La Bagatelle: IX. Bagatelle
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Livello 1
IX. Bagatelle.
Du Jeudi 2 Juin 1718.
Citazione/Motto
Os homini sublime
dedit, cœlumque tueti Jussit.
Livello 2
Platon, ce Philosophe fameux, ce Pére
estimable de la Métaphysique, ayant défini l’Homme, Un Animal à
deux piés, marchant la tête élevée ; ce maroufle de Diogéne
trouva bon d’apporter un Coq dans l’Auditoire, & de
s’écrier, voilà l’Homme de Platon. Notre Philosophe voyant que
sa définition n’étoit pas complette, y ajouta, sans plumes. Ce
Cynique Diogéne ne se contenta pas de cette addition, &
ayant de nouveau jetté dans l’Ecole de Platon un Coq déplumé, il
dit encore que c’étoit-là l’Homme de Platon. En effet, malgré le
respect que je me sens pour cet homme divin, à qui le
Christianisme même a des obligations si essentielles, je conviens que l’idée qu’il nous donnoit de l’Homme n’etoit
pas complette, & qu’il auroit du y joindre encore la Faculté
de parler. Mais aussi je soutiens, qu’avec cette addition, la
définition dont je parle est parfaite, qu’elle vaut infiniment
mieux que celle qui veut nous faire accroire que l’Homme est un
Animal raisonnable. Ce n’est qu’un orgueil fondé qui a donné
cours à cette idée, qui ne convient pas au tiers des Hommes : au
lieu que celle de Platon, nouvellement revue, corrigée &
augmentée, est appliquable généralement à toute la Race Humaine.
On s’imaginera peut-être que mon but est de deshonorer mon
Prochain, en ne le distinguant de la Bête que par la figure,
& par certains sons articulés. Mais qu’on ait seulement la
patience d’attendre que j’aye prouvé ma thése claire comme le
jour, & l’on verra qu’elle est très avantageuse à l’Homme ;
au-lieu que l’opinion des Philosophes, si elle étoit vraie,
devroit naturellement nous couvrir de honte & de confusion
J’entre en matiére, & je prie mes Lecteurs de m’accorder une
attention un peu suivie, s’ils en sont capables. Il est
incontestable que nous avons de commun avec les Bêtes, une
certaine machine fort artistement composée, dont les principaux
ressorts sont l’imagination & la mémoire. En considérant
cette machine en elle-même, elle est absolument la même dans les
deux genres d’Animaux, les Bêtes & les Hommes,
tout s’y fait d’une maniére absolument passive & nécessaire.
Pour le faire sentir, considérons que les Objets extérieurs
envoient dans le cerveau, par la route des sens, certaines
images, qui rencontrant certains esprits animaux disposés d’une
certaine maniére, excitent dans la machine certains mouvemens
déterminés. La machine est incapable d’aucun choix, & elle
est toujours déterminée par la plus forte impression, qui dépend
presque entiérement de la disposition où elle se trouve
précisément dans ce moment-là. Que d’un côté on menace un Chien
d’un bâton, & que de l’autre on lui tende un morceau de
pain ; si la sain domine en lui, la machine avancera du côté du
pain ; si c’est la peur, la machine s’enfuira. Mettez une jeune
Fille entre un Garçon bien tourné, & un autre habillé
d’écarlate en broderie d’or ; si elle a du panchant à aimer une
certaine proportion, son cœur se tournera du côté de la belle
tournure ; si au contraire son cerveau est disposé à être frappé
d’un certain éclat, sa tendresse panchera insensiblement du côté
du bel habit. Voilà ce que c’est que l’Imagination. Pour la
Mémoire, ce n’est autre chose que cette même imagination, qui
agit sans le secours des objets réels : expliquons-nous. La
premiére image qu’un objet extérieur communique à notre cerveau,
est extrêmement mince & déliée ; c’est comme une légére
vapeur qui se dissipe peu à peu, sans laisser la moindre trace.
Mais si ce même objet s’offre plusieurs fois de
suite, chaque foi qu’il se présente, son image se nourrit, se
fortifie, & acquiert, pour ainsi dire, un certain poids
& une certaine consistance, qui souvent la fait subsister
aussi longtems que la machine même. Imaginons-nous à présent,
qu’il y a dans le cerveau une infinité de ces petits Etres
merveilleux & incompréhensibles, & qu’ils y ont chacun
leur niche, où ils peuvent se cacher. Cependant ils ne sont
jamais tous dans la retraite : il y en a toujours qui se
proménent de côté & d’autre, & qui passant devant les
niches de quelqu’autre image qui peut avoir avec eux quelque
conformité réelle ou imaginaire, l’attirent & l’unissent
avec elle. Un nouveau venu produit d’ordinaire cet effet :
dès-qu’il se présente, il se fait un terrible remue-ménage parmi
toutes les images, qui se flatent de lui ressembler en quelque
chose. Or comme, selon ma supposition, il n’y a aucun Etre actif
& intelligent qui, par sa présence, puisse arrrêter ou
diriger le cours de ces images vagabondes, tout ressemble dans
le cerveau au concours fortuit des Atômes. Deux images
s’accrochent ; elles en trouvent en chemin une troisiéme, qui
s’y attache encore ; & cet accrochement continuant pendant
quelque tems, il se fait un assemblage monstrueux, comme dans le
Cahos au Monde,
Elles se détachent quelquefois avec la même facilité
qu’elles se sont accrochées ; quelquefois aussi elles se
conservent dans cette liaison, quand par un coup de hazard cette
liaison est un peu naturelle, ou quand un autre Animal a su les
y fourrer toutes enchaînées. Dans ce cas, qui voit l’un voit les
autres : il suffit qu’une image heurte en passant un petit bout
de cette chaîne, la voilà qui paroit toute, & qui produit un
certain effet fixe, qui est produit de nouveau, toutes les fois
que ces images enchaînées roulent dans leur carriére ordinaire.
Ce sont ces sortes de chaînes qui forment ce qu’on appelle
Habitudes, les passions & le tempérament les fortifient,
& à leur tour elles fortifient le tempérament & les
passions. Voilà, si je ne me trompe, une idée exacte &
claire du Méchanisme du Cerveau. Il ne me reste qu’à prouver,
qu’il n’y a rien de plus dans le cerveau d’un grand nombre
d’Hommes, non plus que dans celui des Animaux ; & que la
différence, qui y paroit, ne consiste que dans quelque degré de
plus ou de moins de feu ou de vivacité. Généralement, les Hommes
ont l’imagination plus chaude que les autres Animaux, qui
différent aussi à cet égard les uns des autres, tant par rapport
à chaque espéce, que par raport à chaque individu. Mais par où
conclura-t-on, qu’outre l’Imagination & la Mémoire, les
Hommes en question n’ont pas un principe d’activité intelligent
& libre ? Je demande à mon tour, sur quoi l’on fonde le même jugement à l’égard des Bêtes ? C’est sur
leurs actions, me répondra-t-on. Justement ; & par rapport
aux Hommes, c’est sur leurs actions & sur leurs discours ;
peut-être même que par cette maniére de juger, on fait tort aux
Bêtes. En effet, nous ne voyons évidemment que ce qu’elles font
& par-là nous devinons le principe dont leurs actions
découlent ; & que fait-on, si cette conjecture n’est pas
fausse ? Si un Chien pouvoit m’expliquer les motifs qui le
déterminent, j’y découvrirois peut-être des réflexions
profondes, des raisonnemens suivis, une prudence consommée. Les
Hommes dont je parle, au contraire, m’instruisent des motifs qui
les font agir, & je n’y trouve qu’un instinct, qui opére par
le secours de la mémoire & de l’imagination. Voilà mon
Lecteur au fait ; il n’a qu’à suivre la route que je lui ouvre,
pour examiner par lui-même la vérité de ma thése. S’il trouve
pourtant à propos que je l’aide dans cet examen, je suis tout
prêt ; & dans ma Bagatelle suivante, je démontrerai par
plusieurs exemples parlans, que la conduite de la plupart des
Hommes découle, ou d’une certaine jonction fortuite d’images, ce
qu’on apelle Caprice ; ou de ces images enchaînées par le
hazard, qui forment l’Habitude.
Citazione/Motto
Frigida cum
calidis pugnant, humentia siccis.