Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "L. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\051 (1742), S. 288-293, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2195 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

L. Bagatelle.

Du Jeudi 27. Octobre 1718.

Ebene 2► Allgemeine Erzählung► Un Duc & Pair se trouvant un jour à un festin avec un Archevêque, qui malgré sa basse naissance étoit parvenu par ses rares talens à cette éminente Dignité, fut choqué de la liberté avec laquelle ce Prélat osoit le relever & combattre ses sentimens : Dialog► Vous ne feriez pas mal, lui dit-il, de vous souvenir quelquefois de votre origine. Je m’en souviens parfaitement bien, répondit l’autre ; & je sai que si vous étiez Fils de mon Pére, vous garderiez les cochons à l’heure qu’il est. ◀Dialog ◀Allgemeine Erzählung

Rien ne fait plus de tort à la Société Civile, que les Caractéres déplacés ; rien ne la remplit davantage de gens ridicules & inutiles. Pour éviter ce terrible inconvénient, on ne pourroit jamais mieux faire que d’imiter le Peuple de Sparte, dans la méthode qu’il avoit d’élever les Enfans. Leurs Péres n’avoient rien à démêler avec leur éducation, parce qu’ils étoient censés Enfans de la République. Les plus sages Vieillards prenoient le soin de les instruire, de veiller à leur conduite, de leur inspirer l’amour de la Patrie, & de les former à l’Utilité publique.

Malheureusement, l’éducation qu’on donnoit à ces jeunes Lacédémoniens étoit trop [289] uniforme. Ce Peuple, aussi détaché de l’avarice qu’esclave de l’ambition, ne songeoit qu’à la conquête de la Gréce ; & la bravoure étoit la principale vertu à laquelle on s’efforçoit d’amener les Enfans, dans cette République belliqueuse.

Pour établir un Gouvernement bien réglé, où tous les Sujets contribuassent à la Félicité publique, il faudroit emprunter de Lacédémone son Plan général, mais l’exécuter d’une maniére toute différente. Les Enfans ne devroient avoir rien de commun avec la condition & le sort de leurs Péres. Les hommes les plus éclairés & les plus vertueux de tout un Etat seroient les Inspecteurs de leur conduite ; ils examineroient avec la plus grande attention les talens de leur esprit & les qualités de leur cœur ; & quand ils seroient parvenus à l’âge où le caractére commence à se fixer, ils leur distribueroient les rôles qu’ils auroient à jouer sur le Théatre de la Vie Civile.

Par-là il n’y auroit pas un seul Citoyen oisif. Non seulement les qualités les plus brillantes seroient mises dans tout leur jour ; mais les plus minces talens étant employés, deviendroient aussi importans pour le Bien public, que souvent un petit fil presque imperceptible est utile à la composition de la Machine la plus parfaite.

A présent, un Fils suit presque toujours la destinée de son Pére. Un Homme de Lettres veut que son Fils soit savant. On lui inculque quelques mots de Latin, en dépit de la Nature ; on accable sa mémoire de quelques [290] définitions du Droit ; le voilà Docteur, & Avocat inutile à lui-même & aux autres. Le Fils d’un Magistrat doit être élevé pour la Magistrature, dût-il deshonorer sa charge, & la mémoire de ses ancêtres. D’ailleurs, de la manière que les choses sont établies, une triste fatalité attache à la Charrue, & aux Métiers les plus vils, des Cicérons, des Démosthénes, des Virgiles, des Césars, & des Richelieux.

Quel charme ne seroit-ce pas, de voir la Profession de tous les Hommes mise au niveau de leur caractére, par un choix sage & judicieux ! Le petit Prince, par exemple, qui par son regard sombre, noir & farouche, semble marquer un naturel cruel & sanguinaire, auroit un air charmant, si on le voyoit traverser les rues la hache sur l’épaule, & avec tout l’attirail d’un Boucher. Il est très apparent même qu’il brilleroit dans cette utile profession. Avec quelle grace, avec quelle justesse un Coche ne seroit-il pas conduit par l’illustre Lycidas ? Ce jeune Seineur qui aime tant les chevaux, & qui fait ses délices de s’enfermer dans sa chambre, pour s’y occuper des heures entiéres à faire claquer dix fouëts différens, qu’il a eu soin d’acheter lui-même.

Cléandre, ce Noble à seize quartiers, a une taille gigantesque, une voix de Stentor, une force d’Hercule ; mais par le droit attaché à sa naissance, il s’énerve par toutes sortes de débauches. Heureux lui-même, heureux ses concitoyens, si destiné à la profession de Crocheteur il marchoit d’un pas fer-[291]me & rapide, quoique ses épaules fussent chargées du fardeau le plus lourd ! Quel ordre, quelle harmonie, si l’on voyoit faire le métier d’Ane, à un homme qui a un si heureux naturel pour cela !

Je connois encore le Ministre d’une Tête Couronnée, qui par une étude prodigieuse est parvenu à se connoître aussi-bien en Porcelaine que qui que ce soit au Monde. Du prémier coup d’œil il distingue si elle est du Japon ou de la Chine, vieille ou moderne, rare ou commune ; il en a assemblé un magazin entier ; dix boutiques seroient parfaitement bien fournies de cette collection curieuse. Il fera un voyage de deux jours, pour contempler seulement une Jatte qui est unique dans son espéce. L’intention de la sage Nature étoit de placer ce Seigneur dans le fond d’une boutique. Pourquoi faut-il que la fortune le détourne de sa vocation, & le familiarise avec le Dais ?

Pourquoi faut-il encore qu’elle empêche Cléandre d’être un fort bon Libraire, quoique passablement ignorant ? lui chez qui les étrangers vont admirer cette Bibliothéque nombreuse & bien reliée, qui le met en quelque sorte en paralléle avec les Savans de distinction, quoiqu’il sache à peine lire les titres de ses Livres.

Ce ne sont pas-là les seuls malheurs que causent les Caractéres déplacés parmi les Hommes. J’ose soutenir que le dérangement d’esprit en est une suite naturelle, & que les Petites-Maisons sont presqu’entiérement peuplées de malheureux, dont on a [292] gêné les talens, en les forçant à des exercices auxquels ils n’étoient pas propres.

On a beau faire, les dispositions naturelles de l’esprit ne se perdent pas aisément ; elles résistent avec force aux dispositions étrangéres sous lesquelles on veut les accabler : ce qui doit causer un brouillamini terrible, & n’est que trop capable de bouleverser le cerveau. On en sera convaincu, si l’on veut bien se donner la peine d’examiner avec attention les actions & les discours de ces misérables victimes de la Coutume. On verra leurs talens naturels se faire jour, de tems en tems, au travers de leur folie ; & l’on fera obligé d’en conclure, que s’ils avoient été élevés d’une maniére convenable à leur caractére, ils auroient été peut-être d’excellens Membres de la Société.

D’un côté, vous verrez un Maître d’Ecole vous regarder d’un air martial, enfoncer son bonnet, jurer comme un diable, faire le Don Quichotte, & un bâton à la main donner des assauts furieux à la muraille. Ne faut-il pas convenir qu’il y a grande apparence que cet homme auroit fait merveille à la guerre, & que sur une brêche il auroit marqué la même intrépidité, dont il fait une parade inutile dans don cachot ?

D’un autre côté vous découvrirez un Soldat, maigre, pâle, l’œil distrait & égaré. Depuis le matin jusqu’au soir il médite sur quelque dogme de la Religion, il bâtit des Systêmes nouveaux, il cherche des argumens & des échappatoires, il prêche même par méditation. Pour moi, je ne saurois dou-[293]ter que cet homme, cultivé conformément à son naturel, ne fût devenu un des plus graves & des plus subtils Ecclésiastiques du Siécle.

Ici un Chartier déclame avec un air furibond quelques lambeaux d’une méchante Tragédie, il se donne les contorsions d’un Démoniaque. Il y a apparence que dès sa jeunesse il a eu du goût pour le Théatre, & que si on l’y avoit mis de bonne heure, il auroit pu aller de pair avec les grands Acteurs, dont le mérite charme à présent tout La Haye.

Là un Bouvier, à qui on n’a pas seulement enseigné à lire, fait impromtu des Vers aussi vuides de sens, que remplis de termes ronflans & harmonieux. Si on avoit formé son esprit à la Poësie, on lui auroit sans doute conservé autant d’esprit qu’il en faut à un Rimeur ; & ses Vers auroient charmé tout le monde, par l’exactitude de la diction, & par la richesse des rimes.

J’ai vu entr’autres, dans une pareille demeure, un Fou fieffé, qui auroit été admirable pour tenir le timon d’un Etat, si on lui avoit inspiré de bonne heure la métaphysique du Gouvernement. Je lui ai entendu faire des réflexions d’une profondeur étonnante, & qui valoient tout au moins la Considération Politique que toute l’Europe a presque adoptée depuis peu, & par laquelle on prétendoit que le Roi de *** ne se laissoit prendre son Royaume que par finesse, & pour mieux attraper 1’***. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1