Citation: Justus Van Effen (Ed.): "XXXVI. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\037 (1742), pp. 201-207, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2181 [last accessed: ].


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XXXVI. Bagatelle.

Du Jeudi 8. Septembre 1718.L’Auteur n’ayant point fait d’abord de Préface à son Ouvrage, il en fit ici une pour en tenir lieu aux Bagatelles précédentes, & la data du 5. Septembre 1718. Nous l’avons mise dans cette édition à sa place naturelle, ainsi il n’y a point ici d’interruption de date, comme on pourroit le croire, si on en examinoit la suite.

Level 2► Je donnerai dans cette Bagatelle le Paralléle, promis depuis quelque tems, entre les Françoises, les Hollandoises, les Angloises & les Allemandes. Je crois que les deux prémiéres de ces Nations m’occuperont de reste aujourd’hui, & qu’il y aura assez à dire sur les deux autres pour mériter une Bagatelle à part.

Je remarque d’abord, qu’en considérant la masse générale de chaque Peuple, on trouve qu’il y régne un caractére distinctif, dont le fond paroit toujours au travers d’un extérieur varié, dont les différentes Modes les couvrent.

C’est ainsi que les deux Sexes chez le Peuple François ont de l’imagination, du feu, de l’impétuosité ; ils sont vifs, inconstans, capricieux ; ils sentent beaucoup plus qu’ils ne pensent ; en amour-propre, ils l’emportent sur tous les autres Peuples, si l’on en excep-[202]te les Espagnols & les Anglois, qui ne leur en doivent rien là-dessus.

La Fontaine, en parlant de l’orgueil des Espagnols & des François, trouve plus de folie dans celui des prémiers, & plus de sottise dans celui des autres.

Pour moi, je suis d’un sentiment tout opposé. La sottise peut être grave & sérieuse, la folie est d’ordinaire vive & divertissante. Par conséquent, celle-ci simpatise merveilleusement bien avec la vanité des François, & celle-là est fort du ressort de l’orgueil Espagnol. Pour l’amour-propre Anglois, il est insolent ; & l’insolence est un mêlange de sottise, de folie, & de férocité.

Le Beau-Sexe François, en conséquence de l’amour-propre qui lui est naturel, aime extrêmement le point d’honneur, faux ou véritable, & tel qu’il sort des mains de la Mode. Ce point-d’honneur veut qu’une Fille soit sage, à moins qu’elle ne soit d’une qualité si supérieure, que le qu’en dira-t-on ne fasse que blanchir contre sa naissance illustre.

Citation/Motto► La charge la plus difficile

Est celle de Fille d’honneur, ◀Citation/Motto

dit un Poëte. Elle est sur-tout très pénible pour les Filles Françoises, & ce seroit un grand hazard, si elles parvenoient saines & sauves au Port du Mariage, sans la vigilance des Méres, qui sont les Surveillantes perpétuelles de la fragilité de leur Enfans. Elles ne sauroient mieux faire, puisqu’en France une Fille est deshonorée, non seulement pour [203] une foiblesse formelle, mais encore pour un petit anacronisme. Une Consommation de mariage un peu prématurée fait plus de tort à sa réputation, qu’elle n’en recevra de dix adultéres, dès-que son honneur sera à couvert sous le manteau de l’Hymenée. Le Mariage, qu’on regarde ailleurs comme une espéce d’état de servitude pour les Femmes, est véritablement en France un état de liberté, & même de libertinage. C’est alors qu’elles ont la bride sur le cou, & qu’elles peuvent courir dans le Pays de la Galanterie, sans qu’on daigne seulement y faire réflexion, & qu’elles en soient moins estimées par les plus honnêtes gens. Pourvu qu’à cinquante ou soixante ans elles passent un léger vernis de Dévotion sur leur conduite passée, ce sont des Femmes fort réguliéres, & la médisance auroit tort d’y mordre.

Le Beau-Sexe chez nous est généralement simple, bon, flegmatique, peu passionné ; mais charitable, & fort porté à la pitié. Nos Hollandoises ont de l’attachement pour ceux qu’elles aiment ; & si elles sont coquettes, c’est moins par naturel, que par une affectation du Bel-Air. Si quelquefois nos Filles donnent des marques un peu fortes de la fragilité humaine, il ne faut pas l’imputer à un panchant impétueux, qui les porte à la Galanterie. Hélas ! les pauvres Enfans ne donnent dans le Vice, que par une espéce de Vertu. Bonté toute pure, manque de défiance, & quelquefois un peu de curiosité. On entend parler de certaines choses, on veut les rectifier, il n’en faut pas davanta-[204]ge. D’ailleurs, les Méres ne sont pas attachées aux pas de leurs Filles pour les épier, & pour les gêner dans leurs actions. Il arrive même parmi les personnes de quelque distinction, que des Tendrons, dont la curiosité est encore toute neuve, & par conséquent très dangereuse, vont toutes seules aux Assemblées, & s’exposent sans armes aux tendres fadaises des Damoiseaux.

Utopia► Parmi les Bourgeois, l’Empire de Tendre est un Pays encore tout autrement uni. Il n’y a ni ronces, ni épines, tout s’y fait de la meilleure foi du monde. Une pauvre Enfant, qui ne sait que coudre, filer & faire la cuisine, est priée à une Nôce. Elle y va sans la Maman, avec toute la confiance possible : elle y trouve un Galant tout prêt, les Messieurs s’enivrent, les Belles se grisent tout au moins, & malgré cela les choses se passent d’ordinaire en tout bien & en tout honneur. Le lendemain des Nôces seroit un jour encore bien plus scabreux pour des Filles d’une autre trempe, si elles étoient attaquées par de jeunes gens plus entreprenans & plus vifs que nos Bourgeois. C’est alors que toute la Noce se met d’ordinaire deux à deux dans des Chaises roulantes : voiture si fragile & si facile à verser, que cela seul feroit trembler les Méres d’un autre Pays pour l’honneur de leurs Filles. Les nôtres s’en tirent d’ordinaire brayes nettes ; & dans ces sortes de parties, une jeune Nymphe est plus en danger de se casser bras ou jambe, que de faire quelque brêche à son honneur.

[205] C’est dans ces voitures, sujettes à la culbute, que toute la bande joyeuse se transporte à quelque village, où les occasions se trouveroient sous les pas de Galans un peu fins & plus inventifs ; & l’on revient quelquefois bien avant dans la nuit, sans que les Mamans ayent la moindre inquiétude sur les avantures de leurs jeunes Poulettes.

Pour peu que ces derniéres soient jolies, elles manquent rarement de gagner un Amant dans ces sortes d’occasions. Il vient faire réguliérement la cour à sa Belle entre chien & loup ; on laisse les pauvres Enfans seuls ; & avec tout cela, il faut que la Nature se déclare d’une maniére bien forte & bien brusque, pour que les deux parties songent à la moindre malice. ◀Utopia

Une bonne-foi d’une bien plus grande étendue régnoit autrefois dans une grande partie de la Nord-Hollande, & elle a lieu encore, à ce qu’on m’a assuré, dans l’Ile du Texel.

Les Etrangers ne savent pas peut-être, que les Habitans de la Hollande-Septentrionale sont tout une autre Race de Hollandois que les autres.

Ils sont Frisons d’origine, & comme ils se marient toujours les uns aux autres, leur ancienne simplicité, & la forme ancienne de leurs habits sont toujours demeurés dans leur entier. Tout y est blond, & assurément il n’y a pas de Pays au Monde où la laideur soit plus rare. Les mœurs de ces gens sont si différentes de celles des Hollandois Méridionaux, que le voyage d’une heure fait voir [206] à ces derniers, des choses presque aussi nouvelles & aussi extraordinaires, que le feroit un Voyage d’Amérique.

Dans ce Pays, où la Simplicité des mœurs n’a pas succombé sous les richesses, on faisoit autrefois l’amour de la maniére suivante.

Level 3► « Le Galant attendoit le tems que sa Maîtresse étoit au lit. Il se glissoit alors adroitement dans la maison, dont la Belle avoit eu soin de laisser la porte entr’ouverte. Il entroit dans sa chambre, & s’asséyoit à côté du lit ; & de cette maniére il contoit ses petites raisons à l’Objet de sa tendresse.

Lorsque sa passion avoit commencé à faire quelque progrès dans le cœur qu’il attaquoit, on lui permettoit de se mettre sur le lit, pour débiter ses fleurettes plus à son aise ; & c’étoit une marque certaine qu’il étoit tout-à-fait en grace, quand on lui accordoit la faveur d’être entre les deux couvertures. Si l’on en doit croire la tradition, tout cela se faisoit dans les régles les plus austéres du Devoir. Le Pére & la Mére ne l’ignoroient pas, & le Galant attendoit la sainte autorité de l’Hymenée, pour passer d’entre les deux couvertures entre les deux draps.

Si un Homme avoit poussé l’immodestie jusqu’à violer le droit de l’Hospitalité chez une Fille qui le mettoit dans une situation si commode pour faire l’amour, on le regardoit comme un infame, indigne d’être allié à une Famille d’honneur. » ◀Level 3

[207] Mr. de la Hontan nous rapporte une pareille Galanterie, qui est en usage chez les Sauvages de l’Amérique ; & si je m’en souviens bien, il nous assure qu’elle est renfermée dans des bornes de sagesse tout aussi étroites. ◀Level 2 ◀Level 1

1L’Auteur n’ayant point fait d’abord de Préface à son Ouvrage, il en fit ici une pour en tenir lieu aux Bagatelles précédentes, & la data du 5. Septembre 1718. Nous l’avons mise dans cette édition à sa place naturelle, ainsi il n’y a point ici d’interruption de date, comme on pourroit le croire, si on en examinoit la suite.