La Bagatelle: XXXVIII. Bagatelle
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Ebene 1
XXXVIII. Bagatelle.
Du Jeudi 15. Septembre 1718.
Ebene 2
Il s’en faut bien qu’en général il n’y
ait autant de belles Femmes en Allemagne, qu’en Hollande, ou en
Angleterre, sur-tout parmi les Gens du commun ; & il n’y a
guéres que certaines personnes délicatement
élevées, qui puissent charmer par la finesse de leurs traits :
les visages de celles-là même, ont d’ordinaire trop de quarrure,
pour être susceptibles d’une phisionomie spirituelle. Elles ont
d’ailleurs le teint beau ; la taille droite, ferme, bien
soutenue ; les mains & les bras admirables. Leur démarche
n’est pas vive, mais grave & majestueuse ; & dans la
froideur de leur air, il régne quelque chose de noble & de
grand. Leur gorge est ample & copieuse, & elles ne
négligent rien pour en laisser paroître toute la masse. Il y a
apparence qu’elles veulent s’accommoder par-là au goût de leurs
Compatriotes. La Vanité Françoise a trouvé bon d’attacher un
sens odieux au terme même d’Allemand, & par-là elle mérite
de s’attirer le mépris de toutes les Nations qui ont du
sens-commun. Mr. le Maréchal de Schomberg, qui étoit de cette
Nation, avoit un Maître-d’hôtel François, qui voulant un jour
s’excuser d’avoir mal réussi dans une commission, dit à son
Maître : Parbleu, Monsieur, je crois que ces gens-là m’ont pris
pour un Allemand. Ils avoient tort, répondit le Maréchal avec
beaucoup de flegme, ils devoient vous prendre pour un Sot. Cela
soit dit en passant. Les Dames Allemandes peuvent avoir, sans
contredit, du bon-sens, de l’esprit, de la politesse : elles
peuvent être aimables par le seul caractére de leur Nation. Je
dis plus, une éducation bien ménagée pourroit leur donner un air
ouvert & aisé, une portion suffisante de cette
gayeté & de cette vivacité Françoise, que les Peuples les
plus sérieux mêmes trouvent aimable dans une jolie Femme. Il y
en a même un bon nombre qui l’ont mêlée si adroitement avec leur
caractére naturel, que les plus fins Connoisseurs n’y sauroient
trouver rien d’étranger. En général pourtant, elles feroient
beaucoup mieux de s’en tenir à leurs maniéres, & d’être de
bons originaux, que de se plâtrer grossiérement d’une fade copie
des agrémens François. Dans les Cours Allemandes, excepté
quelques-unes des plus distinguées, il s’est fourré certains
Mirmidons François, qui se sont donnés effrontément pour
Beaux-Esprits, pour Experts en matiére de Savoir-vivre. On les
en a cru sur leur parole, comme s’il suffisoit d’être né dans
une bicoque de la France, pour posséder le bon air & les
belles maniéres par un bénéfice du terroir. J’ai vu une Piéce de
Théâtre faite par un de ces prétendus Génies, pour le
divertissement de certaines Altesses. Non seulement tout y étoit
plat, & de mauvais sens ; mais le pauvre Auteur, bien loin
de savoir les régles les plus familiéres de la Versification,
ignoroit absolument la maniére de construire sa propre Langue.
Ces mêmes Cours regorgent de Pèques Provinciales, qui doivent
aussi tout leur mérite au lieu de leur naissance. On leur confie
l’éducation des Dames de qualité, & elles croient y réussir
à merveilles, quand elles barbouillent l’esprit de leurs Eléves
par le fard grossier de mille longs & impertinens
complimens. Elles ne font que leur rabattre les
oreilles du Goût François, de l’Air François, des Maniéres
Françoises, dont elles font, peu s’en faut, la Vertu & le
Mérite. Elles donnent ainsi à ces pauvres Enfans un amour
stupide & outré pour le terme de Bel Air, dont elles n’ont
aucune idée distincte : & cet amour ridicule va si loin, que
souvent un Carabin qui s’émancipe avec une Beauté Allemande, n’a
qu’à dire, pour imposer silence à la pudeur de la Belle, que
c’est la maniére en France. Cet argument est sans réplique. Si
les Dames Allemandes sont pour la plupart des copies, le
caractére des Anglois au contraire est tout-à-fait orignal :
elles ont leur tour d’esprit à part, des modes, des airs, &
des maniéres qui leur sont particuliéres & propres. Tous
ceux qui ont examiné à fond les Anglois, conviendront avec moi
qu’ils constituent le Peuple le plus sage & le plus fou de
l’Univers. On découvre dans leur Pays, jusques chez les
Mariniers & les plus vils Artisans, de la pénétration, du
raisonnement, & de l’esprit ; mais en même tems une
bizarrerie excessive, qui vient de l’amour outré qu’ils ont pour
la Liberté. Tout ce qui gêne, tout ce qui contraint, leur est
insupportable. Il n’y a point de gens au Monde, qui soient moins
imitateurs ; chacun se livre à son humeur particuliére, sans se
mettre en peine des autres. De-là vient que quoique tous les
Anglois se sentent du caractére général de la Nation, ce
caractére est varié de cent mille façons, & qu’il n’y a point de Peuple où se trouve tant d’Originaux
différens. Le fond du caractére Anglois est toujours un
assemblage monstrueux de beaucoup de bons-sens, & d’une
bizarrerie incompréhensible, qu’un Etranger prendroit souvent
pour un Fanatisme réel. Comme en Angleterre, l’éducation qu’on
donne aux Hommes est diamétralement opposée à celle qu’on donne
aux Femmes, & qu’on ne songe guéres qu’à cultiver l’esprit
des uns, & à embellir l’extérieur des autres, le naturel de
ceux-là peut recevoir quelque modification par l’étude, au-lieu
que l’humeur de celles-ci reste toujours dans son entier. J’ose
dire qu’elles ne sont pas généralement aussi belles, que le
prétendent leurs Compatriotes prévenus ; mais assurément on ne
sauroit rien voir de mieux fait & de meilleur air, depuis la
Duchesse jusqu’à la Blanchisseuse. Ce sont des tailles pas trop
déliées, mais droites & aisées ; des épaules bien placées,
un jarret tendu, & un pié tourné à merveilles ; leur
démarche seule est capable de triompher d’un cœur ; l’art &
l’affectation y sont parfaitement cachés ; & les Belles
semblent sortir des mains de la Nature, telles qu’on les voit.
Pour leurs gorges, le spirituel Mr. Pavillon n’en dit pas trop
de bien ; il leur donne de la blancheur, mais il leur reproche
de se baiser impudemment devant tout le monde. Pour moi, je
crois franchement qu’il en parle sans connoissance de cause. Les
Angloises n’ont pas un abord aisé & ouvert. Au contraire,
leur air est froid avec les Inconnus : mais ce
froid n’est pas plat & fade, il est plutôt fier &
approchant du dédain. Cependant, dès-qu’on est assez heureux
pour les apprivoiser, elles sont gayes, vives, spirituelles ;
mais toujours avec un prodigieux mêlange de bizarrerie, qui ne
peut que divertir ceux qui les voient d’un œil indifférent. Il
n’en est pas ainsi des Amans d’un certain caractére, que cette
humeur capricieuse doit mettre perpétuellement à la torture.
Tels sont les Amans sérieux, passionnés, délicats, qui aiment à
pousser les beaux sentimens, & filer le parfait amour. Une
Angloise pourra estimer un tel Galant, elle pourra même l’aimer,
mais elle le fera enrager involontairement cent fois dans une
heure. Quelquefois elle répondra à sa tendresse de la meilleure
foi du monde ; un moment après elle le laissera parler tout
seul, & s’amusera avec un Chien ou avec un Perroquet.
Souvent elle se lévera brusquement, en interrompant la
conversation la plus tendre, pour demander à sa Femme de chambre
si le carosse est devant la porte ; elle fera une grande
révérence à son fidelle Berger, & s’en ira faire des
emplettes ; & tout cela par une humeur libertine, sans aucun
dessein malicieux de faire du chagrin à son Amant. Si le pauvre
Garçon se fâche de ses maniéres, s’il lui en témoigne une
douleur délicate, elle le regardera comme un ennemi de sa
liberté, comme un persécuteur, & il risquera de se rendre
odieux & insupportable. Le vrai moyen de se mettre bien dans
son esprit, c’est de suivre son humeur dans toutes
ses irrégularités & dans tous ses caprices. Est-elle dans un
moment tendre & attentif, il faut saisir cet instant
heureux. Dès-qu’elle prend un air inquiet & sombre, il est
bon de tourner le discours sur les beaux Equipages, sur les
Nouvelles, sur Nicolini, sur un Jour de naissance du Roi.
S’abandonne-t-elle à la rêverie & à la distraction, il n’y a
point de mal à s’y livrer aussi de son côte ; & le souverain
reméde contre les bizarreries de la Belle, c’est d’affecter une
bizarrerie supérieure. Ce procédé réveille son attention pour
son Amant, en piquant sa vanité. Elle se mettra quelquefois sur
les éloges d’un Rival, & dira ouvertement qu’elle est
charmée de l’avoir pour Amant. Il faut écouter cela d’un air
froid, & tourner adroitement la conversation sur quelque
Beauté qui est en vogue, s’étendre sur ses charmes, outrer la
matiére & en parler avec passion. Elle en aura du dépit,
& ce dépit fera cesser les pirouettes de son imagination,
& la raménera au véritable objet de sa tendresse.