Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXII. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\011 (1745), pp. 66-71, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2208 [consulté le: ].


Niveau 1►

LXII. Bagatelle.

Du Jeudi 8. Decembre 1718.

Metatextualité► SUITE de la LETTRE insérée dans la Bagatelle précédente. ◀Metatextualité

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Je crois bien que ceux qui, pour flater l’orgueil des Grands, se servent des sons respectueux dont j’ai parlé, ne sont pas assez imbécilles pour y attacher le moindre sens. Mais il ne s’ensuit point, que ces phrases vuides, n’excitent aucune idée dans l’esprit des [67] Personnes à qui on les adresse. S’il en étoit ainsi, on ne s’en serviroit pas pour s’insinuer dans le cœur d’un Homme de qualité, par la route de son orgueil, & il les prendroit lui-même pour des railleries offensantes. On gagne un Homme de distinction, par la même adresse qui nous fait triompher du cœur d’une Belle ; on augmente son amour & son admiration pour lui, afin que par contre-coup, il accord sa tendresse à celui qui a embelli & étendu dans son imagination la chimère qu’il prend pour son portrait. En un mot, le meilleur moyen de se rendre aimable à ses yeux, c’est de donner de la nourriture à ses vices & à son extravagance.

Je ne doute pas qu’il n’y ait des Grands, qui ne soient parfaitement convaincus en général, que les hommages qu’on leur rend ne sont que des grimaces toutes pures. Mais il faut qu’ils ayent une grande force de raison, & une éducation bien philosophique, pour ne pas oublier dans le détail, ce que doit penser naturellement de lui-même un foible Mortel, à qui on offre toujours sa propre idée sous l’image de sa Grandeur & de son Excellence°; & qu’on ne fait considérer à soi-même, que du côté de son pouvoir & de son élévation, qui sont des choses absolument étrangéres à la Nature humaine. Ne prendra t-il pas l’habitude de penser qu’il est Grand, sans songer qu’il est [68] Homme°? Ne croira t-il pas qu’il est une espéce d’Etre distingué du Genre-humain ; & que les seules relations qu’il a avec nous, sont de son côté le pouvoir, & du nôtre les hommages°? Ne doit il pas se persuader d’une maniére confuse, que la Qualité est infiniment superieure à tous les Talens & à toutes les Vertus qui découlent d’une Humanité perfectionnée°? S’il n’étoit qu’éclairé, raisonnable, bon, juste, humain, il se trouveroit de niveau avec plusieurs personnes du commun, qui, pour être gens de bien n’ont qu’à le vouloir ; mais qui ne sont pas les maîtres de changer leur roture en noblesse.

On sera peut-être surpris de ce que je viens d’avancer, savoir, qu’on peut-être persuadé généralement d’une vérité, quoique dans le détail on croie précisément le contraire. Cependant le paradoxe est non seulement vrai, mais est encore la clé de la plupart de nos égaremens. Il arrive fort peu, que nous nous trompions sur les régles générales de notre devoir & de notre conduite, quand nous les considérons d’une maniére abstraite & détachée de l’amour-propre : c’est alors que la Raison agit seule, & qu’elle ne se propose d’autre intêret que la Vérité. Mais lorsqu’il s’agit de mettre à profit ces idées de nos devoirs, elles sont souvent environnées de notre orgueil & de nos plaisirs, qui les altérent entiérement°: elles s’arrêtent dans l’imagination, sans parvenir jusqu’à l’ame ; [69] & au lieu de produire des réflexions dans l’esprit, elles ne causent que des impressions dans le cerveau.

Rien de plus ordinaire dans la vie humaine. Deux Courtisans rompus dans leur métier, se trouvent ensemble°; ils savent parfaitement bien l’un & l’autre, que les éloges & les protestations de leurs semblables, ne sont que du vent & de la fumée ; ils entrent en conversation, se disent mille douceurs sur leurs belles jambes, sur le tour naturel & aisé de leurs perruques, sur leur esprit, sur leur adresse, sur leur faveur auprès du Maître & des Belles ; & après mille protestations d’amitié, ils se séparent très contens l’un de l’autre. Chacun deux <sic> croit avoir gagné dans ce commerce de mensonges polis, en troquant de la fausse monnoie contre de l’or véritable. D’où vient°? C’est que chacun d’eux, a pour soi même un fond d’admiration, qu’il est fort éloigné d’avoir pour son compagnon ; & qu’il s’imagine que ses belles qualités sautent si fort aux yeux, qu’il n’est pas possible de les m éconnoître <sic>.

Voici un autre exemple. Une Fille accoutumée aux maniéres du monde, & qui ne manque pas d’esprit & de pénétration, est convaincue que les fleurettes qu’on débite à son Sexe, ne sont qu’un jargon autorisé par l’Usage, qu’on se croit obligé en conscience de débiter sans choix, aux Belles & [70] aux Laidrons, aux Femmes qui ont du mérite & à celles qui n’en ont pas. Cependant un Fat l’aborde, elle le connoit, elle l’estime si peu qu’elle ne se soucie pas d’en être estimée. Il la regarde d’un œil mort, où il voudroit bien peindre de l’admiration ; il la caresse sur sa beauté, sur sa taille, sur sa maniére de se mettre, sur le tour fin qu’elle donne à tout ce qu’elle dit. C’en est fait, elle y est prise ; je le vois à ses yeux, qui nagent dans la satisfaction. Elle a beau rejetter ces éloges, ce n’est que pour les faire redoubler, ils ont touché au but°; & elle s’imagine que cet admirateur, qui passe dans son esprit pour un sot achevé, a reçu de la Nature, précisément autant de bon-sens qu’il en faut, pour juger avec justesse du mérite qu’elle se suppose.

A Dieu ne plaise, Monsieur, que le but de cette Lettre soit de décrier les Gens de qualité. Je ne blâme que la basse complaisance des hommes, qui force en quelque sorte un homme (qui dans un siécle plu viril auroit été l’ornement de son âge) à devenir ridicule & vicieux, par les fausses idées qu’on lui donne du vrai Mérite. J’ajoute qu’il est presque impossible, de la maniére dont on éléve les Gens de distinction, & dont on les traite dans le monde dès leur prémière jeunesse, qu’ils apprennent jamais à raisonner juste sur eux-mêmes. S’il y en a [71] qui en viennent à bout, comme il y en a certainement, ils doivent avoir tant de véritable grandeur dans l’ame, & une force de raison si prodigieuse, qu’ils méritent l’estime & la vénération du Genre humain, infiniment plus qu’un homme, qui, par les efforts de son génie & de sa raison, secoue la poussiére de sa basse naissance, & devient l’admiration de son Siécle.

Un tel homme ne regarde sa naissance, que comme une obligation naturelle d’être plus honnête-homme que les gens du commun ; le mérite & la réputation de ses ancêtres, lui paroit une lumiére qui environne sa conduite, & qui le conduit perpétuellement vers son devoir ; il est honteux de ses titres, s’il voit dans la bassesse des gens qui les méritent mieux que lui ; il croit n’avoir reçu de la Providence un rang & du pouvoir, qu’afin d’être plus en état de marquer aux hommes, qu’il fait son bonheur d’être leur semblable, & son plaisir le plus vif de leur être utile ; en un mot, il s’efforce à mériter cet éloge que Cicéron donna à Cesar : Niveau 4► Citation/Devise► Ce qu’il y a de plus grand dans votre fortune, c’est le pouvoir qu’elle vous donne de faire du bien à tout le monde°; & ce qu’il y a de plus beau dans votre naturel, c’est que vous en avez la volonté. ◀Citation/Devise ◀Niveau 4  » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1