La Bagatelle: LV. Bagatelle
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LV. Bagatelle.
Du Jeudi 14. Novembre 1718.
Level 2
Il faut regarder la Vertu comme un
vain nom, auquel il est impossible d’attacher la moindre idée°;
ou bien il faut admettre comme la prémiére & la plus utile
des Vérités, que la Raison humaine a, généralement parlant,
assez de lumiéres pour connoître ses devoirs, & assez de
force pour renfermer les passions du cœur dans de justes bornes.
Si ce principe est faux, l’homme embrasse la Vertu, ou suit le
Vice par hazard. L’arrangement de la matiére qui le compose,
décide de sa conduite ; & il peut dire avec vérité, ce que Plaute met dans la bouche d’un de ses
Personnages. Di nos homines tanquam pilas habent°: Nous autres
Hommes, nous sommes les balles dont les Dieux se servent pour
jouer à la Paume. Cette faculté de connoître le devoir & de
le suivre, n’est pas seulement tombée, en partage à ces Génies
du prémier ordre, qui par une étude continuée ont épuré leur
raison, & l’ont assermie sur des principes. Point du tout.
Pour être susceptible du vrai mérite, il suffit d’avoir assez de
sens pour concevoir que deux & deux font quatre, & de
sentir ces vérités simples, qui nous arrachent notre
consentement, aussi-tôt qu’elles sont clairement énoncées. Il
suffit d’ouvrir les yeux sur des faits, de voir l’utilité que la
Société tire de la Vertu, & d’appercevoir les funestes
dangers où le Vice l’expose. Un très petit nombre d’idées, avec
une volonté sincére de les mettre à profit, peuvent mettre le
plus petit Esprit au fait de la Morale°; lui peuvent donner de
la probité, de l’intégrité, de la justice, de l’horreur pour les
plaisirs excessifs. Je dis plus°: il faut avoir quelque génie,
quelque étendue de raison, pour se tromper sur les régles du
devoir, & pour les plier à nos passions. Tombera-t il jamais
dans un petit génie, qu’il faut punir & persécuter ceux qui
ne sont pas de notre sentiment ; qu’il est permis de fourber son
Prochain par des propositions qui peuvent être vraies dans un
sens, & fausses dans un autre°? Ces sortes d’Opinions
monstrueuses demandent un homme capable de
duper sa propre raison & celle des autres, par des sophismes
qui coutent des efforts à la faculté de raisonner. Il faut
avouer pourtant que s’il y a une passion dans le Monde, à
l’égard de laquelle la raison paroît être sans force, c’est
l’Amour. Les autres passions aportent avec elles dequoi
réveiller la Raison, & la faire songer à sa défense. La
colére, la haine, l’envie, qui vont directement à causer le
malheur du Prochain, révoltent un cœur bien placé ; elles sont
capables d’y exciter des sentimens d’horreur, qui se liguent
avec la Raison contre des ennemis si odieux. L’Amour au
contraire, quand il a quelque conformité avec une ame belle
& généreuse, s’offre à l’esprit sous l’apparence la plus
innocente du monde. Dès qu’on commence à aimer, bien loin de
sentir qu’on forme des desseins pernicieux contre sa Maîtresse,
on apperçoit avec plaisir une forte envie de travailler à son
bonheur. Ce commencement de tendresse, ne ressemble qu’à une
charité un peu vive °; le cœur n’est rempli d’aucun sentiment
bas, lâche, grossiérement intéressé, indigne d’un homme
d’honneur. De cette maniére, la Raison s’égare imperceptiblement
dans une route fort aisée, que la Nature même a eu soin de lui
frayer, où elle ne trouve rien qui l’arrête rudement, & qui
la force à revenir sur ses pas. Il est certain encore, que c’est
la Raison même, quand elle a été assez foible pour
s’engager dans ce déréglement, qui contribue à le faire durer,
& à le porter jusqu’au plus haut degré de l’extravagance.
Voulez-vous voir l’Amour avec toute l’impertinence dont cette
passion est susceptible°? N’allez point le chercher dans une Ame
commune, dans une raison ordinaire ; vous le trouverez à coup
sûr dans un Esprit capable de raisonnement & de réflexion,
qui est chargé de la conduite d’un cœur naturellement tendre.
Dès-que cette espéce de Philosophe est touché <sic> par un
Objet aimable, sa vanité se met de la partie & l’oblige à ne
rien négliger pour se faire aimer. Ce sera, si l’on veut, la
vanité d’un honnête-homme ; qui étant l’effet d’une continuelle
réflexion sur soi-même, est capable de produire la vertu la plus
pure, quand la raison en fait un bon usage, & les plus
honteux égaremens, lorsqu’elle est mal dirigée. Notre Amant
Philosophe, uniquement occupé de son projet, s’étourdit sur les
suites que peut trainer après soi le succès de son entreprise,
il n’a pas le loisir d’y songer. Sa faculté de raisonner le
détache des principes du raisonnement°; il adopte pour axiomes
les chiméres de sa passion, & il ne travaille qu’à donner de
l’étendue à sa folie ; il se perd dans les rafinemens les plus
ridicules°; & bourreau ingénieux de son propre cœur, il
l’entretient dans une agitation perpétuelle. Un mot sorti de la
bouche de sa Maîtresse, sans qu’elle y ait
peut-être attaché aucun sens, lui donnera ou la plus vive
satisfaction, ou la douleur la plus amére. S’il rencontre un
Cœur qui ne soit pas accessible à une folie aussi délicate que
la sienne, il en reçoit des chagrins continuels, qu’il rend avec
usure à l’Objet de son amour°; & l’excès de sa passion est
la chose du monde la plus propre à le rendre insupportable,
& haïssable au suprême degré. Quand un homme ordinaire a
obtenu une fois de sa Maîtresse le Je vous aime, qu’il a tant
desiré, il est content de son triomphe, il en jouit
tranquilement. Il n’en est pas ainsi du ridicule Personnage dont
je viens de parler. Il est vrai qu’il sent avec une vivacité
infinie, le plaisir de se croire aimé°; mais quelque marque de
tendresse qu’il ait reçu de sa Belle, une seule action où il
peut appercevoir une ombre d’indifférence, renverse tout le
systême de son bonheur °; il se plaint, il gémit, il se
desespére, il est même capable de s’emporter. Quel fardeau sur
les épaules d’une pauvre Fille, dont le petit cœur, heureusement
pour elle, n’est pas susceptible d’une si folle délicatesse°! Il
est naturel qu’elle souhaite d’être débarassée d’un Amant si
injuste & si tirannique. Si au contraire notre Amant a
affaire avec une ame comme la sienne, susceptible des mêmes
rafinemens ridicules, il faut voir le beau conflict
d’extravagance, de ces deux foux fieffés, qui se
servent pour se rendre mutuellement misérables, de ces mêmes
sentimens, & de ces mêmes talens de l’esprit, qui font les
gens heureux & raisonnables. Il est assez naturel que notre
sage Ecervellé commence à s’appercevoir des écarts de sa pauvre
raison, quand familiarisé avec la satisfaction de plaire à sa
Maîtresse, débarrassé de l’occupation de faire une conquête,
& de se l’assurer, il trouve le loisir de raisonner sur des
principes véritables. Mais le moyen de se sauver de la mer
orageuse où sa vanité l’a précipité°? Comment se sauvera-t-il
dans le port de la sagesse°? Sa pauvre raison même s’y oppose,
il est retenu dans son état malheureux par une espéce de vertu.
Pourroit-il abandonner une aimable Enfant qui lui a livré son
cœur de bonne foi, & se résoudre à causer les plus vifs
chagrins à une personne, qui par ses bontés l’a garanti de mille
inquiétudes qui l’auroient déchiré, si elle avoit été cruelle,
ou si elle s’étoit obstinée à croire qu’une Fille a toujours
tort de se fier aux protections des hommes°? Ce procédé lui
paroit ingrat, dur, barbare. Le voilà donc perdu sans ressource,
exposé, du moins pour un tems considérable, aux suites funestes
d’une aveugle passion, incapable de donner à sa raison des
exercices dignes d’elle. Il n’y a qu’une infidélité de la part
de sa Belle, ou une coquetterie insupportable à tout Amant
sincére, qui puisse lui rendre la tranquilité du cœur, dont il s’étoit privé par sa vanité imprudente. J’ai
vu quelquefois avec indignation dans les Historiettes de Mdme.
de Villedieu, un Solon, un Socrate, livrés à toutes les
puérilités de l’Amour. Mais à réfléchir sur la chose, cette
fiction n’est pas destituée de vraisemblance ; & il est très
apparent, que si ces Messieurs, avec toute leur austérité, n’ont
pas évité les Objets aimables, ils ont été amoureux comme le
Vulgaire, & cent fois plus extravagans que lui.