses Etats sont remplis de
confusion & de tumulte, tous les rangs de ses Sujets sont
confondus, des Etrangers dangereux s’y sont jettés. Il se voir
attaqué de tous côtés, il a de la peine à se frayer une route,
& à rentrer dans le séjour dont il est le Maître légitime.
Il voit avec chagrin, que tous les efforts qu’il a faits jusques
là, sont inutiles, & que c’est à recommencer. Il est sur le
point d’être forcé à renoncer à toute son autorité pour jamais.
Il sent pourtant, que pour réussir à remettre ses Sujets dans un
état pacifique, il n’a qu’à le vouloir. Cette vérité ranime son
courage, & l’excite à des efforts pénibles &
glorieux, qui le rétablissent bientôt sur le Trône. La triste
expérience qu’il vient de faire, fait succèder en lui la
prudence à la témérité, une heureuse défiance à une sécurité
dengereuse <sic>. Il fait desormais son plaisir de son
occupation°; il songe tous les jours à faire fleurir de plus en
plus ses Etats, en augmentant le nombre de ses Sujets. Ce n’est
pourtant qu’après avoir soigneusement examiné les nouveaux
venus, qu’il leur accorde le Droit de Bourgeoisie, & qu’il
les fait entrer en liaison avec les anciens Citoyens qui ont le
plus de rapport avec ces Etrangers. Il n’est jamais absolument
content de ses actions passées°; il s’occupe souvent, pendant un
tems considérable, à parcourir tous les quartiers de son
Royaume ; il passe en revue les différens ordres d’images qu’il
croyoit autrefois le mieux assorties ; il découvre souvent avec
la derniére surprise, la liaison de plusieurs de ses Sujets,
dont l’incompatibilité étoit échappée à son attention. Là-dessus
il réforme son plan, & il ne se rebute pas par la nécessité
de faire tous les jours de nouvelles réformes ; sa plus grande
satisfaction consiste, à voir de plus en plus la police de ses
Etats plus belle & mieux affermie. Lorsque l’ame s’est
habituée pendant une vingtaine d’années à gouverner les images
du cerveau avec cette assiduïté, elle peut se permettre quelques écarts d’une courte durée, & s’éloigner
pour quelques momens de son séjour ordinaire. Elle est alors
semblable à un sage Pére de famille, qui par une prudence
incapable de se démentir, a rendu l’ordre essentiel à ses
domestiques, asservis à une longue habitude de lui obéir. Quand
il est absent de sa maison, l’autorité du Maître veille sur la
famille, elle tient sa place, elle gouverne pour lui ; il trouve
chez lui, à son retour, le même arrangement qu’il y avoit
laissé. Une ame qui connoit & qui veut faire valoir
l’excellence de sa nature, quand elle est encore novice dans le
gouvernement que la Divinité a confié à ses soins, abhorre non
seulement les plaisirs défendus, elle se défie encore des
plaisirs permis, qui par un amusement excessif pourroient la
détourner de ses occupations importantes°: mais dès-qu’elle est
sure de son fait, dès-que par des réflexions exactes sur une
longue expérience, elle a pesé ses propres forces, rien ne
l’empêche de badiner sobrement avec des objets innocemment
agréables ; elle se retire de ces sortes de plaisirs, plus vive,
plus propre à maintenir une heureuse harmonie parmi les images,
de la liaison desquelles dépend toute l’exactitude de la
conduite des Hommes. Remarquons avant de finir, que parmi les
images qui roulent dans le cerveau, il y en a deux espéces fort
distinguées par leur nature & par leur excellence. A la
prémière convient proprement le nom d’image ; ce
sont des représentations des Corps & de leurs qualités, que
les Sens communiquent à l’ame d’une manière incompréhensible. Il
y en a d’autres dont la nature est plus convenable à celle de
l’ame ; parce que, comme elle°; leur essence n’a rien de commun
avec la Matiére°; on doit les appeller Notions. Elles sont comme
les favorites du Principe de nos actions raisonnables ; elles
constituent les Gens de qualité à la Cour de la Raison, &
elles sont à l’égard de leurs Concitoyennes corporelles, ce que
des Nobles sensés devroient être à l’égard de leurs Compatriotes
les plus vils. Quoiqu’élevées au-dessus des images, elles ne
négligent rien pour les mettre par un secours perpétuel, dans
l’état le plus parfait auquel elles puissent atteindre par leur
nature.