Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XLIX. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\050 (1742), pp. 282-287, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2194 [last accessed: ].


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XLIX. Bagatelle.

Du Lundi 24. Octobre 1718.

Level 2► Lorsque dans la partie Ironique de ma Bagatelle, j’ai soutenu que ceux dans la conduite desquels l’ame peut être comptée pour rien, ne pouvoient pas mieux faire que de voltiger autour des objets étrangers, pour en emprunter mille agréables & flateuses chiméres, j’ai voulu tourner en ridicule des Personnes d’un esprit assez cultivé, qui osent regarder la Raison comme la source de nos malheurs.

Il est vrai que j’avois établi d’abord, qu’un Bonheur réel & constant devoit dériver de la Raison seule, quand elle étoit portée à un certain degré. Mais, d’un autre côté, j’avois prêté aussi aux Bagatellistes, des argumens & des exemples, pour prouver qu’on peut être heureux par un dérangement d’esprit, & que le bonheur qu’on tiroit de-là, est à la portée de tous les hommes ; & par-là j’ai prétendu leur faire honte de leur attachement pour une félicité si brute & si machinale.

A présent que j’ai entrepris de parler sérieusement, je me fais un devoir de faire sentir la prodigieuse différence qu’il y a entre ce Bonheur raisonnable & digne de la grandeur de l’Homme, & ce Bonheur emprunté qu’on tire du cahos de l’imagination.

Il est certain qu’on est bien souvent ex-[283]posé à mille chagrins, quand on commence à essayer, sur l’impétuosité des Passions, la force d’une Raison encore novice. Mais lorsqu’elle est fortifiée par un exercice suffisant, elle nous procure une félicité réelle, durable, unie, à l’abri de tout dérangement. Avec une telle Raison on donne à chaque objet sa juste valeur ; on se rejouit de se voir dans l’estime des autres Hommes tel que l’on est ; & si l’on est privé de la satisfaction de considérer sa véritable image dans l’ame d’autrui, au-lieu d’en sentir une mortification durable, on a recours à la réalité, on se retranche en soi-même, on se plaît à sentir son indépendance. Cette Raison s’étendra sur toute la conduite de l’Homme, sur tous les accidens de la vie humaine. Elle peut se prêter à la faveur des Grands, aux Dignités, à la Fortune. Mais pour me servir de l’expression qu’un ancien Philosophe employoit à l’égard de sa Maîtresse, elle les posséde sans en être possédé. Si une bourasque du Sort l’a privée de ces avantages étrangers, elle se sauve du naufrage ; en quitant tout, elle se conserve elle-même ; & elle sait regagner du côté du repos & de la sérénité, ce qu’elle vient de perdre du côté de l’éclat & de la grandeur.

A l’égard de ceux qui, livrés absolument aux plaisirs de l’imagination, sortent d’eux-mêmes pour se placer tout entiers dans les Objets extérieurs, on peut dire qu’ils perdent tout en les perdant. Comme ils sont possédés par les causes de leur bonheur, & qu’ils ne les possédent pas, ils disparoissent, [284] pour ainsi dire, ils s’évanouissent avec elles.

Certains Censeurs trouveront peut-être-encore que ces réflexions donnent trop dans la Métaphisique. Appliquons-les à des Objets plus sensibles, & rendons palpable cette Vérité : Qu’un simple Hazard peut changer en sources de malheurs, ces mêmes chiméres, dont la plupart des Hommes tirent toute leur félicité.

J’ai dit autrefois que ces sources consistent, ou dans un concours fortuit d’images, ou dans certaines préventions favorites. Pour le prémier, il est visible qu’il produit la félicité & le malheur, par un simple coup du Hazard ; & l’on peut appliquer avec justesse à l’esprit foible qui s’en rend escalve,

Citation/Motto► Sans Raison il est gai, sans Raison il s’afflige. ◀Citation/Motto

Pour ceux qui se trouvent heureux, en dépendant de leurs préventions, il est certain qu’ils deviennent misérables, dès-qu’on heurte de front la baze fragile de leur Bonheur. Un beau Garçon, qui se croit sûr des cœurs de tout le Beau-Sexe, sera dévoré par le dépit & par la rage, dès-qu’une Femme lui marquera un mépris ou une indifférence, à laquelle son ingénieuse fatuïté travaillera envain de donner un bon tour. Un Orateur qui s’est mis dans l’esprit qu’il doit enlever l’ame de tous ceux qui l’écoutent, tire plus de chagrin de la critique d’un seul Esprit difficile, qu’il ne puise de satifaction dans les applaudissemens de tout un Auditoire. Un Homme qui met ses déci-[285]sions au-dessus des raisonnemens les plus forts, & qui dans sa qualité, dans ses richesses, ou dans son âge, croit trouver le droit d’être arbitre absolu de la Vérité, est au desespoir quand le bon-sens d’un petit compagnon ose lui faire tête ; on commet à son égard un crime de léze-Majesté, on usurpe son pouvoir despotique sur la Raison

Heteroportrait► Veut-on voir la même vérité briller dans les Objets les plus communs & les plus exposés en vue ? qu’on jette les yeux sur le jeune Lycidas. Toute la source de son Bonheur réside dans ses piés, sa vanité a la même baze que son corps. Il a effectivement le pié petit & bien fait, & il se pique d’être mieux chaussé que tous ses concitoyens. Quelle pitié qu’il ne soit pas assez riche pour avoir carosse ? Il est vrai que faisant de nécessité vertu, il s’est fait une étude d’affronter le mauvais tems sans avoir besoin d’un équipage ; il a acquis l’art merveilleux de se glisser par dessus la boue ; & ses jambes s’entrelassent de la façon du monde la plus agile & la plus plaisante, pour poser ses semelles proprement sur les cailloux les plus élevés. S’il marche dans les rues avec une troupe d’Amis, ne croyez pas qu’il entre dans la conversation ; l’inquiétude & la distraction sont peintes sur son visage ; il est uniquement occupé à éviter un ruisseau, un tas d’ordures, un peu d’humidité. Les autres, chemin faisant, se sont instruits de quelque Nouvelle, ils ont ri d’un Conte, d’un Bon-Mot. Pour Lycidas, il a le bonheur d’avoir des souliers propres, il les regarde, il [286] les contemple, il les compare à ceux de ses Amis , sur lesquels il jette un œil dédaigneux, & à qui il fait remarquer d’une maniére insultante, qu’ils se sont plus crottés que lui. Il a essayé tous les Cordonniers de la ville ; il en sait le fort &le foible. Un tel tourne parfaitement bien un escarpin, un tel est un grand génie pour les souliers quarrés.

Comme pourtant la Déstinée élude souvant tous les efforts de l’Industrie humaine, il est arrivé quelquefois à Lycidas de se crotter comme un autre.

Citation/Motto► Infandum … jubes renovare dolorem. ◀Citation/Motto

Dans une si fâcheuse catastrophe il contemple ses souliers d’un œil piteux, son visage est rongé de dépit & d’indignation ; il donne au diable le carosse qui l’a éclaboussé, & tous les carosses du monde. On l’attend dans une compagnie ; mais il n’y viendra que dans une demi-heure, quand le décrotoir aura rendu à ses souliers toute leur beauté primitive. ◀Heteroportrait

Heteroportrait► Céladon, après avoir employé les pommades les plus exquises, & les plus entendus Coupeurs de cheveux, est parvenu enfin à avoir une assez belle tête, qui le rend le plus malheureux de tous les Hommes. Elle tient en servitude son ame & tout le reste de son corps. Il employa hier une heure entiére à faire mettre ses cheveux en papillottes, malgré le sommeil qui l’accabloit, & il a tout lieu de se flater d’une heureuse [287] réussite. Dès-qu’il se réveille le matin, il ouvre sa fenêtre pour examiner quel tems il fait. Ciel ! que découvre-t-il ? un brouillard, une petite pluye, un zéphir un peu vigoureux. Quel contre-tems ! il en a le cœur navré. Il est continuellement occupé à observer si le Ciel n’offre pas à ses yeux une face plus riante. La chose est des plus cruelles, vingt fois dans ce même mois Céladon a promis au Public le spectacle de sa chevelure, & vingt fois il a été forcé de la rengainer dans sa bourse. Enfin, voici un jour fait exprès, un tems sec, tranquile ; Céladon est au comble de sa joie. Les boucles sortent de leur cachette ; elles sont grandes, belles, légéres, flottantes, elles se lient en perfection ; il n’y a point de Souverain plus content que Céladon. Que d’admirateurs ne rencontrera-t-il pas ! Ils s’arrêteront pour jouir longtems de la satisfaction de contempler cette merveilleuse tête. Il sort, il les étale pendant quelque tems avec succès ; mais au coin d’une rue, un petit vent souléve & éparpille un peu ses cheveux ; vous le voyez frissonner, il serre les épaules ; ce ne sera pas sa faute, si sa chevelure souffre le moindre dérangement. Son cou n’a plus de vertébres, son corps est devenu tout d’une piéce, il faut qu’il se tourne tout entier s’il veut voir ce qui se passe derriére lui. S’il faut qu’il se courbe pour ramasser quelque chose, avec quelle lenteur, avec quelle précaution ne s’y prend-il pas ? D’aussi loin qu’on le découvre, son air annonce qu’il est accablé sous sa chevelure. ◀Heteroportrait ◀Level 2 ◀Level 1