Du Jeudi 14. Novembre 1718.
Di nos homines tanquam pilas
habent°: Nous autres Hommes, nous sommes les balles dont les Dieux
se servent pour jouer à la Paume.
Cette faculté de connoître le devoir & de le suivre, n’est pas
seulement tombée, en partage à ces Génies du prémier ordre, qui par une
étude continuée ont épuré leur raison, & l’ont assermie sur des
principes. Point du tout. Pour être susceptible du vrai mérite, il
suffit d’avoir assez de sens pour concevoir que deux & deux font
quatre, & de sentir ces vérités simples, qui nous arrachent notre
consentement, aussi-tôt qu’elles sont clairement énoncées. Il suffit
d’ouvrir les yeux sur des faits, de voir l’utilité que la Société tire
de la Vertu, & d’appercevoir les funestes dangers où le Vice
l’expose. Un très petit nombre d’idées, avec une volonté sincére de les
mettre à profit, peuvent mettre le plus petit Esprit au fait de la
Morale°; lui peuvent donner de la probité, de l’intégrité, de la
justice, de l’horreur pour les plaisirs excessifs. Je dis plus°: il faut
avoir quelque génie, quelque étendue de raison, pour se tromper sur les
régles du devoir, & pour les plier à nos passions. Tombera-t il
jamais dans un petit génie, qu’il faut punir & persécuter ceux qui
ne sont pas de notre sentiment ; qu’il est permis de fourber son
Prochain par des propositions qui peuvent être vraies dans un sens,
& fausses dans un autre°? Ces sortes d’Opinions mon-
Il faut avouer pourtant que s’il y a une passion dans le Monde, à l’égard de laquelle la raison paroît être sans force, c’est l’Amour. Les autres passions aportent avec elles dequoi réveiller la Raison, & la faire songer à sa défense. La colére, la haine, l’envie, qui vont directement à causer le malheur du Prochain, révoltent un cœur bien placé ; elles sont capables d’y exciter des sentimens d’horreur, qui se liguent avec la Raison contre des ennemis si odieux. L’Amour au contraire, quand il a quelque conformité avec une ame belle & généreuse, s’offre à l’esprit sous l’apparence la plus innocente du monde. Dès qu’on commence à aimer, bien loin de sentir qu’on forme des desseins pernicieux contre sa Maîtresse, on apperçoit avec plaisir une forte envie de travailler à son bonheur. Ce commencement de tendresse, ne ressemble qu’à une charité un peu vive °; le cœur n’est rempli d’aucun sentiment bas, lâche, grossiérement intéressé, indigne d’un homme d’honneur.
De cette maniére, la Raison s’égare imperceptiblement dans une route fort aisée, que la Nature même a eu soin de lui frayer, où elle ne trouve rien qui l’arrête rudement, & qui la force à revenir sur ses pas.
Il est certain encore, que c’est la Raison mê-
Voulez-vous voir l’Amour avec toute l’impertinence dont cette passion est
susceptible°? N’allez point le chercher dans une Ame commune, dans une
raison ordinaire ; vous le trouverez à coup sûr dans un Esprit capable
de raisonnement & de réflexion, qui est chargé de la conduite d’un
cœur naturellement tendre. Dès-que cette espéce de Philosophe est touché
<sic> par un Objet aimable, sa vanité se met de la partie &
l’oblige à ne rien négliger pour se faire aimer. Ce sera, si l’on veut,
la vanité d’un honnête-homme ; qui étant l’effet d’une continuelle
réflexion sur soi-même, est capable de produire la vertu la plus pure,
quand la raison en fait un bon usage, & les plus honteux égaremens,
lorsqu’elle est mal dirigée. Notre Amant Philosophe, uniquement occupé
de son projet, s’étourdit sur les suites que peut trainer après soi le
succès de son entreprise, il n’a pas le loisir d’y songer. Sa faculté de
raisonner le détache des principes du raisonnement°; il adopte pour
axiomes les chiméres de sa passion, & il ne travaille qu’à donner de
l’étendue à sa folie ; il se perd dans les rafinemens les plus
ridicules°; & bourreau ingénieux de son propre cœur, il l’entretient
dans une agitation perpétuelle. Un mot sorti de la
Quand un homme ordinaire a obtenu une fois de sa Maîtresse le Je vous aime, qu’il a tant desiré, il est content
de son triomphe, il en jouit tranquilement. Il n’en est pas ainsi du
ridicule Personnage dont je viens de parler. Il est vrai qu’il sent avec
une vivacité infinie, le plaisir de se croire aimé°; mais quelque marque
de tendresse qu’il ait reçu de sa Belle, une seule action où il peut
appercevoir une ombre d’indifférence, renverse tout le systême de son
bonheur °; il se plaint, il gémit, il se desespére, il est même capable
de s’emporter. Quel fardeau sur les épaules d’une pauvre Fille, dont le
petit cœur, heureusement pour elle, n’est pas susceptible d’une si folle
délicatesse°! Il est naturel qu’elle souhaite d’être débarassée d’un
Amant si injuste & si tirannique.
Si au contraire notre Amant a affaire avec une ame comme la sienne,
susceptible des mêmes rafinemens ridicules, il faut voir le beau
conflict d’extravagance, de ces deux foux fieffés,
Il est assez naturel que notre sage Ecervellé commence à s’appercevoir des écarts de sa pauvre raison, quand familiarisé avec la satisfaction de plaire à sa Maîtresse, débarrassé de l’occupation de faire une conquête, & de se l’assurer, il trouve le loisir de raisonner sur des principes véritables. Mais le moyen de se sauver de la mer orageuse où sa vanité l’a précipité°? Comment se sauvera-t-il dans le port de la sagesse°? Sa pauvre raison même s’y oppose, il est retenu dans son état malheureux par une espéce de vertu. Pourroit-il abandonner une aimable Enfant qui lui a livré son cœur de bonne foi, & se résoudre à causer les plus vifs chagrins à une personne, qui par ses bontés l’a garanti de mille inquiétudes qui l’auroient déchiré, si elle avoit été cruelle, ou si elle s’étoit obstinée à croire qu’une Fille a toujours tort de se fier aux protections des hommes°?
Ce procédé lui paroit ingrat, dur, barbare. Le voilà donc perdu sans
ressource, exposé, du moins pour un tems considérable, aux suites
funestes d’une aveugle passion, incapable de donner à sa raison des
exercices dignes d’elle. Il n’y a qu’une infidélité de la part de sa
Belle, ou une coquetterie insupportable à tout Amant sincére, qui puisse
lui rendre la tranquilité du cœur,
J’ai vu quelquefois avec indignation dans les Historiettes de