La Bagatelle: XLVII. Bagatelle
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XLVII. Bagatelle.
Du Lundi 17. Octobre 1718.
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C’est avec beaucoup de raison que de
tout tems on a considéré les Voyages comme le moyen le plus
efficace de polir les maniéres, de perfectionner les talens de
l’Esprit, & de donner de l’étendue & de la force à la
Raison. Tous ceux qui ont quelque Littérature, savent que les
fameux Sages de la Gréce ont dû leurs lumiéres & leur
réputation aux courses utiles qu’ils faisoient en Egypte, &
dans les autres Pays où les Sciences & la Philosophie
fleurissoient le plus. Par-là ils ne trouvoient pas
seulement occasion de pénétrer dans la Politique des différens
Etats, de confronter les mœurs des Peuples, & de comparer
les différentes notions qu’ils avoient par rapport aux mêmes
sujets ; mais surtout par cette étude ambulante, il leur étoit
facile d’entrer dans des conférences avec les Philosophes fameux
de chaque Nation, & d’en mettre les découvertes à profit.
Les Romains ne négligérent pas une méthode si salutaire,
lorsqu’ils commencérent à revenir de la rudesse & de la
férocité où ils avoient été entretenus par leurs guerres
continuelles. Il étoit fort rare qu’un Homme de distinction
parmi eux, avant que de parvenir aux Emplois, ne pâssat quelques
années dans la Gréce, qu’on regardoit alors comme le centre de
la Politesse & des Belles-Lettres. Chez tous les Peuples
modernes, les Voyages sont encore dans le même degré d’estime,
quoique par la faute des Voyageurs on en tire, généralement
parlant, plus de desavantage que d’utilité. De vingt Jeunes-gens
qu’on envoie dans les Pays étrangers, quinze tout au moins en
reviennent plus ridicules, & plus insupportables, qu’ils
n’étoient avant que d’avoir été dépaïsés. Il ne faut pas en
chercher la raison bien loin. Pour profiter de ce qu’on peut
voir dans des Pays éloignés, il faut déja avoir posé dans son
ame une baze solide de raisonnement, il faut posséder un esprit
de réflexion. Ce n’est que par cela seul qu’on est capable
d’étudier en voyageant, d’éprouver à la Raison, comme à une pierre de touche, tout ce qui s’offre à nos yeux ;
de distinguer & de choisir ce qu’il y a de véritablement bon
& agréable dans les mœurs des Etrangers, & de le joindre
à notre caractére par des liaisons imperceptibles. Mais sans
cette Raison cultivée, sans cet esprit de réflexion, on ne peut
guéres manquer de se jetter à corps perdu dans toutes les
extravagances qu’on remarque chez les Nations qui passent pour
polies, & d’en faire un assemblage monstrueux avec sa
sottise native. Rien de plus aisé que de copier, tant bien que
mal, l’étourderie, la fatuïté des airs brusques &
impertinens. Une Nation voisine de notre Patrie, est peut-être
celle de l’Univers qui est la plus adonnée à envoyer hors du
Pays la Jeunesse d’une certaine distinction. Chez elle un Homme
de qualité qui n’a pas vu Paris tout au moins, est fort peu de
chose. Elle veut qu’un jeune Seigneur coure le Pays ; il va le
faire, le sort en est jetté. Il n’a jamais vu que son Village,
sa Baronie, ou sa Comté ; & des Sujets rampans, &
presque esclaves, l’ont habitué à un fierté roide, à une
froideur dédaigneuse. Il lui faut un Conducteur : on lui donne
quelque Prêtre, ou quelque Valet de chambre du vieux Seigneur,
qui connoit aussi peu le Monde que son jeune Maître, & qui
se fera une étude d’entretenir Mr. le Baron, ou Mr. le Comte,
dans sa morgue ridiculement impérieuse. Ce digne Gouverneur est
muni d’instructions les plus précises, qui lui indiquent les
routes qu’il doit prendre ; combien d’habits
simples, & combien de galonnés il doit donner par an à son
Eléve ; & quelle somme il peut dépenser chaque année. Il
aura pour sa peine une pension de cinquante écus, & les
habits usés de son jeune Seigneur. Voilà nos gens en campagne ;
ils vont se donner en spectacle de Cour en Cour ; ils prennent
exactement les dimensions des Bâtimens, des Savans, des
Princes ; & ils reviennent dans leur bicoque se reposer de
leurs travaux, charmés de savoir comment sont faits le Régent,
le Roi George, Fontenelles, Newton, Hamptoncourt, &
Versailles. Pour nous autres Hollandois, nous nous faisons aussi
quelquefois un mérite d’abandonner pour quelque tems la cuisine
de notre Mére. Mais il n’y a parmi nous que la Jeunesse du
premier rang qui soit obligée de traîner avec elle un Censeur
incommode de conduite. On peut fort bien s’en passer, ce n’est
qu’une dépense inutile, nous ne courons guères risque de nous
gâter dans nos Voyages. A proprement parler, nous ne voyageons
point, nous ne faisons que transporter, pour huit ou dix mois,
en France ou en Angleterre, une masse de chair qui s’est formée
pendant vingt ans en Hollande. Nous brillons pourtant dans les
Pays étrangers ; nous y avons deux valets, un équipage ; nous
nous produisons dans les promenades publiques ; nous allons à la
Comédie, à l’Opéra ; nous allons tous les jours réguliérement à
un certain Caffé, rendez-vous de tous nos compatriotes, où nous
pouvons jouir de la satisfaction de parler notre
Langue maternelle. Nous avons notre Cabaret à part, &
d’autres lieux encore, où nous pouvons nous enrichir de quelques
termes François, ou Anglois, dans le commerce des Grisettes.
Nous comparons les agrémens & les maniéres de ces Belles,
avec ce que nous avons trouvé chez nous dans les personnes de la
même profession : ce qui à notre retour nous donne un droit de
primer parmi les Jeunes-gens, qui sont assez malheureux de
n’avoir mis en œuvre que dans leur Patrie leurs talens pour la
débauche. C’est ainsi que la plupart des jeunes Hollandois
profitent de leurs voyages. Ils voient peu de chose,
n’apprennent rien ; ils s’ennuyent presque au milieu d’une foule
d’occasions de goûter des plaisirs sages & innocens ; ils
voient l’extérieur des François, ou des Anglois, ils n’entrent
point dans leurs Mœurs, dans leur Caractére, dans leur
Politique, dans les Intrigues des Cours. Tout ce qu’ils
rapportent chez eux de nouveau, consiste en quelques habits
galonnés faits par un Tailleur Parisien, en quelques chapeaux
énormes, en quelques tabatiéres, & en d’autres babioles de
la même importance. Cela se découvre surtout dans nos jeunes
Marchands, qui pour quelques mois vont faire les petits
Seigneurs dans les Pays voisins. Un de ces Messieurs se trouvant
à Paris assez desœuvré, s’attira la pitié d’un de ses
concitoyens plus sensé que lui, & qui par ses maniéres & sa politesse avoit trouvé l’art de s’introduire
dans les bonnes compagnies. Que diable, lui dit ce dernier,
êtes-vous venu faire ici ? ne pouviez-vous pas bien boire du vin
de Bourgogne & du Caffé à Amsterdam ? Venez-vous-en avec
moi, je vous ferai voir les plus jolies Femmes de France, &
qui valent seules les fraix du voyage. Et morbleu ! lui répondit
l’autre en bon Hollandois, que voulez-vous que j’aille faire
chez ces petites Françoises ? Le Lecteur étranger saura, s’il
lui plaît, que les François sont souverainement méprisés par
certains Hollandois, qui les nomment toujours petits François,
par un diminutif qui n’est rien moins que tendre. J’aurois tort
de ne pas instruire ici le Public du voyage le plus burlesque
qui ait été entrepris & exécuté de mémoire d’homme. Un autre
jeune Marchand de la même ville ayant entendu dire qu’on ne
pouvoit guéres devenir joli homme en restant dans sa Patrie,
s’imagina que voyager & devenir joli homme étoit précisément
la même chose. Il communique cette imagination à son Pére, qui
donne là-dedans de tout son cœur, charmé de la noble ambition de
son Fils. Le voyage est résolu. Le Jeune-homme muni de trois
cens florins, & de force Lettres de crédit pour les
Correspondans du Papa, part comme un trait d’arbaléte ; il ne
s’arrête ni nuit, ni jour ; il maudit cent fois la lenteur des
chevaux de poste. A l’égal de la foudre, il parcourt une vaste
étendue de Pays ; il voit Nimégue, Wésel, Dusseldorp, Cologne,
Francfort, Strasbourg, Mets, Toul, Verdun, Luxembourg, Liége, Mastricht. Le voilà de retour à Amsterdam ;
il a fait en moins d’un mois, ce qui coûte aux autres des années
entiéres. Il n’a pas vu un seul des Correspondans ; les trois
cens florins lui ont suffi, il en rapporte même quelques restes.
Il est tout fier de ses courses & de ses travaux. Na-t-il
pas raison ? il a vu un nombre infini de clochers de différente
figure. Et son Pére ne doit-il pas être charmé de l’esprit de
son Fils, qui a découvert une méthode si ménagére, & si
promte d’acquérir de la Politesse & des Maniéres ?