Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XIV. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\015 (1742), S. 78-86, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2159 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XV. Bagatelle <sic>

Du Lundi 20. Juin 1718.

Ebene 2► Pour donner à mes Lecteurs un échantillon de la foiblesse de la Raison, quand elle lute contre la fougue de nos desirs, je leur communiquerai une Imitation d’une Ode fameuse d’Horace, qui commence par Beatus ille, qui procul negotiis, &c.

Zitat/Motto► Alcidas se plaignoit dans un sombre Vallon,

Vers le plus beau du jour, quand le blond Apollon

[79] Mêle, prêt à borner sa brillant carriére,

Aux ombres de la nuit un reste de lumiére :

Alcidas se plaignoit, Alcidas dont le cœur

Toujours de la Fortune essuya la rigueur ;

Et que l’aveugle Amour, du cruel Sort complice,

Rendit cent fois l’objet d’un injuste caprice :

Aux Forêts d’alentour il conte les mépris

De l’ingrate Araminte, & de la fiére Iris.

Tandis que de Pasteurs une troupe attentive,

Accourt aux tendres sons de sa Muse plaintive,

Des paisibles Bergers admirant le repos,

D’une voix languissante il soupire ces mots.

Trop heureux mille fois celui qui loin des villes

Sait goûter de ces champs les délices tranquilles !

Borné dans ses desirs, il sait se contenter

A voir de jour en jour sous ses yeux s’augmenter,

Par l’effort assidu d’un heureux labourage,

De ses sobres aieux le rustique héritage.

Jamais pâle Client d’un Juge sourcilleux,

Il ne suit du Palais les cris litigieux.

Il ne voit point, serré dans des Planches flottantes,

De Neptune en courroux les vagues menaçantes.

Peu touché de la Gloire, il laisse le Héros

Souffrir pour de faux biens de véritables maux.

Pour charmer par des mœurs que forma l’Injustice,

Il n’emprunte jamais les agrémens du Vice :

Jamais il n’est réduit aux discours embellis

Par le fard imposteur des mensonges polis.

[80] Impoli par sagesse, il réussit à plaire

Par la noble candeur d’une Vertu sévére.

Toujours libre, il se tait, il parle, il rêve, il rit,

Sans donner, pour briller, la gêne à son esprit.

Entre le haut peuplier, & la vigne fertile,

Il établit tantôt un mariage utile :

Tantôt de la Sagesse, emblême ingénieux,

Il coupe des rameaux l’excès infructueux ;

Et par l’adroit travail de ses mains ménagéres,

Fait adopter au tronc des branches étrangéres :

Tantôt d’un pur Zéphir humant le soufle frais,

Négligeamment assis sous un feuillage épais,

Sur l’émail d’un Vallon son œil découvre errante

De folâtres Agneaux une troupe bêlante :

Ou des Sujets ailés d’un Roi laborieux,

Il épie, attentif, les soins industrieux.

Il s’occupe souvent lui-même au labourage,

Jadis l’amusement du Consul & du Sage.

L’éguillon à la main pressant les flancs des Bœufs,

Il hâte les efforts des fillons paresseux.

Tantôt accompagné d’une jeune Bergére,

il rend les souples flots d’une rame légére :

Ou, quelque heureux malheur secondant son desir,

Dans un Bois avec elle il s’égare à plaisir.

Quand d’une belle Automne une pleine abondance

Du timide Fermier surpasse l’espérance ;

Couronné de raisins, quand Bacchus à grands flots,

[81] Fait couler sa liqueur des pentes des côteaux ;

Il voit de ses vergers la féconde Pomone

Lever son front courbé du poids qui l’environne :

Il contemple sur-tout, sous le fruit entassé,

D’un arbre qu’il planta le branchage affaissé.

A son cœur généreux c’est une ample matiére ;

C’est alors qu’il lui donne une libre carrière ;

Qu’il fait à ses Voisins, ennemis des procès,

De magnifiques dons, prodigue à peu de frais :

A ses yeux les travaux, qu’exige la vendange,

Sont avec les plaisirs un aimable mêlange.

Dupe du vin nouveau, là le jeune Méris

Est derriére un tonneau par le sommeil surpris.

Sous l’ombre d’un vieux chêne, une Jeunesse vive

Compose ici sans art une danse naïve :

De soi-même content, on ne se gêne pas ;

Et la joye & le vin savent fournir des pas.

Les flûtes, les pipeaux, les voix, les cornemuses,

Font redire aux échos mille chansons confuses :

De ces accens divers les sons tumultueux

Ne charmeroient pas tant s’ils s’accordoient entr’eux.

Sur la tendre fougére une nape étendue

Ravit par mille mets & le goût & la vue.

Parmi les Serviteurs, le Maître, sans fierté,

Dépeint du Siécle d’Or l’heureuse égalité.

Mais quand le Dieu du Vin rend le plaisir peu sage,

Du badin Vendangeur qui lui rend trop hommage,

Il se dérobe au bruit. Par le hazard mené,

[82] Il voit l’ombrage obscur d’une sapin suranné.

Là sur l’herbe il se jette, & son œil se proméne

Sur les objets divers qu’offre une vaste Plaine :

De mille & mille Oiseaux les gazouillantes voix

De leurs tendres concerts sont retentir les Bois :

A ses pies, d’une pente, un pur ruisseau se jette,

Et force en murmurant le gravier qui l’arrête :

Détachant sa raison des caprices du cœur,

Et de soi-même alors tranquille possesseur,

Il s’épure aux rayons d’une utile lecture,

Et s’affranchit du joug d’une chére imposture

Qui nourrie avec lui, par son antiquité,

De duper sa raison s’acquit l’autorité :

Ou bien il fait briller, avoué du Parnasse,

D’un Vers qui prend l’essor l’harmonieuse audace,

Dédaignant, mâle Auteur, l’esprit toujours baissé,

Qui rampe lâchement sous la régle affaissé ;

Et quand de son esprit la force est émoussée,

Le doux sommeil se glisse en son ame lassée.

Il s’endort ; & le Dieu qui verse les pavots,

De cent songes badins embellit son repos.

Rien n’importune un cœur qu’aucun soin n’embarasse,

Ni l’Eté par ses feux, ni l’Hiver par sa glace :

Oui, quand la triste neige, odieuse à Cérès,

Sous son poids entassé sait gémir les Forêts ;

Seul excepté du sort de la sombre Nature,

Tout nourrit en son cœur une gayeté pure ;

Et goûtant des plaisirs l’aimable nouveauté,

Il attend sans ennui le retour de l’Eté.

Ménager de son tems, dans les Bois il devance

Du peu durable jour la tardive naissance.

[83] A la piste tantôt, bon connoisseur, il suit

Le Lapin effrayé, que la neige trahit.

A la force tantôt préférant la finesse,

Aux dépens des Oiseaux il montre son adresse ;

Et ce savant trompeur de leur avidité,

Se ligue avec leur faim contre leur liberté.

Du rude bruit des cors l’air cependant resonne :

D’une Colline il voit sa meute qui talonne

Un Liévre vieux routier, qui profitant des Bois,

Aux Chasseurs les plus fins échappa mille fois :

Longtems son art de fuir, sa longue expérience,

D’une meute en défaut trompa la vigilance.

L’œil suit avec plaisir ses ruses, ses détours :

Toujours près de sa perte, il l’évite toujours.

Quel surcroît de bonheur, quand Époux raisonnable,

Il a pour toute dot d’une Bergére aimable,

Non d’un or mal acquis le méprisable amas,

Mais d’un esprit bien fait les solides appas.

Elle adopte les mœurs d’une Sabine austére :

Pour l’Epoux seul riante, a tout Amant sévére :

D’un cœur souple avec lui partageant les travaux,

Elle augmente sa joye, elle adoucit ses maux :

Elle attend son retour : d’abord sa main soigneuse

Anime du foyer la flamme officieuse.

Il trouve sur sa table, où rit la propreté,

De domestiques mets un repas souhaité ;

Et tandis que tout plaît à son goût peu critique,

Il entend des Bergers la champêtre musique,

[84] Qui d’avance goûtant la douceur du repos,

Font d’amoureux secrets confidence aux échos.

Il voit de loin, lassés du joug qui les accable,

Les Taureaux, d’un pas lent se traîner vers l’étable ;

Ses Valets, chérissant leur Maître peu grondeur,

Préviennent ses desirs, zélés avec candeur.

Bienheureux le Mortel, qui comme lui méprise,

De l’ordre des Coteaux la docte friandise !

Il hait de cent ragoûts le mélange assassin,

Et sa frugalité lui sert de Médecin.

Esclave d’un vil art, pourquoi d’un goût timide

N’oser rien approuver, qu’un Gourmet ne décide ?

Pourquoi mesure-t-on, démentant son palais,

La bonté d’un festin à la cherté des mets ?

Tout aliment déplaît, dès-qu’il est ordinaire ;

A force de dépense, on, fait mauvaise chère :

Mais qui tire ses mets des plus lointains climats,

Est bien souvent prodigue à payer son trépas.

Exacte dans son choix, la prudente Nature

Donne à chaque Pays sa propre nourriture ;

Et fait mettre d’accord le goût & la santé,

Etalant sa richesse en sa simplicité.

Je sens l’aimable effet d’un modique exercice ;

Mon goût est délivré des chaînes du caprice.

Que puis-je de meilleur présenter à ma faim,

Qu’un, endroit bien choisi d’un Agneau tendre & sain ?

Que j’y joigne un dessert que me fournit ma terre,

Et d’un vin doux & fort, petillant dans le verre,

[85] Qui jamais frelaté sous un bisarre nom,

Ne me déguise pas un funeste poison.

Eh ! pourquoi m’informer, si de Perse, ou de Gréce,

Où de près dans mon cœur il porte l’allegresse ?

Qu’aux vignes de mes champs, qu’à Cypre, qu’à Scyras

Ma belle humeur soit due, il ne m’importe pas.

Ah ! si de vrais Amis une troupe estimable,

Ni flateuse à l’excès, ni critique intraitable,

Avec nous sans façon partage ce plaisir,

C’est-là la volupté qu’un Sage doit choisir !

D’une verve divine alors l’ame saisie,

Fait couler de la bouche une douce ambroisie :

Au feu de son esprit on donne un libre cours,

On choque impunément les Régles de Bouhours.

Céde à ce beau desordre, ingrate exactitude :

La Raison sans recherche, & l’Esprit sans étude,

D’un buffet bien garni font couler des ruisseaux

D’Impromptus pleins de sel, & d’innocens Bons-Mots.

C’est alors, que suivant la Méthode Persique,

On rafine sur l’art du subtil Politique :

Parmi les ris le Sage alors voit approcher

La Vérité, qu’on perd pour la trop rechercher.

Ah ! que n’ai-je connu, dès ma tendre jeunesse,

Le chemin abrégé qui méne à la Sagesse !

Mais il est tems encore de goûter dans les champs,

Des plaisirs sans remords les délices touchans.

[86] A ces mots il se léve, & dés-lors il arrête,

Apprentif Laboureur ; le lieu de sa retraite :

Mais d’un souris d’Iris, le dangereux poison

Bientôt gagnant son cœur étourdit sa raison.

Dans cet âge bouillant, où la Raison débile,

Céde aux desirs fougueux un triomphe facile,

De nos réflexions voici le triste fruit.

On fait le bon chemin, c’est le mauvais qu’on suit. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 2 ◀Ebene 1