La Bagatelle: LVII. Bagatelle
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LVII. Bagatelle.
Du Jeudi 21. Novembre 1718.
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Comme je me suis rangé de nouveau dans
le Parti des Rationalistes, j’ose dire hardiment que je ne crois
de l’esprit aux gens, qu’à mesure qu’ils goûtent & qu’ils
admirent le Spectateur. Je sai bien qu’on y trouve par-ci par-là
des Piéces fades & plates ; ce qui peut venir de ce qu’elles
sont faites ou trop à la hâte, ou par celui d’entre les Auteurs
qui a le moins de génie. Mais ce qu’on y trouve de bon, dans les
principes de tous les Sectateurs du Bon-sens, est si excellent,
que je ne conçois pas que l’Esprit humain puisse aller au delà.
Je ne découvre pas seulement cet excellent, dans certaines
réflexions profondes & neuves sur les Vérités de la
Religion, & dans ces caractéres qui nous représentent la
Vertu de son côté utile & aimable ; je le trouve surtout
dans la maniére dont il traite certaines choses, basses &
communes de leur nature, mais fertiles en réflexions & en
lumiéres qu’il nous en fait tirer, sans presque que nous nous en
appercevions. Telles sont certaines circonstances petites &
ordinaires de la Vie, qui font infiniment mieux connoître le
cœur humain, que ces actions éclatantes, qu’il
produit ordinairement par des motifs qui lui sont étrangers. Je
me fais aujourd’hui un plaisir d’imiter cette façon d’écrire. Ce
que j’ai dit dans mon prémier Volume, touchant l’Esprit, m’en
fournit, ce me semble, une fort <sic> bonne occasion.
Avant que d’entrer en matiere, j’avertis que j’entens ici par
Esprit, ce que ces gens qui ne raisonnent point, entendent
ordinairement par-là. Cette sorte d’Esprit ne change pas
seulement de nature, selon les différens Climats ; on trouve
quelquefois cent sortes d’Esprits chez un même Peuple, &
dans une même Ville. Tout cela dépend des habits, du rang, des
richesses, de la naissance, d’un degré de timidité ou
d’effronterie. Un Homme mal en ordre dit une chose, c’est un
Sot. Une Veste de brocard dit la même chose, c’est un Homme
d’esprit. Un tel, sort d’une maison où il vient d’avoir de
l’esprit au delà de l’imagination, & il entre dans une autre
où il n’aura pas le sens-commun. D’où vient°? C’est qu’on y
parle un langage de Cotterie, où il n’entend rien ; parce qu’on
y dérange toute l’économie du Dictionnaire de l’Académie, en
donnant à chaque mot un sens que l’Usage n’y a jamais attaché.
Tous ces beaux Parleurs vont le regarder du haut de leur jargon,
mais il aura bientôt sa revanche. Ils n’ont qu’à rendre une
visite chez leur Voisin, ils se verront bientôt les
Sots les plus insuportables que l’Art ait jamais formés. On peut
distinguer toute la Masse d’Esprit qui roule dans tout un Pays,
en Esprit de qualité, & en Esprit roturier ou bourgeois.
L’Esprit de qualité est le meilleur, la chose est
incontestable ; & je ne blâme pas ceux qui en sont doués, de
refuser le titre d’esprit appelle Esprit bourgeois. J’ai même vu
une Dame de distinction, qui, à mon avis, poussoit la charité
pour la Roture un peu trop loin°; en disant qu’une Femme de
moindre étoffe qu’elle, avoit bien de l’esprit pour une
Bourgeoise. Mais comme je suis bien-aise de plaire à tout le
monde, & que je suis fort éloigné moi-même d’être de
qualité, un Lecteur délicat ne doit pas trouver mauvais que je
parle de l’Esprit bourgeois ; cette épithéte corrige
suffisamment ce que le terme d’Esprit peut avoir de trop relevé.
Or sur cet Esprit bourgeois j’ai une remarque très curieuse à
faire ; c’est que d’ordinaire il est d’une espéce différente,
selon le différent Métier que professent les gens bourgeoisement
spirituels. Le tour d’esprit d’un Tailleur, par exemple, est
ordinairement la Galanterie & la Politesse. La raison en
est, que son Métier est sédentaire, paisible, & propre à la
conversation. Il se trouve toujours en compagnie de jeunes gens,
qui ont des amourettes, & qui en parlent sans doute. Tout en
faisant une boutonniére, il peut écouter le récit des bonnes
fortunes de ses Compagnons, & profiter des
découvertes qu’ils ont faites dans le Pays du Tendre.
D’ailleurs, le Métier d’un Tailleur paroit fait exprès pour lier
commerce avec le Beau-Sexe. Comme il donne le bon air aux
autres, il auroit tort de se l’épargner à soi-même. Il seroit
bien malheureux, si en galonnant un habit, il ne lui restoit pas
autant de galon qu’il en faut pour une paire de jartiéres, &
pour enrichir une culotte rouge. De plus, il a mille occasions
de satisfaire au désir naturel d’une Belle, de se mettre au
dessus des Femmes de sa sorte, par quelques enjolivemens
distingués. Par conséquent elles doivent admettre avec plaisir,
ceux qui les fournissent continuellement de quelque petit reste
d’étofe <sic> d’or pour une bourse, ou pour une paire de
pantoufles. Enfin un jeune Tailleur manque rarement de cette
hardiesse, qui est une partie essentielle de la Galanterie. Il
l’acquiert dans les visites qu’il rend aux Dames les mieux
hupées, pour leur essayer un corps de jupe ; occasion charmante
de voir les plus belles dans un desordre si ravissant, que leurs
Amans les plus favorisés, s’en lécheroient les doigts. L’Esprit
d’un Savetier est ordinairement enjoué, railleur & bouffon,
c’est le Rieur de son quartier. Sa gayeté vient de ce qu’il
travaille, pour ainsi dire, en pleine rue, toujours au milieu de
l’air & de la lumiére. Il devient railleur & drolle,
parce qu’il est connu de presque tous les passans,
qui manquent rarement de lui lancer quelque quolibet, ou quelque
bon-mot. Au commencement il y répond tant bien, que mal ; mais
il faut bien qu’il s’y stile peu à peu, & qu’à la fin il se
fasse un magazin de pointes & de brocards, propres à le
faire considérer de tout un voisinage. Les Bateliers ont le même
tour d’esprit, par les mêmes raisons ; aussi tout le monde
convient que ce sont les plus drolles de gens de l’Univers.
Combien de fois n’ai je pas vu de Beaux Esprits passagers,
excités de la noble émulation de rendre à un Batelier brocard
pour brocard, jettés les quatres fers en l’air par les pointes
de leurs Antagonistes, dont ils étoient renversés comme de la
massue d’Hercule. Je ferois grand tort aux Barbiers, si je n’en
disois pas un mot ici. Il faut leur rendre justice. De toutes
les espéces d’Esprit bourgeois, il n’y en a pas qui approche
davantage de l’Esprit de qualité que le leur. Ils sont toujours
dans le beau monde, où l’on n’a garde de refuser les honneurs de
la conversation à un homme qui vous tient le couteau sur la
gorge. La Politique & le Bel-Esprit, sont en général le fort
d’un Barbier. Il manque rarement de lire la Gazette, & de
faire des Vers. Il a d’ordinaire un peu d’étude ; & comme il
rase sans distinction l’Officier, le Sénateur & le Poëte, il
attrape de tous côtés quelque terme de l’Art, quelque mot à la
mode, & quelque expression scientifique, dont il
s’enrichit la mémoire & le langage. Les Gascons surtout se
distinguent parmi les autres Barbiers leurs Confréres, & il
ne faut pas s’en étonner ; puisque la légéreté de la main &
de la langue, est propre à cette Nation, d’une façon toute
particuliére. Moi-même, qui vous parle, j’ai été rasé pendant
quelque tems, par un de ces Favoris de la Garonne, dont je
m’accommodois fort, & à qui je ne trouvois rien à redire,
qu’un excès d’esprit & de savoir. Comme il me prenoit pour
un Homme d’étude, il m’emportoit d’ordinaire la barbe en Latin,
& souvent la moitié de mon poil abbatu, attendoit avec
impatience la ruïne de l’autre, jusqu’à ce que mon illustre eût
trouvé quelque phrase élégante, dont il vouloit régaler ma
Latinité. J’ose me persuader que si j’épluchois de même l’Esprit
de qualité, je pourrois faire sur cet article des réflexions
parfaitement paralléles à celles que l’on vient de voir.