Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "VIII. Bagatelle", in: La Bagatelle, Vol.1\009 (1742), S. 42-47, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2153 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

VIII. Bagatelle.

Du Lundi 30. Mai 1718.

Ebene 2► Surpris du discours du bon Gentilhomme, je lui demandai la raison d’une résolution si contraire à la conduite générale des hommes, & même des plus honnêtes gens.

Ebene 3► Dialog► Vous saurez aparemment, me répondit-il, la maniére noble & généreuse dont le célébre Phocion refusa les présens qui lui furent offerts de la part du grand Alexandre. Quand les Ambassadeurs du Roi le conjuroient de garder les richesses qu’ils lui présentoient pour ses Fils, qui un jour pourroient en avoir besoin ; il repartit, que si ses Fils étoient des scélérats, ils en auroient toujours trop. J’aprouve extrêmement toute la réponse, continua mon Vieillard ; mais je trouve que la premiére partie ne sauroit malheureusement être d’usage dans le Siécle où nous sommes.

Du tems de Phocion, la Pauvreté étoit un titre d’honneur, plutôt que de mépris ; elle ne fermoit pas au Mérite la porte de la Réputation, des Honneurs & des Dignités. Souvent un pauvre Magistrat se levoit de dessus une chaise de bois, & sortoit d’une petite hute, pour al1er dans le Sénat faire trembler toute une République sous son autorité. Je [43] m’imagine même qu’alors on rejettoit quelquefois les Richesses par un principe d’ambition.

Quoi qu’il en soit, le Monde se gouverne à présent par de tout autres maximes ; le Mérite est sujet à rester enterré, si la Fortune ne vient le mettre au jour ; & dans le fond les Richesses ne sont pas mal placées, quand elles sont entre les mains de la Vertu.

Quant à l’autre partie de la réponse de Phocion, elle est d’une vérité inaltérable pour tous les Siécles & pour toutes les Nations. Un Sot ou un Malhonnête-homme est toujours malheureux d’être riche.

Qu’arrivera-t-il, je vous prie, de mes deux ainés, si je leur laisse après ma mort des biens assez considérables? Mon Niais se verra un équipage, des domestiques, un château ; par conséquent tout le monde lui payera cet hommage, que par une espéce d’instinct nous payons à la Richesse, sans même avoir la moindre espérance d’en tirer quelque fruit. Les flateurs ne lui manqueront pas, selon toutes les apparences ; ils éléveront mon idole, & la placeront sur l’autel, pour lui adresser leurs adorations. Mon Sot, qui n’a jamais pensé jusqu’ici, pensera alors pour la premiére fois de sa vie, & pensera qu’il est habile homme ; & par-là sa sottise sera relevée par une bonne doze de folie & de satuïté. Peut-être même qu’il payera ces acquisitions fort cher, & qu’en récompensant ses flateurs, ses richesses ne lui serviront qu’à se ruïner entiérement.

Je le dérobe à tous ces dangers, en l’en-[44]terrant dans sa chaumiére, & en lui donnant tout ce qu’il faut pour le garantir de la nécessité. Ce sera toujours un sot, mais un sot sans broderie, & son imagination sera toujours de niveau avec sa raison. Il aura tout le loisir nécessaire pour caresser des chiens, pour troquer des pigeons, pour causer avec les villageois, & aucun fourbe ne prendra la résolution d’hériter de lui pendant sa vie.

Quant à mon ainé, poursuivit-il, je regarde son infortune avec horreur, quand je songe qu’un jour il pourroit être abîmé dans la richesse. Une épée dans la main d’un furieux n’est pas plus dangereuse, que de grands biens possédés par un homme d’un mauvais naturel. J’ai déja remarqué qu’il n’est jamais plus brutal & plus impérieux, que quand il est habillé magnifiquement, & qu’il occupe tout le fond d’une caléche dorée.

Si par mon testament je le partage en ainé, ses mauvaises inclinations auront leurs coudées franches ; on le respectera au-lieu de le mépriser ; peu de personnes oseront opposer une digue à ses insolences ; ses débauches n’auront point de bornes, & les plus habiles Intendans des crimes de la Jeunesse, accourront de tous côtés au son de son argent. Ne vaut-il pas infiniment mieux lier ce cheval fougeux, que de le laisser courir les champs sans mords & sans bride ? Je crains bien qu’il ne se corrige jamais ; mais s’il y a un moyen au monde capable de le faire entrer en lui-même, c’est indubitablement celui que j’ai inventé. Il se verra bor-[45]né dans une fortune médiocre ; personne ne daignera avoir pour lui une déférence ridicule ; on osera le trouver insupportable, ses brutalités pourront être repoussées par des brutalités supérieures, on évitera sa compagnie. Par-là peut-être les fumées de sa folle imagination se dissiperont, elles entraîneront avec elles l’idée chimérique qu’il s’étoit formé de lui-même, & il deviendra honnête-homme par nécessité. ◀Dialog ◀Ebene 3

On peut bien croire que je ne m’amusai pas à raisonner avec ce vieux Rationaliste, sur la bisarrerie de son futur testament. Dans le fond, si j’avois voulu opposer raisonnement à raisonnement, il n’y avoit pas grand’ chose à repliquer : mais l’Usage y est contraire, & par conséquent il ne faut point faire cas de toutes les ergotteries de la Raison. La principale cause qui me rend la Raison si odieuse, c’est que dans la théorie elle est excellente, mais que dans la pratique c’est la plus sotte chose du monde. Il n’est pas possible de mettre ces sortes de spéculations en œuvre, sans s’attirer la condamnation de trente Siécles, ou de trente millions de Personnes toutes pleines de vie ; & je parierois ma tête contre un liard, que si mon Gentilhomme pouvoit exécuter son projet, il ne passeroit pas seulement pour extravagant, mais pour un Pére dénaturé.

Depuis que le Monde est Monde, les Fils ont hérité de leurs Péres, & l’on voit par-là que ces sortes de successions sont du Droit des Gens, qui, peu s’en faut, est la même chose que le Droit de la Nature, le [46] Droit le plus inviolable qui soit connu parmi les hommes.

Cependant, pour empêcher les Rationalistes de se donner sur ce sujet ces airs de triomphe qui leur sont si familiers, je veux bien les combattre ici à armes égales.

Je leur demande s’il n’est pas juste que les biens soient un peu partagés dans le Monde ? si le Mérite n’est pas un bien, & si la Richesse n’en est pas un aussi ? Il faut bien qu’ils en conviennent, ou qu’ils disent pourquoi ? Je conclus de-là, qu’un Pére riche, qui a un Fils honnête homme & un Fils vicieux, seroit parfaitement bien de ne donner rien au premier, & de donner tout à l’autre.

Le premier est déja riche, la Nature y a pourvu, il n’a qu’à faire valoir, autant qu’il peut, sa richesse dans son imagination : Qu’il se dise en mangeant du pain sec, le Sage est Riche ; & fournis au caprice d’un Faquin opulent, il n’a qu’à s’écrier, le Sage est Libre, le Sage est Roi.

Zitat/Motto► Et quand de la Vertu la bisarre ennemie

Excite contre lui quelque orage nouveau,

Qu’il s’enveloppe alors dans sa Philosophie,

Comme dans un manteau. ◀Zitat/Motto

Il auroit tort de se trouver plus mal partagé que son Frére, qui n’aura pour lui que les agrémens d’une vie aisée, du respect, de la considération, & des amis.

Metatextualität► Me voilà à deux de jeu avec les Rationalistes ; ils sont dans une extrémité, & moi dans une autre ; & voilà ce que c’est que de raisonner. [47] J’en conclus, qu’il faut suivre la route battue, & que les Fils doivent succéder aux Péres sans distinction, à moins que les Loix du Pays ne se déclarent en faveur de l’ainé. Je suis donc sur cet article, comme sur bien d’autres, entiérement de l’opinion du Public ; pourvu que le Public à son tour veuille bien convenir avec moi, que tout cela n’est pas plus prudent ni plus raisonnable, que le testament du Sieur Nicholson. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1