XXVIII. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 19.10.2015 o:mws.3743 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 159-166, La Bagatelle 1 029 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie Vernunft Ragione Reason Razón Raison Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique France 2.0,46.0

XXVIII. Bagatelle.

Du Lundi 8. Août 1718.

J’ai soutenu dans un de mes petits Discours, que le Stile délicat convenoit parfaitement bien à l’Eloquence de la Chaire. Je m’amuserai aujourd’hui à le prouver, & je ferai voir qu’un Esprit délicat, sur-tout s’il est en même tems fleuri, doit être regardé comme une des qualités essentielles d’un Prédicateur. Je sai bien que j’aurai encore à luter ici contre les Rationalistes, dont les raisons sur ce chapitre sont assez spécieuses, pour mériter qu’on préserve les honnêtes-gens des impressions qu’elles pourroient faire sur eux.

Selon ces Esclaves de la Raison, « il n’y a ni fleurs, ni délicatesse dans les Discours des premiers Prédicateurs Chrétiens ; il n’y a que des raisons fortes & sensibles, exprimées dans les termes les plus convenables, & les plus propres à en faire voir toute l’évidence. »

Ils conviennent, « qu’il n’y a point de matiére qui ne soit susceptible d’éloquence, & qui même ne gagne quelque chose par-là : mais chaque sujet demande une sorte d’éloquence qui lui est propre, & l’on est toujours éloquent quand on s’exprime en termes clairs, & proportionnés aux idées qu’on veut faire naître dans l’esprit des autres.

Quand Cicéron plaide pour le Poëte Archias, il est fleuri & délicat, parce qu’il ne songe qu’à exciter dans l’esprit des Juges de la bienveillance pour un Poëte. Dans cette vue, il ne pouvoit mieux faire que de tracer des portraits agréables & fleuris de la Poësie & des Belles-Lettres.

Mais il est fort éloigné de faire le Bel-Esprit de la même maniére, quand en plein Sénat il reproche à Catilina les crimes, & ses mauvais desseins contre la Patrie. Dans cette occasion, son éloquence ne badine pas ; au contraire, elle s’arme de foudres, pour abbattre & pour écraser un criminel puissant, & pour défendre la vie & les biens des Citoyens bien intentionnés.

Ce Consul Romain ne fait pas l’agréable non plus, quand il harangue le Peuple en faveur de Milon, qui avoit tué un fa-meux Scélérat nommé Clodius. Au contraire, il ne songe qu’à de bonnes raisons, & à les mettre dans tout le jour qu’elles peuvent emprunter d’une diction mâle & énergique : il va fouiller dans les principes du Droit Naturel, qui imposent à l’Homme la plus forte obligation de conserver sa vie, même aux dépens d’un injuste Aggresseur : il tire des circonstances de l’action, tout ce qui peut faire voir de la maniére la plus probable, que Milon a été dans ce cas. Enfin, après avoir fait, tous ses efforts pour mettre dans les intérêts de l’Accusé la raison des Auditeurs, il tâche de leur faire souhaiter que les preuves qu’il a alléguées soient bonnes, en dépeignant d’une maniére pathétique le mérite de Milon, & les services signalés qu’il avoit rendus à la Patrie.

Si ce grand Orateur en avoit agi autrement, les Romains n’auroient pas manqué de dire, comme ils firent dans une autre occasion, où Cicéron faisoit le Bel-Esprit assez mal à propos : Habemus lepidum Consulem : Notre Consul est un fort joli Homme.

« Si l’on applique ces principes & ces exemples à l’Eloquence de la Chaire, qui roule sur des matiéres tout autrement graves & sérieuses, que n’est la mort de Clodius & la conjuration de Catilina, on verra facilement qu’il n’y a rien qui choque plus le sens-commun & la bienséance, qu’un Prédicateur de l’Evangile qui s’amuse à flatter l’oreille de ceux qu’il doit rendre honnêtes-gens, à égayer leur imagination, & à la remplir d’idées agréables & divertissantes ; en un mot, qui ne lit un passage des Livres Sacrés, que pour badiner là-dessus agréablement avec son Auditoire, & qui ne donne que des fleurs à des gens qui ont besoin d’une nourriture solide. »

Voilà ce que j’ai entendu dire plusieurs fois à des Rationalistes. Vous voyez, Lecteur, que je ne suis pas de ces disputeurs de mauvaise foi, qui affoiblissent les argumens de leurs Adversaires, pour les combattre avec avantage. Non, non : je ressemble à ces preux Chevaliers de l’Amadis, qui trouvant un felon Géant sans armes, ne profitoient pas de cette bonne occasion de le pourfendre ; mais qui pour le combattre avec gloire, attendoient qu’il se fût couvert d’une cuirasse impénétrable, & qu’il eût armé sa main d’une massue aussi grosse qu’un mât de Navire.

Je fais plus encore, j’aide mes Ennemis à s’armer de toutes piéces : c’est comme cela que je les demande, morbleu ! Au fait.

J’avoue que le raisonnement que je viens d’alléguer seroit concluant, s’il n’étoit fondé sur l’imagination creuse qu’il ne faut qu’être Homme pour savoir raisonner : imagination dont je crois avoir démontré la fausseté en plus d’un endroit.

Un Prédicateur forme un plan, pose des principes, en tire des conséquences. Il a beau exprimer tout ce qu’il dit d’une maniére noble & forte, que veut-on que je fasse de tout cela, moi qui n’ai point d’ame, & qui par conséquent ne saurois suivre un rai-sonnement ? Comment pourrois-je me plaîre à des Discours qui doivent me paroître un galimatias perpétuel ?

On pourra m’objecter, « que le plus fameux Prédicateur de toutes ces Provinces, a trouvé le secret de charmer tous ses Auditeurs Rationalistes, & autres : cependant il forme un plan, pose des principes, tire des conséquences, ne perd jamais son sujet de vue, & il fait tout cela avec une exactitude presque Géométrique. Son éloquence n’est pas gracieuse, fleurie, puérile ; elle est noble, forte, pathétique ; elle ne sert qu’à développer ses raisons, & à les mettre dans toute leur force & dans toute leur beauté ; elle ne s’échauffe, & ne se permet de grands mouvemens, que quand la raison doit être déja convaincue, & quand il ne reste qu’à faire goûter la Vérité au cœur, comme souverainement aimable & intéressante. »

Il n’y a là-rien dont je ne convienne avec plaisir, & je n’ai garde d’alléguer, pour énerver cet exemple, une foule de Critiques, qui disent pis que pendre des Discours de ce Prédicateur, mais qui ne manquent pourtant jamais d’aller les entendre. Je dirai seulement, que ce n’est ni la force de la raison, ni l’éloquence qu’on prétend lui être propre, qui produit cette approbation générale. Cela est si vrai, qu’ayant demandé un jour à un homme grave, qui venoit d’entendre un de ces Discours, ce qu’il en pensoit : Bon, me répondit-il, ce ne sont que des raisonnemens. Ce bon homme apparemment n’a-voit point de goût pour la beauté de la voix, & pour les agrémens d’une Figure toute aimable, non plus que pour la Raison.

Les autres Auditeurs ne sont pas bâtis comme cela. Je suis sûr qu’ils n’admirent cet habile homme, & qu’ils ne se plaîsent à ses Discours, que comme ils sont charmés d’un Concert de musique, exécuté par des bouches petites & vermeilles, & par des mains blanches & pottelées.

Rien de plus constant, surtout par raport aux Femmes, qui m’ont avoué quelquefois, qu’il n’y avoit que M. S ** qui pût les toucher. Je ne sai pas au juste, si elles étoient assez folles pour s’imaginer que la Vertu ne seroit pas utile & aimable, si ce Monsieur n’avoit pas la voix d’un argentin sonore & pénétrant, s’il n’avoit pas un beau visage & la main belle. Mais ce que je sai, c’est qu’elles ne concevoient rien dans ses raisonnemens, & qu’ils ne laissoient pas les moindres traces dans leur esprit.

Cette matiére est si féconde, que je suis forcé à y revenir une autre fois.

XXVIII. Bagatelle. Du Lundi 8. Août 1718. J’ai soutenu dans un de mes petits Discours, que le Stile délicat convenoit parfaitement bien à l’Eloquence de la Chaire. Je m’amuserai aujourd’hui à le prouver, & je ferai voir qu’un Esprit délicat, sur-tout s’il est en même tems fleuri, doit être regardé comme une des qualités essentielles d’un Prédicateur. Je sai bien que j’aurai encore à luter ici contre les Rationalistes, dont les raisons sur ce chapitre sont assez spécieuses, pour mériter qu’on préserve les honnêtes-gens des impressions qu’elles pourroient faire sur eux. Selon ces Esclaves de la Raison, « il n’y a ni fleurs, ni délicatesse dans les Discours des premiers Prédicateurs Chrétiens ; il n’y a que des raisons fortes & sensibles, exprimées dans les termes les plus convenables, & les plus propres à en faire voir toute l’évidence. » Ils conviennent, « qu’il n’y a point de matiére qui ne soit susceptible d’éloquence, & qui même ne gagne quelque chose par-là : mais chaque sujet demande une sorte d’éloquence qui lui est propre, & l’on est toujours éloquent quand on s’exprime en termes clairs, & proportionnés aux idées qu’on veut faire naître dans l’esprit des autres. Quand Cicéron plaide pour le Poëte Archias, il est fleuri & délicat, parce qu’il ne songe qu’à exciter dans l’esprit des Juges de la bienveillance pour un Poëte. Dans cette vue, il ne pouvoit mieux faire que de tracer des portraits agréables & fleuris de la Poësie & des Belles-Lettres. Mais il est fort éloigné de faire le Bel-Esprit de la même maniére, quand en plein Sénat il reproche à Catilina les crimes, & ses mauvais desseins contre la Patrie. Dans cette occasion, son éloquence ne badine pas ; au contraire, elle s’arme de foudres, pour abbattre & pour écraser un criminel puissant, & pour défendre la vie & les biens des Citoyens bien intentionnés. Ce Consul Romain ne fait pas l’agréable non plus, quand il harangue le Peuple en faveur de Milon, qui avoit tué un fa-meux Scélérat nommé Clodius. Au contraire, il ne songe qu’à de bonnes raisons, & à les mettre dans tout le jour qu’elles peuvent emprunter d’une diction mâle & énergique : il va fouiller dans les principes du Droit Naturel, qui imposent à l’Homme la plus forte obligation de conserver sa vie, même aux dépens d’un injuste Aggresseur : il tire des circonstances de l’action, tout ce qui peut faire voir de la maniére la plus probable, que Milon a été dans ce cas. Enfin, après avoir fait, tous ses efforts pour mettre dans les intérêts de l’Accusé la raison des Auditeurs, il tâche de leur faire souhaiter que les preuves qu’il a alléguées soient bonnes, en dépeignant d’une maniére pathétique le mérite de Milon, & les services signalés qu’il avoit rendus à la Patrie. Si ce grand Orateur en avoit agi autrement, les Romains n’auroient pas manqué de dire, comme ils firent dans une autre occasion, où Cicéron faisoit le Bel-Esprit assez mal à propos : Habemus lepidum Consulem : Notre Consul est un fort joli Homme. « Si l’on applique ces principes & ces exemples à l’Eloquence de la Chaire, qui roule sur des matiéres tout autrement graves & sérieuses, que n’est la mort de Clodius & la conjuration de Catilina, on verra facilement qu’il n’y a rien qui choque plus le sens-commun & la bienséance, qu’un Prédicateur de l’Evangile qui s’amuse à flatter l’oreille de ceux qu’il doit rendre honnêtes-gens, à égayer leur imagination, & à la remplir d’idées agréables & divertissantes ; en un mot, qui ne lit un passage des Livres Sacrés, que pour badiner là-dessus agréablement avec son Auditoire, & qui ne donne que des fleurs à des gens qui ont besoin d’une nourriture solide. » Voilà ce que j’ai entendu dire plusieurs fois à des Rationalistes. Vous voyez, Lecteur, que je ne suis pas de ces disputeurs de mauvaise foi, qui affoiblissent les argumens de leurs Adversaires, pour les combattre avec avantage. Non, non : je ressemble à ces preux Chevaliers de l’Amadis, qui trouvant un felon Géant sans armes, ne profitoient pas de cette bonne occasion de le pourfendre ; mais qui pour le combattre avec gloire, attendoient qu’il se fût couvert d’une cuirasse impénétrable, & qu’il eût armé sa main d’une massue aussi grosse qu’un mât de Navire. Je fais plus encore, j’aide mes Ennemis à s’armer de toutes piéces : c’est comme cela que je les demande, morbleu ! Au fait. J’avoue que le raisonnement que je viens d’alléguer seroit concluant, s’il n’étoit fondé sur l’imagination creuse qu’il ne faut qu’être Homme pour savoir raisonner : imagination dont je crois avoir démontré la fausseté en plus d’un endroit. Un Prédicateur forme un plan, pose des principes, en tire des conséquences. Il a beau exprimer tout ce qu’il dit d’une maniére noble & forte, que veut-on que je fasse de tout cela, moi qui n’ai point d’ame, & qui par conséquent ne saurois suivre un rai-sonnement ? Comment pourrois-je me plaîre à des Discours qui doivent me paroître un galimatias perpétuel ? On pourra m’objecter, « que le plus fameux Prédicateur de toutes ces Provinces, a trouvé le secret de charmer tous ses Auditeurs Rationalistes, & autres : cependant il forme un plan, pose des principes, tire des conséquences, ne perd jamais son sujet de vue, & il fait tout cela avec une exactitude presque Géométrique. Son éloquence n’est pas gracieuse, fleurie, puérile ; elle est noble, forte, pathétique ; elle ne sert qu’à développer ses raisons, & à les mettre dans toute leur force & dans toute leur beauté ; elle ne s’échauffe, & ne se permet de grands mouvemens, que quand la raison doit être déja convaincue, & quand il ne reste qu’à faire goûter la Vérité au cœur, comme souverainement aimable & intéressante. » Il n’y a là-rien dont je ne convienne avec plaisir, & je n’ai garde d’alléguer, pour énerver cet exemple, une foule de Critiques, qui disent pis que pendre des Discours de ce Prédicateur, mais qui ne manquent pourtant jamais d’aller les entendre. Je dirai seulement, que ce n’est ni la force de la raison, ni l’éloquence qu’on prétend lui être propre, qui produit cette approbation générale. Cela est si vrai, qu’ayant demandé un jour à un homme grave, qui venoit d’entendre un de ces Discours, ce qu’il en pensoit : Bon, me répondit-il, ce ne sont que des raisonnemens. Ce bon homme apparemment n’a-voit point de goût pour la beauté de la voix, & pour les agrémens d’une Figure toute aimable, non plus que pour la Raison. Les autres Auditeurs ne sont pas bâtis comme cela. Je suis sûr qu’ils n’admirent cet habile homme, & qu’ils ne se plaîsent à ses Discours, que comme ils sont charmés d’un Concert de musique, exécuté par des bouches petites & vermeilles, & par des mains blanches & pottelées. Rien de plus constant, surtout par raport aux Femmes, qui m’ont avoué quelquefois, qu’il n’y avoit que M. S ** qui pût les toucher. Je ne sai pas au juste, si elles étoient assez folles pour s’imaginer que la Vertu ne seroit pas utile & aimable, si ce Monsieur n’avoit pas la voix d’un argentin sonore & pénétrant, s’il n’avoit pas un beau visage & la main belle. Mais ce que je sai, c’est qu’elles ne concevoient rien dans ses raisonnemens, & qu’ils ne laissoient pas les moindres traces dans leur esprit. Cette matiére est si féconde, que je suis forcé à y revenir une autre fois.