Du Jeudi 4. Août 1718.
Anglois, avoit eu le malheur d’aller du
Eh ! mon pauvre Mr.
quel triste sort vous a
conduit dans cette malheureuse prison ? Que voulez-vous,
répondit le Poëte ; les Foux ont enfin eu le dessus,
& ils ont trouvé le moyen de nous fourrer ici.
Le pauvre Mr. Je veux de petites maisons, dit-il, mais
bien petites, bien petites. Eh ! comment voulez-vous
donc, répond l’Architecte, qu’elles puissent
contenir tous les Foux de votre ville ? Ce n’est pas cela,
réplique c’est que j’y veux enfermer
les gens sages, de peur qu’ils ne se gâtent par le commerce des
autres.
A parler sérieusement, il n’est pas vrai que les habitans des Petites-Maisons soient plus sages, que ceux qui
les y renferment. Il n’est pas toujours vrai non plus, qu’ils ayent le
cerveau plus dérangé, que ceux qui passent pour raisonnables. On ne les
traite en Foux par excellence, que parce que leur dérangement d’esprit
est d’une espéce extraordinaire, & qu’il choque les Usages reçus :
leur folie n’est pas assez suivie, ni assez systématique, pour pouvoir
se lier avec la masse générale de la Folie humaine. Cependant elle est
d’ordinaire fondée sur la même baze, je veux dire sur l’aimable, la
charmante vanité, sur l’amour délicieux des chiméres ; l’unique source presque du Bonheur des
pauvres Mortels, qui sur cet article n’auroient rien à se reprocher les
uns aux autres, s’ils étoient assez malheureux pour se laisser
surprendre par la Raison. En effet nous tirons
presque tous notre volupté de certains Riens,
ingénieusement mis en œuvre : le Rien de l’un
étoit un peu plus brillant, un peu plus en vogue que le Rien de l’autre ; voilà toute la différence.
Un Conquérant enfle l’idée qu’il a de lui-même, de
ses victoires criminelles : Un Politique fait sa
plus grande gloire de n’avoir ni foi, ni loi, & de ne pas valoir le
diable: Poëte se croit les
délices du Genre-humain, parce qu’il dit avec bien de la peine en Vers,
ce que tout autre diroit fort aisément en Prose. Y a-t-il moins
d’égarement dans leur imagination, que dans celle d’un homme qui se
croit l’idole des Belles ; & de cet autre, qui fait une même
substance avec ses habits, son équipage, son vin, & son cuisinier ?
Tout cela est essentiellement la même chose, & forme essentiellement
la baze de notre félicité.
Courage donc,
Messieurs les Humains,
Personne ne sauroit vous disputer la primauté de
Bonheur, si ce n’est peut-être un Homme parfaitement
raisonnable ?
Pour ceux qui ne sont raisonnables qu’à moitié, il faut
avouer que ce sont les Créatures de l’Univers les plus infortunées :
ils sont continuellement balottés de la Folie à la Raison, & de la Raison à la Folie : ils ne sauroient
jouir tranquillement, ni de la satisfaction calme que nous procure
l’une, ni des douces rêveries où l’autre nous abîme délicieusement.
Ces deux ennemies implacables se livrent des combats perpétuels,
dont le cœur de ces pauvres Mortels est le triste champ de
bataille.
Je n’ai garde de conclure de-là, qu’il faille
s’efforcer à cultiver la Raison, & à la
porter au plus haut degré de perfection auquel l’Humanité puisse
atteindre : c’est un Ouvrage trop péni-ble, dont la seule idée doit rebuter notre indolence
naturelle. Tenons-nous-en à la Folie : c’est
le chemin du Bonheur le plus court, & le
moins rabotteux.
Je ne puis cependant m’empêcher de rire, quand je me représente une
Intelligence pure, un Esprit dégagé de la matiére, qui jette un œil
attentif sur le petit Monceau de Sable que nous habitons, & qui
entre dans le principe des mouvemens de ces petits Corps animés que nous
apellons Hommes. Je ne saurois mieux dépeindre ce
qu’il en penseroit, qu’en me servant d’une petite Allégorie, que j’ai trouvée dans un Auteur Anglois. Ce n’est qu’user de represailles ; ces Messieurs
pillent assez les Ecrivains des autres Nations, quoiqu’ils ne fassent
semblant de rien. Voici cette Allégorie,
accommodée à ma maniére.
Taupe a élevée dans cette
prairie : elle est habitée par des Fourmis douées
de notre tour d’esprit, & de nos passions. Remarquez ce Mâle quarré
& replet, qui traîne pourtant sa grosse figure d’un air assez
délibéré : c’est l’Insecte le plus riche de tout le côté méridional de
la Colline : il posséde en propre dans la Vallée, une terre d’une
demi-aune de long, & large de six pouces : il a d’ailleurs un
magazin, rempli de douze grains de froment & de trente grains de
millet.
En voici un autre, dont la démarche est grave & majestueuse : il a
autour du cou un petit brin de soie bleue, dont il tire tou-Crésus qui vient de
passer.
Jettons un peu les yeux sur les Belles de cette Colonie. En voilà une Coquette. Remarquez-vous cette démarche vive & brusque ; cette tête à l’évent ? Une foule d’Adorateurs l’entoure de tous côtés ; tantôt elle s’approche de l’un, tantôt de l’autre ; & tous ensemble paroissent également satisfaits de ses maniéres, chacun se croit le plus favorisé.
N’admirez-vous pas la démarche languissante de cette autre ? Un petit Insecte d’une taille fine & déliée l’accompagne d’un air soumis ; il lui conte qu’elle est une Déesse, que ses yeux sont plus brillans que le Soleil, que la mort & la vie sont à sa disposition. La petite Femelle l’en croit sur sa parole, & se donne là-dessus mille petits airs importans.
Je découvre encore au haut de cette petite éminence, une Fourmi femelle, toute dessechée par l’âge : elle
est pourtant bien plus fiére qu’aucune de ses voisines ; elle voit
au-dessous d’elle cinquante Laboureurs, qui se tuent à travailler pour
l’enrichir, & qu’elle traite avec la derniére hauteur, quoiqu’à les
voir ils la vaillent au centuple. Elle tire toute sa fierté de sa
naissance ; Il n’y a pas un seul Insecte de toute la troupe, qui ait
dans ses veines un aussi beau sang qu’elle. Depuis sa jeunesse, elle
s’est endormie dans une lâche indolence, qui l’a jettée dans une
vieillesse prématurée. Elle s’est toujours Fourmis, à qui Paresseux.
Malheureusement, voilà cet agréable spectacle qui se dérobe à nos yeux ;
un Oiseau se précipite sur toute cette petite
Societé ; il en avalle tous les membres, sans avoir le moindre égard
pour les talens & pour les rangs ; la Vieille de qualité est croquée
avec les Laboureurs ; les Flateurs passent le pas avec leur Crésus ; & le sort de la Coquette est
confondu avec celui des dupes de ses petits airs & de ses
cajolleries. »