Cita bibliográfica: Justus Van Effen (Ed.): "XXV. Bagatelle", en: La Bagatelle, Vol.1\026 (1742), pp. 145-150, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2170 [consultado el: ].


Nivel 1►

XXV. Bagatelle.

Du Jeudi 28. Juillet 1718.

Nivel 2► Il m’est impossible de comprendre, pourquoi Messieurs les Philosophes, qui découvrent assez leur propre vanité dans leurs préceptes & dans leurs censures, trouvent tant à redire à la vanité des autres hommes. On peut soutenir qu’ils agissent en cela d’une maniére diamétralement opposée à leurs propres principes. Ils ne sauroient me nier un axiôme, que j’ai déja posé ailleurs ; savoir, que la source de toutes les Actions humaines, est le desir naturel de se rendre heureux. Cette vérité incontestable est la baze de toute la Morale, & les efforts qu’on fait pour se rendre vertueux, ne sont pas fondés sur autre chose. On peut parvenir au Bonheur par deux routes différentes ; par la Raison, & par l’Imagination. La prémiére de ces routes n’est ouverte que pour ce petit nombre de personnes, à qui on ne sauroit contester la prérogative d’avoir une ame ; & par conséquent la seconde devient nécessaire à ceux qui n’ont que la faculté d’imaginer.

Celui qui ose enfiler le prémier chemin, y marche d’abord à tâtons & d’un pas chancelant : il ne se trouve environné que d’une sombre lueur ; & la fausse clarté de mille feux follets, l’expose au péril de s’égarer à tout mo-[146]ment. Mais à chaque pas qu’il fait en avant, il se trouve dans une lumiére plus vive, qui dissipe ces feux trompeurs ; cette lumiére s’augmente imperceptiblement, jusqu’à ce qu’elle devienne enfin assez pure & assez éclatante, pour conduire le Voyageur droit à ce que les Rationalistes apellent Vertu, & la source du vrai Bonheur.

Selon leur principe, un Homme qui a réussi dans ce voyage pénible, jouit d’une satisfaction qui lui est entiérement propre. Par conséquent, il n’y a que faire de la Vanité pour être content de lui-même ; tout ce qui est vertueux lui est utile, chaque action honnête & bonne récompense dans l’instant celui qui l’a faite ; tout ce que la Vertu a de beau, de grand, de noble, se communique à son ame de la maniére la plus intime. Il sent lui-même toute la joie que son secours charitable produit dans les autres. S’il donne du pain à un Pauvre, son cœur nage dans la joie, en voyant cet objet de sa compassion jouir de cet aliment avec toutes les marques de la plus vive satisfaction. S’il reléve de la poussiére un mérite que la Fortune a foulé aux piés, il profite lui-seul de tous les avantages que tire une Nation entiére d’une vertu dont il lui a procuré la possession. Il peut goûter une réputation acquise par des voies légitimes ; mais il peut aussi s’en passer, & sa Raison sait le rendre indépendant de l’idée sous laquelle il est considéré par une foule de gens, bisarres dans leurs raisonnemens, & téméraires dans leurs décisions.

Il n’en est pas ainsi de ceux à qui la Natu-[147]re n’a pas départi la faculté de raisonner ; car en-vérité il vaudroit mieux ôter entiérement la Raison à la plupart des gens, que d’en faire un Etre monstrueux, qui nous chagrine sur nos défauts, sans avoir la force de nous en corriger ; & qui nous sert de bourreau, au-lieu d’être notre Médecin. Ces sortes de gens chercheroient en-vain en eux-mêmes un Bonheur qui leur fût propre ; leur unique ressource est dans l’emprunt d’un Bonheur inconstant, que leur imagination peut faire chez les objets qui leur sont étrangers. Plus leur imagination est vive & alerte dans la recherche de cette sorte de Félicité passagére, plus elle sait la varier, & plus l’instinct dont elle est conduite me paroit sage, & aprochant de la Raison.

Il ne s’agit donc pas d’examiner si le sujet de notre Vanité est grand, ou petit ; s’il existe, ou s’il n’existe point : il s’agit de donner à sa Vanité la nourriture la plus étendue qu’il est possible, & d’en tirer de tout sans choix & sans examen. La seule Vertu des Rationalistes, qui de sa nature est incompatible avec la Vanité, auroit droit de nous en donner ; parce que c’est un avantage qui nous est propre, & dont nous sommes nous-mêmes les ouvriers. Toutes les autres choses, quelque différentes qu’elles soient en apparence, s’accordent en ce point, qu’elles ne sont rien ; & un Homme qui tourne bien un Vers, n’est guéres plus fondé à s’en glorifier, que celui qui fait bien une Cabriole.

Dans notre Patrie, il n’y a rien dont on se fasse vanité plus généralement & plus ou-[148]vertement, que des trésors que l’on posséde, & l’on fait parfaitement bien. On confond la Richesse & le Mérite, & on les traite précisément sur le même pié. La fausse Modestie nous rend également réservés sur la confession que nous sommes riches, & sur l’aveu que nous avons de l’esprit ou du savoir. Si quelqu’un prétendant se distinguer du Commun par des idées plus nobles & moins vulgaires, dit cavaliérement qu’il est pauvre, qu’il n’a pas le sou, on se croit obligé par honnêteté de lui répondre que cela lui plaît à dire, & qu’on sait bien mieux.

Que diroit-on de plus à un Homme, qui pour s’attirer quelque éloge, feroit le modeste sur son esprit & sur son savoir ? Certaines gens, qui tranchant du spirituel & du raisonnable, trouvent que le Mérite consiste dans l’Esprit, sont fort scandalisés d’une pareille conduite. Selon eux l’Orgueil & la Modestie n’ont rien à démêler avec un certain nombre de Piéces d’or & d’argent d’un tel poids & d’une telle configuration ; & c’est la plus haute de toutes les extravagances, de prétendre se faire estimer par un Bien dont l’avarice de nos Péres, ou un simple hazard nous ont mis en possession.

Tout doucement, Messieurs, tout doucement, vous êtes Raisonneurs, mais non pas Raisonnables. L’Esprit est-il quelque chose de plus réel que la Richesse ? Je vous ai fait voir, qu’il ne dépend que d’une certaine situation où nous nous trouvons, & de certaines circonstances qui nous environnent. Peut-être que mes raisons ne vous ont pas paru bonnes, à vous permis.

[149] Selon vous, l’Esprit est fondé sur des principes surs & invariables, je le veux. Mais n’est-il pas vrai, que ce n’est pas vous-mêmes qui vous êtes donné cet esprit, & qu’il a sa baze dans une certaine configuration de cerveau avec laquelle vous êtes nés ? S’il nous en a couté quelque chose pour le perfectionner, n’en coute-t-il pas souvent aussi pour devenir riches, ou pour augmenter ses trésors héréditaires ? Ne savez-vous pas d’ailleurs, que l’Esprit n’est ni bon, ni mauvais de sa nature, & que, comme la Richesse, il ne devient l’un ou l’autre, que par l’usage qu’on trouve bon d’en faire. Renoncez donc à votre vanité, ou bien rangez-vous de mon opinion, & soyez persuadés que la Vanité est la chose du monde la plus utile au Genre-humain, & qu’on doit être ingénieux à en puiser dans toutes sortes d’objets, & sans distinction.

Il y auroit de la cruauté à faire voir aux Hommes la fragilité des bazes de leur Orgueil ; & c’est être Misantrope dans les formes, Ennemi réel du Genre-humain, que de nous chicaner là-dessus. Combien n’y a-t-il pas de Chrétiens, tout enflés de ce qu’ils chantent les louanges de Dieu avec de meilleurs poûmons que les autres ? Je vois souvent à l’Eglise un petit homme, qui compose de génie des roulemens si particuliers, qu’on n’en a jamais entendu de semblables. Il se donne une peine de Galérien pour se faire admirer de nous. Aussi, quand il chante les Pseaumes, tout le monde se tourne de son côté avec un air de sur-[150]prise, qui ressemble fort à l’admiration ; & se léve sur ses ergots, pour recueillir les suffrages de tout l’Auditoire.

J’en connois un autre, dont la Basse affreuse absorbe la moitié des voix. Quand on est hors de l’Eglise, on croit n’entendre que le chant d’une seule personne ; & je suis sûr que cet honnête-homme se régale pendant toute la semaine, de la gloire qu’il doit acquérir le Dimanche.

Y auroit-il de l’humanité à faire comprendre à ce vigoureux Chanteur, que son chant n’approche pas encore du meuglement d’un Taureau? En-vérité ce seroit être barbare.

Ne donnons donc point de bornes à la Vanité humaine, la plus illimitée est la meilleure. Si un Prédicateur est content de lui-même pour avoir fait un Sermon excellent, qu’il soit permis au Valet du Marguillier de se glorifier de ce qu’il a sonné une si belle Piéce. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1