La Bagatelle: LVIII. Bagatelle
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Nivel 1
LVIII. Bagatelle.
Du Jeudi 24. Novembre 1718.
Nivel 2
Metatextualidad
Un de mes Amis, fort versé dans
les Langues Orientales, m’a communiqué l’Extrait d’un
Manuscrit Arabe, qui contient des Faits extrêmement curieux.
Nivel 3
Relato general
« d’un Monarque Indien fort
ignorant, qui manquoit de sens commun, jusqu’à prétendre
que tous ses Sujets fussent du même sentiment que lui en
matiére de Religion. Mille tourmens, que de furieux
Dervis faisoient souffrir, sous les auspices du Prince,
à des malheureux qui s’obstinoient à ne croire que ce
qui leur paroissoit évident, les firent déserter par
millions. Ils se répandirent par toute l’Asie. Il en
vint surtout grand nombre s’établir dans le petit Pays
de Cachemire, où tout le monde, pourvu qu’il se soumit
aux Loix de l’Etat, pouvoit servir Dieu comme il le
trouvoit à propos. Parmi ces pauvres Fugitifs, il s’en
trouvoit beaucoup qui joignoient aux maniéres les plus
aimables, une piété sage, éclairée ; & qui
répondoient par toute leur conduite, au généreux
sacrifice qu’ils avoient fait à Dieu & à
leur Conscience, de tout ce qui peut rendre cette vie
douce, aisée & agréable. Il y en avoit une foule
d’autres, qui étoient bien éloignés de ce sublime
caractére. Quoiqu’ils eussent été reçus des Cachémiriens
de la maniére du monde la plus honnête & la plus
obligeante ; entêtés de la ridicule politesse de leur
Patrie, ils marquérent d’abord du mépris pour les
maniéres d’un Peuple simple, qui regardoit tous ces
rafinemens comme les appanages de l’Orgueil & de la
Fourberie. Ils furent méprisés à leur tour, &
bientôt forcés à faire bande à part, & à s’abstenir
entiérement de tout commerce avec leurs Bienfaiteurs.
Les voilà desœuvrés. Naturellement inquiets, &
ennemis de l’inaction, ils ne savent quel exercice
donner à leur vivacité turbulente. Heureusement, la
Médisance, la Calomnie, l’Esprit de basse intrigue,
vinrent à leur secours ; & ils n’employérent ces
nobles talens que pour se déchirer les uns les autres,
déterrer mutuellement leur origine, découvrir la
fausseté de la noblesse de quelques-uns de leurs
Compatriotes, gloser sur une coëffure, sur un ruban,
donner un tour malin à une démarche indifférente, remuer
ciel & terre pour entrer dans les secrets des
Familles, enivrer de flatteries une Enfant ou un
Imbicille <sic>, pour le questionner avec succès,
& pour faire par ce moyen
d’heureuses découvertes. Voilà leur amusement, leur
occupation, leurs plaisirs les plus vifs. Dans chaque
Ville un peu considérable, ils s’étoient partagés en
cent petites troupes, dont chacune, semblable à un homme
considéré en l’état de la simple Nature, avoit à
craindre les insultes de toutes les autres, & avoit
grand soin d’user de represailles. La moindre de ces
bandes se croyoit le centre de l’Esprit, du Goût, du
Mérite, & de la Piété. Pour un rien ces petites
Sociétés se défaisoient, & se faisoient de nouveau ;
& bien souvent telle personne, dans l’espace de deux
ans, les avoient parcourues toutes°; par-là elle avoit
fait un cours complet de fine Malice. La Haine réelle
qui régnoit entre toutes ces petites Compagnies, ne
paroissoit pas extérieurement. Les gens de différens
Partis, ne négligeoient pas pourtant de se voir, &
de s’accabler de termes officieux de respect, d’amitié,
de consideration ; en un mot de cette élite de tours
flateurs, qui est si compatible avec la Médisance la
plus rafinée. Les Femmes excelloient dans ces talens
admirables de se desennuyer, & surtout certaines
Filles vieilles & laides, qui, pour être toutes
propres à être le fleau de leur Prochain, possédoient
une imagination vive & brillante, qui
rendoit inépuisable le fond de leur malignité. Quand une
aimable Fille de cette Nation proscrite, s’étoit trouvée
par hazard, & sans intention, dans un endroit où le
son d’un instrument de Musique se faisoit entendre, les
Ennemies jurées du Genre humain faisoient leurs délices
de répandre sur la conduite de la pauvre Enfant un air
noir & affreux. C’étoit elle sans doute qui attiroit
le courroux du Ciel sur tout le Peuple°; la Guerre &
la Peste dévoient bien-tôt être l’effet d’un déréglement
si criminel. C’étoient encore de terribles gens, que
certains hommes qui étoient les arc-boutans de ces
Assemblées médisantes. Ils entroient avec toute la
bassesse, avec toute la lâcheté possible, dans tous ces
vils mic-macs. Ils alloient roder par-tout, fureter dans
tous les lieux, uniquement occupés à trouver du gibier
pour la friande médisance de leurs charmantes Amies. Ce
qui étoit propre à faire dresser les cheveux d’un
honnête-homme, c’est que les deux Sexes, quoiqu’encore
ensanglantés eux-mêmes, pour ainsi dire, des coups
redoublés de la Persécution, voloient au plaisir de
persécuter les autres, comme à un devoir essentiel. Un
Malheureux, qui étoit précisément dans leur cas, &
qui cherchoit contre la tirannie le même
asile qu’ils avoient si heureusement trouvé, n’avoit
qu’à retrancher un jota de ce qu’ils appelloient
Orthodoxie, pour en être regardé comme le dernier des
hommes, comme le plus scélérat des mortels. Ils
concentroient toutes les forces de leur esprit
intrigant, pour empêcher leurs propres Bienfaiteurs,
d’étendre jusqu’à lui les effets de leur charité. Un
homme si criminel leur paroissoit digne de croupir dans
la misére ; & leur zéle les rongeoit & les
consumoit, s’ils ne le voyoient réduit à mourir de
faim. »
Metatextualidad
Le Manuscrit Arabe rapporte encore
un fait, qui me paroit au dessus de toute vraisemblance,
& j’avoue que j’ai bien de la peine à y ajouter foi.
C’est
Nivel 3
Relato general
« que plusieurs de ceux qui
avoient pris la vigoureuse résolution d’abandonner tout,
plutôt que de souscrire aux ordres extravagans de leur
Monarque, n’avoient pas même une idée générale de ce
qu’on appelle Religion. Tout ce qu’ils savoient, tout ce
qui les avoit portés à prendre un parti si rude & si
difficile, c’est qu’une Mosquée n’est pas une Pagode,
& qu’une Pagode est fort différente d’une Mosquée.
Il y en avoit, surtout parmi ceux-là, qui, fourbes,
avares, injustes, sensuels tandis qu’ils avoient vécu
dans leur Patrie, continuoient à s’abîmer dans les mêmes
vices après leur exil volontaire. D’autres,
qui du tems de leur prospérité avoient regardé comme un
trait de galanterie, une action de Joli-homme, de
débaucher les Femmes de leurs Voisins & de duper
l’innocence des Filles de leurs meilleurs Amis,
exerçoient encore le même métier détestable dans le lieu
de leur réfuge, sans daigner seulement se donner la
peine de sauver les apparences. A en juger par leur
conduite, ils sembloient se mettre dans l’esprit, qu’ils
avoient renfermé tous les devoirs possibles dans un seul
acte, & que par un seul sacrifice, ils avoient
racheté tous leurs crimes passés & à venir. »
Nivel 3
Relato general
« qu’ils étoient fort
réguliers à fréquenter les Temples, & que même il y
en avoit d’une conscience si scrupuleuse, qu’ils
trouvoient du crime à préférer les Discours d’un Moulah
savant & judicieux, à ceux d’un petit Génie. »
Nivel 3
Relato general
« qui dans les voyages qu’il
faisoit au Ciel, étoit maître du choix de sa voiture,
& qui s’est contenté pourtant d’y être porté par un
Ane. »
Metatextualidad
Après cette petite ironie, on
voit dans le Manuscrit en question, une déclamation des plus
vives & des plus Orientales, contre les gens dont nous
venons de parler.
Nivel 3
Pourquoi vôtre conduite est-elle
si mal liée ? Pourquoi vous démentez-vous si
grossiérement & si ridiculement°? Que n’avez-vous des
principes fixes°? Pourquoi ne prenez-vous pas vôtre parti
d’une maniére noble & généreuse? Etes-vous animés d’un
noble amour pour votre Religion ? adoucissez la misére où
elle vous a précipités, par la pratique des Vertus qui font
couler dans l’ame les plus douces consolations, & qui
l’assurent des plaisirs du Paradis, éternels dans leur
durée, & infinis dans leur étendue. Quelle extravagance,
de ramper vers la Damnation par un chemin étroit, rude,
obscur°; par une route semblable à celle qui conduit au
séjour délicieux, préparé pour les Croyans ! Damnez vous
noblement, & par systême ! Allez plutôt aux Enfers par
les rives fleuries du Gange, que par les sables de l’Arabie.
Pourquoi faites-vous ce chemin à pié ? vous êtes les maîtres
de le faire avec agrément & avec pompe, dans un
magnifique 1Paléky, ou sur un
Elèphant superbement enharnaché. En un mot, que n’êtes-vous
restés dans votre Patrie, au milieu de vos Parens, de vos
Amis, environnés de tout ce qui peut faciliter l’exercice de
vos talens criminels°? Pourquoi avez vous été assez lâches,
pour n’oser pas assurer vos plaisirs, en renonçant à une
Religion qui est l’objet de votre haine ? Il valoit mieux
pour vous que l’Ange de la Mort, prêt à vous livrer aux
Exécuteurs de la Justice Divine, vous eût saisi dans un
Palais doré, que dans une pauvre Cabane. Votre
sacrifice, cette action si grande, si noble en elle même,
bien loin de pallier & d’excuser vos autres fautes, y
met le comble. C’est la plus souveraine des extravagances,
& la Sagesse Suprême s’enflamme surtout d’un courroux
vengeur, quand l’Homme irrésolu, contraire à lui-même,
insulte à la Raison, cette pure & vive lumiére qui est
émanée du sein de la Divinité.
1Paléki est une Chaise à porteurs, dont on se sert dans les Indes.