La Bagatelle: XXXVII. Bagatelle
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3752
Ebene 1
XXXVII. Bagatelle.
Du Lundi 12. Septembre 1718.
Ebene 2
Le Mariage, qui ouvre la carriére de
la Galanterie aux Françoises, la ferme d’ordinaire aux Belles de
ce Pays. La Mode n’a pas encore réussi à falsifier chez nous les
idées de l’Amour Conjugal, & la froideur naturelle du
Beau-Sexe Hollandois ne le met pas dans la nécessité de recourir
à cette régle d’Arithmétique, Deux sont plus qu’un. Je sai bien
qu’ici, comme dans tous les Pays du Monde, il y a des
exceptions ; mais elles sont plus rares qu’on ne pense, & on
ne les remarque guéres que dans les Villes de Cour, où les Vices
étrangers font le plus de ravage à l’ancienne simplicité de nos
Mœurs. Par-tout ailleurs les Maris & les Femmes s’aiment
bourgeoisement, & de toute leur ame ; ils s’aiment même
jusqu’à affadir le cœur de ceux qui sont les spectateurs de
leurs caresses. Ce sont des baisers perpétuels, appliqués
lourdement dans les meilleures compagnies ; & des baisers si
indiscrets, qu’on les entendroit quand on ne les verroit pas.
On diroit que ces caresses, si peu
interrompues, devroient dégoûter les Acteurs mêmes ; mais nous
sommes flegmatiques nous autres ; notre tendresse est capable de
faire feu qui dure ; les mouvemens vifs & impétueux du cœur,
doivent de nécessité épuiser l’amour, quand ils ne sont pas
ménagés avec prudence. Nous n’en sommes pas logés-là : nos cœurs
ressemblent assez à nos tourbes ; ils brulent lentement &
longtems ; & nous voyons assez souvent des Baucis & des
Philémons, qui tirent de dessous les cendres de la vieillesse
des maniéres caressantes, qui ne laissent pas d’avoir de
l’agrément pour les parties intéressées. Poussons notre
Paralléle plus loin. Les beaux visages sont rares en France ;
mais le fard des maniéres y sait embellir la laideur, & le
bon air de se mettre y tire de l’avantage même de l’irrégularité
des traits. Ce qu’on ne sauroit nier, c’est que quand la Beauté
est tombée en partage à une Françoise, elle est véritablement à
sa place ; tous les agrémens imaginables l’accompagnent ;
l’esprit vif de celle qui la posséde, s’insinue dans chaque
trait, & se répand sur tout le teint ; il anime chaque
action, chaque mouvement, & comme des yeux il fait son
séjour ordinaire ; c’est-là qu’il étale ses charmes les plus
irrésistibles ; il y produit sans cesse des beautés variées
& nouvelles ; il en change dix fois les décorations dans un
quart-d’heure, & la derniére paroit nous offrir toujours
quelque chose de plus aimable & de plus touchant que les
précédentes. Il est incontestable que dans nos
Provinces le sang est beau, & en général les tailles y sont
grandes & avantageuses. Mais les Femmes n’ont pas assez de
vanité, elles ne se sentent pas assez pour polir les agrémens
brutes qu’elles ont reçus de la Nature, qui n’embellit jamais
tout-à-fait, & qui laisse toujours quelque chose à faire à
l’Industrie. Ce sont de belles Statues, mais placées dans de
fort mauvaises attitudes. L’éducation y contribue extrêmement.
On leur permet dès leur plus tendre jeunesse de s’abandonner à
leur indolence naturelle, de laisser aller leur corps, & de
se donner un air de tête niais & plat. On leur laisse
traîner la savatte, ce qui dans leur démarche les fait
ressembler à des Machines, qui ne se meuvent que par la force
des ressorts. Je n’ai garde de parler ici d’un bon nombre de
Femmes de distinction, que l’éducation a réveillées, & chez
qui les agrémens François sont d’autant plus aimables, qu’ils
sont resserrés dans certaines bornes, qui les empêchent d’aller
jusqu’à l’extravagance & l’étourderie. Je l’ai déja dit
ailleurs, celles-là sont aussi aimables que Femmes de
l’Univers : outre le bon air & la façon de se mettre, &
le joli tour d’esprit, elles savent encore répandre sur leur
extérieur cette pincée délicate de Coquetterie, sans laquelle la
Beauté même ne touche point. Pour la masse générale de nos
Bourgeoises, c’est une pitié de remarquer l’art abominable dont
elles se servent pour se défigurer, en dépit de la Nature. Dès
leur enfance elles s’emboëtent dans des corps
roides comme des cuirasses : ces corps extrêmement étroits par
devant, & étendus jusqu’au menton, emprisonnent &
serrent la gorge d’une maniére impitoyable ; & d’une largeur
affreuse par derriére, ils forcent les épaules à s’élargir en
arc de cercle ; ce qui fait que toutes nos Bourgeoises ont le
dos rond, & le menton appuyé sur l’estomac. Revenons à notre
Beau-Monde féminin. Il y régne un défaut général, dont les mieux
élevées même ont bien de la peine à se défaire. Dès-qu’un
Inconnu se produit dans une compagnie, ou bien un Homme
inférieur en richesses ou en naissance aux Dames qui la
composent, on y voit d’abord un dérangement notable dans tous
les traits, une moue impertinente se répand sur tous les
visages, toutes les lévres s’avancent comme de concert, &
une morne froideur régne dans tous les yeux ; la conversation
générale s’éteint, on ne se parle plus qu’a l’oreille, &
l’Inconnu, ou le Roturier, est l’objet de mille regards
méprisans. Il a beau être joli & aimable, les Belles sont
aveugles sur le mérite, quand il n’est pas relevé par la
familiarité, par la qualité, ou par l’argent. Il est vrai que
dans une certaine Ville que je ne nomme point, elles vont
quelquefois dans un excès tout contraire envers les Etrangers.
Il suffit presque d’être un Faquin venu de loin, pour être
introduit avec facilité dans les meilleures Assemblées : on n’a
pour cet effet qu’à se parer effrontément du titre de Comte, ou
de Marquis : si l’imposture se découvre dans la
suite, il n’y a pas grand mal ; on est accoutumé à traiter le
Faquin sur un certain pié, & il s’y maintient par
prescription. Les Françoises ont naturellement l’air aisé,
ouvert, passablement hardi, & elles ne se décontenancent pas
pour peu de chose. Elles ont en général du gout pour ce qu’elles
considérent sous l’idée de mérite ; tout joli homme qui fait une
figure décente, est joli homme pour elles ; elles demandent
rarement ce qu’il est, & d’où il vient ; elles le prennent
comme elles le trouvent, sans se mettre en peine de toutes ces
fadaises accessoires ; & elles l’honoreront de leur estime
& de leur familiarité, par la seule raison qu’elles l’en
trouvent digne. Comme il ne s’agit pas d’en faire un Epoux, mais
de l’admettre simplement dans leur compagnie, il leur est fort
indifférent s’il a seize quartiers & si sa dépense est
puisée dans des fonds considérables ; & elles agissent fort
raisonnablement. Pour achever notre Paralléle, prenons deux
Dames de l’une & de l’autre Nation, & supposons leur
Beauté soutenue par le mérite & par l’éducation, en
conservant pourtant l’essentiel du caractére de leur Pays. La
Françoise charmera par la vivacité de ses saillies, par
l’aimable impétuosité de ses mouvemens. La Hollandoise, par une
douceur languissante, par un tour d’esprit sensé, par une
aimable molesse, donnera à toutes ses actions quelque chose de
tendre & de touchant. La prémiére, toute piquante, toute pleine de feu, enléve, emporte les cœurs, & ne
leur donne pas le tems de se reconnoître. L’autre s’insinue
doucement dans les ames ; la tendresse qu’elle y fait naître,
est accompagnée de réflexion ; on sent distinctement l’effet de
ses charmes, mais on les sent avec plaisir, & avec une
espéce d’approbation. On s’apperçoit qu’on a le pouvoir de lui
résister, mais on s’apperçoit en même tems qu’on n’a pas la
volonté de s’en servir. L’une ressemble à un Torrent impétueux,
qui force tous les obstacles qu’on lui oppose ; l’autre à un
Fleuve, qui roule ses eaux avec une agréable lenteur, &
auquel on seroit bien fâché de fermer le passage. La
conversation de l’une est brusque & divertissante ; ce sont
comme des fusées qui sortent de son imagination, mais qui sont
bien souvent suivies des ténébres de la rêverie & de la
distraction. Pour l’autre, elle se soutient toujours, elle est
attentive, elle se posséde, elle parle à propos ; ses réponses
sont justes, sensées, bien souvent délicates, & accompagnées
de raisonnement & de réflexion. Si l’on réussit à toucher le
cœur de la prémiére, elle fait sentir à son Amant tout ce qu’il
y a de fougueux & d’emporté dans l’amour : la passion
qu’elle donne, ne laisse pas seulement le loisir de respirer par
ses tendres caprices, par ses petits emportemens suivis d’un
calme aimable : elle entretient toujours le cœur de son Amant
dans une succession vive de chagrins inquiets, & de plaisirs
touchans. On est avec elle, tantôt le plus malheureux des
hommes, tantôt le plus heureux, & toujours
passionné jusqu’à la fureur. Mais elle enrage trop souvent
contre son Amant, & elle le fait trop souvent enrager, pour
que bientôt un calme profond ne succéde à cet orage de
tendresse. Pour l’autre, elle fait goûter à celui qui posséde
son cœur, tout ce que l’amour a de doux & d’agréable, c’est
le vrai fait d’un homme tendre & sensé : elle admire l’Objet
de son amour, elle ne s’aime qu’en lui ; elle le goûte
uniquement, tous les autres hommes lui deviennent insipides ;
elle est susceptible d’une délicate jalousie, qui flate plutôt
la vanité d’un Amant, qu’elle ne met son ame à la torture.
D’ailleurs elle est capable de porter la constance jusqu’à
l’héroïsme le plus rafiné. Pour décider entre ces deux différens
caractéres, je ne puis mieux faire que de me servir de ces Vers
de Fontenelle,
Zitat/Motto
J’aimerois mieux
Philis pour quelques mois, Mais Daphné pour toute ma vie.