La Bagatelle: X. Bagatelle
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Level 1
X. Bagatelle.
Du Lundi 6 Juin 1718.
Level 2
Je ne tirerai pas les exemples que
j’ai promis à mon Lecteur, de cette partie obscure du
Genre-humain, qui vit & qui meurt sans qu’on s’en
apperçoive. Je n’alléguerai pas ces hommes, qui pendant soixante
ans passent six jours de la semaine à remuer une scie ou une
navette, & qui s’enivrent réguliérement le Dimanche. Non,
j’aime mieux examiner la conduite de certaines personnes
considérables dans le Monde, qui se distinguent des autres
hommes, & qui quelquefois se survivent à eux-mêmes par une
belle réputation. On ne sauroit me nier, que l’Education ne
décide d’ordinaire souverainement du rolle qu’un homme jouera
dans le Monde. Un Charpentier délibére dans Horace, si d’une
Buche qu’il voit à ses piés, il sera un Banc ou une Divinité. La
plupart des Péres en agissent à peu près de la même maniére à
l’égard de leurs Enfans.
Il vous instruit des différentes opinions où sont les
Antiquaires sur la figure d’une Médaille, sur laquelle les
uns trouvent un Consul Romain, les autres un Gladiateur, les
autres un Esclave ; sans vous dire un mot de l’utilité qu’on
pourroit tirer d’aucun de ses sentimens s’il étoit démontré
d’une maniére évidente. Enfin, il se connoit en Médailles,
il fait distinguer les vraies des fausses. On en jettera une
vingtaine sur la table ; celle-ci, dira-t-il d’abord, est du
Siécle d’Auguste ; cette autre du Siécle de Neron ? &
ainsi du reste : mais il n’a jamais songé à éclaircir par ce
moyen une difficulté d’Histoire, ni a rectifier un point de
Chronologie. Heureux seulement, trop heureux, s’il peut un
jour compléter sa suite d’Empereurs, en trouvant
par un hazard favorable une seule Médaille qui y manque !
Mais peut-on avoir de l’esprit & de l’esprit
infiniment, sans avoir une ame ? Sans doute, rien n’est même
plus ordinaire ; & tel, s’il avait une ame, n’auroit pas le
quart de l’esprit qu’il a à présent.
General account
Un
Artisan un peu aisé a un Fils, il doit en faire quelque
chose ; mais qu’en fera-t-il ? un Tailleur, ou un Ministre
de l’Evangile ? Le bon homme a quelque ambition, & il
est Diacre ; son Fils sera Ministre, & même Ministre
Coccéïen, la chose est résolue. Dèsque le
Garçon est en âge, on l’envoie à l’Université, muni déja
d’un profond méprit pour tout ce qui ne sent pas le Type,
& c’est par le Type qu’il mesure le respect qu’il doit
avoir pour ses Professeurs. Chaque leçon qu’il entend,
allonge dans son cerveau la chaîne des Images Orthodoxes
& Coccéïennes ; elle est achevée au bout de six mois ;
trois ans consécutifs servent à la renforcer, & au bout
de ce tems elle tient si bien, qu’il est impossible de la
rompre jamais. Ce corps d’images roule continuellement dans
le cerveau du jeune Théologien ; & pour le garantir de
tous les assauts de quelques autres images insolentes &
étrangéres, la Paresse marche à là tête de la bande, &
la derniére file est serrée par la crainte de l’Hérésie. La
Machine Théologique monte enfin en chaire, il ravit, il
enléve : c’est un des grands Théologiens du Siécle, & il
est parvenu à ce haut degré d’habileté & de réputation,
sans avoir jamais senti le besoin de ce Principe intelligent
& actif qu’on appelle l’Ame raisonnable.
General account
Heteroportrait
Lycidas, cet homme savant
jusqu’au prodige, se trouve dans une compagnie composée
de gens différens d’âge & de caractére ; il y entend
parler d’Amour, de Politique, de Morale, de
Philosophie : tous ces discours ne sont que vains sons
qui lui frappent l’oreille, sans faire entrer la moindre
image dans son cerveau ; il est immobile dans sa chaise,
& regarde de tems en tems autour de lui d’un œil
éteint & stupide. Un Nouvelliste Politique, enfin,
vient à nommer Rome, voilà mon Savant qui
se réveille ; on est tout étonné de voir du mouvement
dans son corps, & quelques espéces d’étincelles de
feu dont ses yeux paroissent animés. D’où vient un
changement si subit ? C’est qu’on vient de toucher la
véritable corde de son imagination. Voilà des chaînes
d’images qui sortent en foule de leurs niches ; son
cerveau est meublé dans un moment d’Arcs de triomphe
délabrés, de Ruïnes d’Amphithéâtres, de Statues
mutilées, de Vases brisés, de vieux Habits tout en
guennilles, & de Médailles mangées de rouille. Il
ouvre la bouche, il parle ; mais tout son discours n’est
qu’un détail sec de tout ce qu’il fait sur cette
matiére, sans être accompagné d’aucune réflexion utile.
Heteroportrait
Voyez Eraste, par exemple, il n’y a pas d’homme
au Monde dont l’esprit petille d’un feu plus charmant. C’est
un homme d’une santé vigoureuse, il a de la naissance, la
fortune lui rit ; en un mot, tout entretient son cœur dans
une gayeté aimable, & de-là il ne s’éléve dans son
imagination que des vapeurs bénignes. Dès-qu’il entre dans
une conversation, elle prend une face riante ; il ne reste
jamais court sur rien ; les images voltigent dans sa tête
avec une rapidité surprenante, elles s’accrochent les unes
aux autres avec une bisarrerie si particuliére & si
agréable, qu’elles nous surprennent toujours par un air de
nouveauté, qui ne nous donne pas le loisir d’examiner leurs
liaisons, du côté de l’exactitude. Ce qui charme le plus en
lui, ce sont certains Coqs-à l’âne, dont l’arrangement
desordonné a quelque chose de si surprenant, qu’il
arracheroit du moins un sourire à la Raison même la plus
austére. Quand on se met devant lui sur une matiére de
Raisonnement, où il convient naturellement lui-même qu’il
n’entend rien du tout, il jette au travers de cet entretien
sérieux, des plaisanteries si drolles, qu’elles dérangent
toute la Philosophie, qui est obligée de perdre
le fil de ses argumens dans un long éclat de rire. Ajoutons
que le hazard unit quelquefois dans son cerveau des idées,
qui paroissent les plus incompatibles, par une liaison la
plus juste & la plus exacte : ce sont des sentences
admirables, exprimées par des tours les plus vifs & les
plus concis. Cependant cela lui échappe, il croit parler
comme il parle toujours.
Heteroportrait
Le concours fortuit des Images est
encore plus marqué dans le cerveau de Céliméne, mais il n’y
fait pas des effets si aimables : c’est pourtant une Fille
charmante, dont les faillies sont impayables. Elle sort en
carosse, pour mener la sage Artémise à l’Opéra ; elle entre
chez cette Amie, où d’abord son cerveau est frappé d’une
table de jeu : tout d’un coup l’Opéra fait place à une
reprise d’Hombre, & les matadors chassent de son cerveau
Roland & Angélique : elle gagne, le feu abandonne
pourtant ses yeux, qui paroissent languir dans une tendre
& douce rêverie. Cependant elle entend jouer du violon
dans l’office, elle tressaïllit : l’Image du violon
s’accroche à celle de la danse, & les esprits animaux
descendent aussi-tôt dans le cœur & dans les jambes de
la Belle. Ah ! ma Chére, dit-elle à Artémise à moitié haut,
quel plaisir si quelqu’un nous donnoit les violons ! Un de
ses Amans, attentif à l’occasion de l’obliger, part de la
main, voilà les violons venus. Céliméne danse un menuet,
tire son mouchoir, fait tomber une Lettre. Zeste, voilà les violons & la danse rentrés dans leurs
niches ; elle n’y songeoit pas, la Poste va partir dans une
heure, & elle est indispensablement obligée d’écrire à
trois ou quatre Amies. Les priéres les plus pressantes, les
flatteries les plus outrées ne font que blanchir ; elle ne
resteroit pas une minute de plus pour tous les biens du
Monde. Artémise, qui connoit les allures de la Belle, dit
qu’on a tort de la presser, puisqu’elle a des affaires.
Céliméne sort brusquement, saute légérement dans son
carosse, la voilà partie. Dans le tems que toute la
compagnie est dans la consternation par un départ si
précipité, la porte de la sale s’ouvre, c’est Céliméne :
dans le fond elle écrira bien demain, & un jour de délai
plus ou moins n’est pas une affaire.