La Bagatelle: LXII. Bagatelle
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LXII. Bagatelle.
Du Jeudi 8. Decembre 1718.
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Brief/Leserbrief
« Je crois bien que ceux qui,
pour flater l’orgueil des Grands, se servent des sons
respectueux dont j’ai parlé, ne sont pas assez
imbécilles pour y attacher le moindre sens. Mais il ne
s’ensuit point, que ces phrases vuides, n’excitent
aucune idée dans l’esprit des Personnes à
qui on les adresse. S’il en étoit ainsi, on ne s’en
serviroit pas pour s’insinuer dans le cœur d’un Homme de
qualité, par la route de son orgueil, & il les
prendroit lui-même pour des railleries offensantes. On
gagne un Homme de distinction, par la même adresse qui
nous fait triompher du cœur d’une Belle ; on augmente
son amour & son admiration pour lui, afin que par
contre-coup, il accord sa tendresse à celui qui a
embelli & étendu dans son imagination la chimère
qu’il prend pour son portrait. En un mot, le meilleur
moyen de se rendre aimable à ses yeux, c’est de donner
de la nourriture à ses vices & à son extravagance.
Je ne doute pas qu’il n’y ait des Grands, qui ne soient
parfaitement convaincus en général, que les hommages
qu’on leur rend ne sont que des grimaces toutes pures.
Mais il faut qu’ils ayent une grande force de raison,
& une éducation bien philosophique, pour ne pas
oublier dans le détail, ce que doit penser naturellement
de lui-même un foible Mortel, à qui on offre toujours sa
propre idée sous l’image de sa Grandeur & de son
Excellence°; & qu’on ne fait considérer à soi-même,
que du côté de son pouvoir & de son élévation, qui
sont des choses absolument étrangéres à la Nature
humaine. Ne prendra t-il pas l’habitude de penser qu’il
est Grand, sans songer qu’il est Homme°? Ne
croira t-il pas qu’il est une espéce d’Etre distingué du
Genre-humain ; & que les seules relations qu’il a
avec nous, sont de son côté le pouvoir, & du nôtre
les hommages°? Ne doit il pas se persuader d’une maniére
confuse, que la Qualité est infiniment superieure à tous
les Talens & à toutes les Vertus qui découlent d’une
Humanité perfectionnée°? S’il n’étoit qu’éclairé,
raisonnable, bon, juste, humain, il se trouveroit de
niveau avec plusieurs personnes du commun, qui, pour
être gens de bien n’ont qu’à le vouloir ; mais qui ne
sont pas les maîtres de changer leur roture en noblesse.
On sera peut-être surpris de ce que je viens d’avancer,
savoir, qu’on peut-être persuadé généralement d’une
vérité, quoique dans le détail on croie précisément le
contraire. Cependant le paradoxe est non seulement vrai,
mais est encore la clé de la plupart de nos égaremens.
Il arrive fort peu, que nous nous trompions sur les
régles générales de notre devoir & de notre
conduite, quand nous les considérons d’une maniére
abstraite & détachée de l’amour-propre : c’est alors
que la Raison agit seule, & qu’elle ne se propose
d’autre intêret que la Vérité. Mais lorsqu’il s’agit de
mettre à profit ces idées de nos devoirs, elles sont
souvent environnées de notre orgueil & de nos
plaisirs, qui les altérent entiérement°: elles
s’arrêtent dans l’imagination, sans parvenir jusqu’à
l’ame ; & au lieu de produire des
réflexions dans l’esprit, elles ne causent que des
impressions dans le cerveau. Rien de plus ordinaire dans
la vie humaine. Deux Courtisans rompus dans leur métier,
se trouvent ensemble°; ils savent parfaitement bien l’un
& l’autre, que les éloges & les protestations de
leurs semblables, ne sont que du vent & de la
fumée ; ils entrent en conversation, se disent mille
douceurs sur leurs belles jambes, sur le tour naturel
& aisé de leurs perruques, sur leur esprit, sur leur
adresse, sur leur faveur auprès du Maître & des
Belles ; & après mille protestations d’amitié, ils
se séparent très contens l’un de l’autre. Chacun deux
<sic> croit avoir gagné dans ce commerce de
mensonges polis, en troquant de la fausse monnoie contre
de l’or véritable. D’où vient°? C’est que chacun d’eux,
a pour soi même un fond d’admiration, qu’il est fort
éloigné d’avoir pour son compagnon ; & qu’il
s’imagine que ses belles qualités sautent si fort aux
yeux, qu’il n’est pas possible de les m éconnoître
<sic>. Voici un autre exemple. Une Fille
accoutumée aux maniéres du monde, & qui ne manque
pas d’esprit & de pénétration, est convaincue que
les fleurettes qu’on débite à son Sexe, ne sont qu’un
jargon autorisé par l’Usage, qu’on se croit obligé en
conscience de débiter sans choix, aux Belles & aux Laidrons, aux Femmes qui ont du mérite
& à celles qui n’en ont pas. Cependant un Fat
l’aborde, elle le connoit, elle l’estime si peu qu’elle
ne se soucie pas d’en être estimée. Il la regarde d’un
œil mort, où il voudroit bien peindre de l’admiration ;
il la caresse sur sa beauté, sur sa taille, sur sa
maniére de se mettre, sur le tour fin qu’elle donne à
tout ce qu’elle dit. C’en est fait, elle y est prise ;
je le vois à ses yeux, qui nagent dans la satisfaction.
Elle a beau rejetter ces éloges, ce n’est que pour les
faire redoubler, ils ont touché au but°; & elle
s’imagine que cet admirateur, qui passe dans son esprit
pour un sot achevé, a reçu de la Nature, précisément
autant de bon-sens qu’il en faut, pour juger avec
justesse du mérite qu’elle se suppose. A Dieu ne plaise,
Monsieur, que le but de cette Lettre soit de décrier les
Gens de qualité. Je ne blâme que la basse complaisance
des hommes, qui force en quelque sorte un homme (qui
dans un siécle plu viril auroit été l’ornement de son
âge) à devenir ridicule & vicieux, par les fausses
idées qu’on lui donne du vrai Mérite. J’ajoute qu’il est
presque impossible, de la maniére dont on éléve les Gens
de distinction, & dont on les traite dans le monde
dès leur prémière jeunesse, qu’ils apprennent jamais à
raisonner juste sur eux-mêmes. S’il y en a qui en viennent à bout, comme il y en a certainement,
ils doivent avoir tant de véritable grandeur dans l’ame,
& une force de raison si prodigieuse, qu’ils
méritent l’estime & la vénération du Genre humain,
infiniment plus qu’un homme, qui, par les efforts de son
génie & de sa raison, secoue la poussiére de sa
basse naissance, & devient l’admiration de son
Siécle. Un tel homme ne regarde sa naissance, que comme
une obligation naturelle d’être plus honnête-homme que
les gens du commun ; le mérite & la réputation de
ses ancêtres, lui paroit une lumiére qui environne sa
conduite, & qui le conduit perpétuellement vers son
devoir ; il est honteux de ses titres, s’il voit dans la
bassesse des gens qui les méritent mieux que lui ; il
croit n’avoir reçu de la Providence un rang & du
pouvoir, qu’afin d’être plus en état de marquer aux
hommes, qu’il fait son bonheur d’être leur semblable,
& son plaisir le plus vif de leur être utile ; en un
mot, il s’efforce à mériter cet éloge que Cicéron donna
à Cesar :
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Zitat/Motto
Ce qu’il y a de plus
grand dans votre fortune, c’est le pouvoir qu’elle
vous donne de faire du bien à tout le monde°;
& ce qu’il y a de plus beau dans votre
naturel, c’est que vous en avez la volonté.