La Bagatelle: XXVII. Bagatelle
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XXVII. Bagatelle.
Du Jeudi 4. Août 1718.
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Allgemeine Erzählung
Un assez célébre Poëte Tragique,
parmi les Anglois, avoit eu le malheur d’aller du Parnasse
aux Petites-Maisons : passage assez naturel. Un Homme
d’esprit, qui le connoissoit, & qui se faisoit
aparemment un plaisir d’examiner les différens genres de
folie des habitans de ces lieux, fut dans une grande
surprise quand il y vit son Ami : Le pauvre Mr. Lee devoit avoir
de bons intervalles, s’il faut en juger par cette réponse :
il me semble qu’elle a bien du raport à l’ordre que donne
Arlequin Misantrope à l’Architecte qui devoit bâtir une
ville pour lui
Dialog
Eh ! mon pauvre Mr. Lee, lui dit-il, quel
triste sort vous a conduit dans cette malheureuse
prison ? Que voulez-vous, répondit le Poëte ; les Foux
ont enfin eu le dessus, & ils ont trouvé le moyen de
nous fourrer ici.
Dialog
Je veux de
petites maisons, dit-il, mais bien petites,
bien petites. Eh ! comment voulez-vous donc, répond
l’Architecte, qu’elles puissent contenir tous les Foux
de votre ville ? Ce n’est pas cela, réplique Arlequin:
c’est que j’y veux enfermer les gens sages, de peur
qu’ils ne se gâtent par le commerce des autres.
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Courage donc, Messieurs les
Humains, courez avec une noble ardeur la carriére de la
Bagatelle. Vous êtes fort sages, parce que vous êtes
entiérement foux, & qu’une extrême folie est la source
féconde des plus touchans plaisirs. Personne ne sauroit vous
disputer la primauté de Bonheur, si ce n’est peut-être un
Homme parfaitement raisonnable ? Pour ceux qui ne sont
raisonnables qu’à moitié, il faut avouer que ce sont les
Créatures de l’Univers les plus infortunées : ils sont
continuellement balottés de la Folie à la Raison, & de
la Raison à la Folie : ils ne sauroient jouir
tranquillement, ni de la satisfaction calme que nous procure
l’une, ni des douces rêveries où l’autre nous abîme
délicieusement. Ces deux ennemies implacables se livrent des
combats perpétuels, dont le cœur de ces pauvres Mortels est
le triste champ de bataille. Je n’ai garde de conclure
de-là, qu’il faille s’efforcer à cultiver la Raison, & à
la porter au plus haut degré de perfection auquel l’Humanité
puisse atteindre : c’est un Ouvrage trop pénible, dont la seule idée doit rebuter notre indolence
naturelle. Tenons-nous-en à la Folie : c’est le chemin du
Bonheur le plus court, & le moins rabotteux.
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Allegorie
« Examinons un peu de près la
petite Colline qu’une Taupe a élevée dans cette
prairie : elle est habitée par des Fourmis douées de
notre tour d’esprit, & de nos passions. Remarquez ce
Mâle quarré & replet, qui traîne pourtant sa grosse
figure d’un air assez délibéré : c’est l’Insecte le plus
riche de tout le côté méridional de la Colline : il
posséde en propre dans la Vallée, une terre d’une
demi-aune de long, & large de six pouces : il a
d’ailleurs un magazin, rempli de douze grains de froment
& de trente grains de millet. En voici un autre,
dont la démarche est grave & majestueuse : il a
autour du cou un petit brin de soie bleue, dont il tire
toute la richesse du Crésus qui vient
de passer. Jettons un peu les yeux sur les Belles de
cette Colonie. En voilà une Coquette. Remarquez-vous
cette démarche vive & brusque ; cette tête à
l’évent ? Une foule d’Adorateurs l’entoure de tous
côtés ; tantôt elle s’approche de l’un, tantôt de
l’autre ; & tous ensemble paroissent également
satisfaits de ses maniéres, chacun se croit le plus
favorisé. N’admirez-vous pas la démarche languissante de
cette autre ? Un petit Insecte d’une taille fine &
déliée l’accompagne d’un air soumis ; il lui conte
qu’elle est une Déesse, que ses yeux sont plus brillans
que le Soleil, que la mort & la vie sont à sa
disposition. La petite Femelle l’en croit sur sa parole,
& se donne là-dessus mille petits airs importans. Je
découvre encore au haut de cette petite éminence, une
Fourmi femelle, toute dessechée par l’âge : elle est
pourtant bien plus fiére qu’aucune de ses voisines ;
elle voit au-dessous d’elle cinquante Laboureurs, qui se
tuent à travailler pour l’enrichir, & qu’elle traite
avec la derniére hauteur, quoiqu’à les voir ils la
vaillent au centuple. Elle tire toute sa fierté de sa
naissance ; Il n’y a pas un seul Insecte de toute la
troupe, qui ait dans ses veines un aussi beau sang
qu’elle. Depuis sa jeunesse, elle s’est endormie dans
une lâche indolence, qui l’a jettée dans une vieillesse
prématurée. Elle s’est toujours cru en
droit de ne rien faire, parce qu’elle descend cette
noble race de Fourmis, à qui Salomon renvoya autrefois
les Paresseux. Malheureusement, voilà cet agréable
spectacle qui se dérobe à nos yeux ; un Oiseau se
précipite sur toute cette petite Societé ; il en avalle
tous les membres, sans avoir le moindre égard pour les
talens & pour les rangs ; la Vieille de qualité est
croquée avec les Laboureurs ; les Flateurs passent le
pas avec leur Crésus ; & le sort de la Coquette est
confondu avec celui des dupes de ses petits airs &
de ses cajolleries. »