La Bagatelle: XIX. Bagatelle
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XIX. Bagatelle.
Du Jeudi 7. Juillet 1718.
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Il y a d’habiles gens, qui prétendent
que mon Ouvrage ne sauroit se soutenir, & que je n’ai pas
encore trente Bagatelles vaillant. Ils changeroient bien vite de
sentiment, s’ils savoient la merveilleuse trouvaille que j’ai
faite depuis peu : c’est une suite au Comte de Gabalis, qui
vient d’être imprimée à la Haye, sous ce titre, Les Génies
assistans & les Gnômes irréconciliables. Le charmant Livre !
on jureroit en le lisant, que je l’ai pris pour modéle de mes
réflexions, sur la maniére d’écrire légérement & spirituellement. On y voit d’abord des raisonnemens
Métaphysiques si fins & si déliés, qu’on est forcé à les
croire, parce qu’on ne les entend pas. Ensuite on y découvre
avec plaisir le récit autentique de plusieurs Apparitions si
bien attestées, que pour oser les nier il faut faire main-basse
sur toute la Foi Historique ; ou supposer que ces Apparitions
n’ont été l’effet que d’une imagination étourdie par des
vapeurs, ou échauffée par la fiévre. Tant y a, que de ces
raisonnemens, & de ces faits, le Livre en question conclut
que tout Homme, outre un Ange qu’il a pour le conduire dans les
matiéres Sacrées & Spirituelles, a encore un Génie, qui le
dirige dans les affaires qui ne concernent que ce Monde ; &
que les Républiques, les Royaumes & les Empires ont aussi
chacun leur Génie Tutélaire. Comme j’ai lu cet Ouvrage avec
toute la doze de crédulité requise, j’en ai tiré tout le profit
imaginable. Dès-que j’y vis un Formulaire mistérieux, par la
force duquel on peut évoquer son propre Génie, je trouvai bon de
m’en servir, & la chose me réussit dans la derniére
perfection. A peine ai-je prononcé certains termes barbares avec
toutes les formalités nécessaires, que je vois paroître dans mon
cabinet un petit Homme assez bien tourné. Après s’être promené
par la chambre pendant quelques momens d’un air mélancolique
& rêveur, son visage se déride tout d’un coup, & d’une
maniére folâtre il se met à faire quatre ou cinq cabrioles. Il
vient à moi d’un air cavalier, nous nous embrassons bras dessus bras dessous, nous voilà amis comme si je
l’avois connu toute ma vie, & nous nous mettons à danser
& à cabrioler ensemble comme deux vrais petits Foux. Mon
Génie aime à causer aussi-bien que moi, par conséquent nous ne
fûmes pas longtems sans lier conversation ; & comme j’ai la
tête toute pleine de Bagatelles, l’entretien roula bientôt sur
cette importante matiére.
A cette demande mon petit Ami fronça le sourcil, & me
regarda pendant quelque tems d’un œil de pitié.
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Dialog
« En vérité, mon cher Génie lui
dis-je, je commence à me dégoûter de cet Ouvrage, qui
m’a paru plus divertissant dans le dessein, que je ne le
trouve dans l’exécution. Plusieurs personnes sensées ne
comprennent pas, non plus que moi, comment diantre j’ai
pu donner là-dedans, moi qui me suis fait pendant toute
ma vie une étude de cultiver ma Raison, & un mérite
de plaider pour tout ce qui est raisonnable. Dites-moi,
je vous en conjure, vous qui devez être instruit de mes
affaires, comment je me suis fourré dans l’esprit une
entreprise si bisarre ? »
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Dialog
« Voyez un peu, dit-il enfin,
l’ingratitude des Hommes pour ceux qui veillent sur leur
conduite, & à qui ils sont redevables de tant
d’inspirations salutaires. C’est moi qui vous ai mis
dans l’esprit ce dessein, que vous osez traiter de
bisarre & de ridicule. Dès votre jeunesse je vous ai
connu un louable panchant pour la Bagatelle ; mais, à
mon grand regret, je l’ai vu contrebalancé
par une vanité insupportable, qui vous portoit à l’envie
de vous distinguer par la Raison. Vous le savez
vous-même, vous avez balancé longtems entre ce panchant
& cette vanité ; & quelques efforts que j’aye
fait pour faire triompher la Bagatelle dans votre cœur,
j’ai vu avec mortification que vous m’avez résisté
insolemment, & même que vous m’avez résisté avec
succès. Il est vrai qu’à l’âge où la Raison combat
en-vain la vivacité des Passions, je vous ai vu des
retours charmans vers moi. Je vous regardois alors comme
un Homme prêt à atteindre à la Fortune, & j’étois au
comble de mes souhaits ; mais un petit dépit amoureux,
la rebussade d’un Grand, un rien ruïnoit toutes mes
espérances, & vous rejettoit à corps perdu dans
cette gueuse de Philosophie, qui enseigne à ses
Disciples le mépris du Rang & des Richesses, où la
seule Bagatelle bien mise en œuvre est capable de mener.
Résolu à n’en pas avoir le démenti, je fus consulter le
Génie Tutélaire de la France, qui est de mes intimes ;
& après une mure délibération, nous convînmes que je
ferois tous mes efforts pour vous inspirer l’envie
d’écrire sur la Bagatelle. Nous prévîmes bien que
d’abord vous ne feriez que badiner ; mais nous espérâmes
qu’à force de manier votre matiére & d’en faire
l’éloge, vous pourriez vous apprivoiser avec elle, &
la goûter à la fin tout de bon. N’est-ce pas ainsi que
des Gens très Orthodoxes, qui ne
défendoient d’abord les Hérésies, que pour embarasser
& faire enrager des Théologiens orgueilleux, sont
devenus véritablement Hérétiques ? Vous voyez par-là,
quelle obligation vous m’avez, aussi-bien qu’au Génie
qui protége à présent les François, & qui est le
plus expert Bagatelliste qui le soit jamais mêlé de
gouverner un Homme, ou une Nation entiére. Tout
doucement, répondis-je, c’est lui peut-être qui inspire
aux François leurs complimens, leurs maniéres polies
& cérémonieuses, leurs galanteries, & leurs
faillies vives : mais ses ordres ne sont pas si
généralement suivis parmi ce Peuple, qu’on n’y voie
fleurir encore les Sciences solides, le bon Esprit,
& la vraie Philosophie. Vous me feriez rire,
repartit mon Génie, & vous êtes merveilleusement
bien instruit de tout ce qui se passe dans un Pays si
voisin de votre patrie. Sciences solides, bon Esprit,
vraie Philosophie, voila bien ce dont il s’agit en
France à l’heure qu’il est. Il est vrai qu’on y trouve
encore quelques vieux Breteurs de la Raison, un
Fontenelle, un La Motte, gens dont l’âge a tellement
endurci les fibres du cerveau, que tous les Génies du
Monde travailleroient en-vain pour leur donner un autre
pli. Mais la Jeunesse n’est pas assez mal avisée pour
suivre de pareils modelles. Elle apporte en naissant les
plus excellentes dispositions du monde, pour avoir en
horreur tout ce dont l’acquisition coute la
moindre peine, & pour suivre l’instinct de la simple
Nature, à prendre cette expression dans son sens le plus
étendu. Par le bon Esprit vous entendrez apparemment cet
esprit chimérique, qui découle, à ce qu’on prétend, de
la Raison, & qui en a toute la correction &
toute la sécheresse ? Aprenez, notre Ami, que cette
espéce d’esprit qui a régné dans la France pendant plus
d’un Siécle, est mort avec les pensions, & qu’on
commence à en perdre jusqu’au souvenir. Le seul métier,
dont Appollon s’acquite à présent en France, est celui
de Chantre du Pont-neuf. Le plus grand effort de génie
de nos jeunes François ne va guéres plus loin, qu’à
trouver la pointe de quelques Chansons malignes contre
le Gouvernement ou contre les Femmes ; & ces petites
Piéces ne sont guéres trouvées jolies qu’à proportion
des ordures & des obscénités dont on les remplit. Ce
tour d’esprit descend des Personnes les plus hupées de
la Cour jusqu’au moindre petit Bourgeois. Jugez par-là
si la cérémonie, les complimens & la politesse
doivent être les Bagatelles qui ayent la vogue à
présent. Mais pour vous mettre mieux au fait, je veux
vous divertir par la Description des Mœurs qui régnent à
présent dans la Capitale de ce vaste Royaume. Ce sera
pour une autre fois. »