La Bagatelle: VI. Bagatelle

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Ebene 1

VI. Bagatelle.

Du Lundi 23. Mai. 1718.

Ebene 2

Avec talent dont j’ai fait l’éloge dans ma Bagatelle précédente, on peut écrire à bride abbatue, sans être jamais arrêté par la crainte de s’attirer des Censeurs & des Antagonistes. Il est vrai pourtant, que le Rien dont je parle, est enveloppé dans des périodes qui sont composées de mots : l’Usage attache un sens à chacun de ces mots, & il n’est pas impossible qu’un Lecteur, en mettant tous ces sens ensemble, ne s’imagine y entrevoir un sens total. Il faut avouer même, que la fin de ce stile consiste à ménager au Rien de ces périodes, toutes les apparences imaginables de quelque chose de réel. Il peut arriver encore, que dans une autre période, aussi vuide de sens que la prémiére, ce même Lecteur croie trouver un autre sens, directement opposé au prémier ; & que fondé sur ces deux imaginations, il accuse le brillant Diseur de rien de tomber en contradiction avec lui-même. Mais il est bien aisé à un tel Auteur de se tirer d’affaire. Comme effectivement il n’a point mis de sens dans ses périodes, il est le maître de les expliquer à sa fantaisie, & d’y fourrer le sens qu’il trouve à propos, & voilà mon Critique tondu. Il peut faire mieux encore. En faisant semblant d’expliquer ses périodes attaquées, il n’a qu’à se servir de périodes toutes pareilles, & par-là il ne manquera jamais de dépaïser son Censeur, qui ne saura plus où il en est. Il aura beau dire que l’Auteur n’entend pas lui-même ce qu’il dit, & que son stile est un galimatias, il n’aura pas les rieurs de son côté. Le Public est pour le fin & pour le délicat ; sa vanité lui fait croire, qu’il faut percer le voile obscur qui en enveloppe le sens prétendu ; & il se moquera de la stupidité d’un Raisonneur, qui n’entend rien de tout ce qui n’est pas aussi sec que son imagination. Pour moi, qui ne sai tout au plus que raréfier mes pensées, je suis plus sujet à donner prise sur moi, que les grands Maîtres dont je viens de parler. Mais comme je n’aime pas à avoir quelque chose à démêler avec la Race Critique, je tâcherai de la prévenir dans ce qui me reste de ce cahier, en donnant une idée de mon plan, & en définissant les termes dont je me servirai le plus, de peur qu’on ne les prenne dans un autre sens que celui que je prétens leur donner. Commençons. Par Rationalistes j’entens une certaine Secte de Philosophes Misantropiques, qui ne trouvent rien de solide, & de véritablement digne de notre attachement, que la Raison & la Vertu, qui, selon eux, n’est autre chose qu’une Raison pratique ; & qui traitent de fadaise, tout ce qui ne dérive pas de la Raison, où qui n’y a pas quelque rapport. C’est-là une maxime qui, à leur fantaisie, doit être le fondement respectable de toute la conduite des Hommes : mais dans le fond, c’est la maxime la plus dangereuse & la plus hérétique que l’orgueil ait inventée pour perdre le Genre-humain. Nous travaillerons fortement dans tout cet Ouvrage à rembarrer ce principe insolent, & à faire voir que c’est d’ordinaire ce qu’ils apellent Bagatelle ou Fadaise, qui doit diriger nos discours & nos actions, si nous ne sommes pas assez orgueilleux pour mépriser l’approbation des honnêtes-gens : motif le plus noble, qui tire une belle ame de l’inaction. La Bagatelle peut être divisée en générale & en particuliére. La prémiére s’étend sur toutes les actions qui ont pour régie & pour baze l’Opinion générale de tous les Peuples les plus civilisés, ou du moins les Idées communes à toute une Nation parmi laquelle on vit, les Coutumes établies parmi cette Nation, & les Modes qui y ont pris le dessus. C’est-là la Bagatelle, à qui convient en propre le privilége de nous guider, & à qui nous devons le même respect que la Raison usurpe parmi les Rationalistes. La Bagatelle particuliére est le caprice indépendant de chaque homme à part, ce qu’on apelle proprement la marotte de quelqu’un. Celle-ci n’est pas à beaucoup près aussi respectable que la générale, contre laquelle un homme prudent & modeste ne doit jamais ni parler, ni écrire. Il n’en est pas ainsi de l’autre : il doit être permis à chacun de rire des caprices de son voisin, pourvu qu’il sache assez bien vivre, pour permettre qu’on use de represailles. Conformément aux définitions que je viens de donner, un homme sage & raisonnable, est un homme qui a des idées assez nettes des Opinions reçues, comme aussi des actions & des paroles de chaque Particulier, pour comparer les prémiéres avec les derniéres, & pour conclure de cette comparaison, que ces actions & ces paroles sont vertueuses ou vicieuses, ridicules ou sensées. On comprendra facilement par ces définitions, l’idée qu’on doit se former d’un Fou, d’un Sot, d’un Fat &c. La Bagatelle, tant générale que particuliére, peut se diviser encore en sérieuse & en badine : la prémiére comprend les branches les plus considérables du Savoir & de l’Habileté ; la seconde influe sur-tout dans ce qu’on apelle Esprit, Agrément, Plaisir. Je suis fâché, Ami Lecteur, d’avoir été contraint, par l’importance de ma matiére, de la traiter si sérieusement & avec tant de méthode : mais il a bien fallu me débarasser une bonne fois, de tout ce qui auroit pu vous arrêter dans la lecture de mon Ouvrage. Vous avez à présent l’esprit net, & moi aussi ; & je suis sûr qu’avec le secours des principes généraux que je viens d’établir, il n’y a point de Censeur au monde à qui je ne donne son fait. Mais, pourroit-on me dire, puisque vous vous déclarez Protecteur de la Bagatelle générale, pourquoi vous accordez-vous avec les Rationalistes à vous servir d’un terme odieux ? Les plus religieux observateurs des Opinions reçues ne verront jamais avec plaisir, qu’on donne le titre de Bagatelle aux sujets de leurs amusemens & de leurs occupations. Cette objection paroit sensée, mais elle ne l’est pas. Une expression n’est odieuse ni honorable, qu’à cause de l’idée qu’on y attache ; il y en a qui d’honorables deviennent odieuses. Une Prude étoit autrefois une Femme réguliére dans toute sa conduite, aujourd’hui c’est une Femme qui fait une fausse ostentation de régularité. La Religion, comme le remarque le savant Evêque de Bangor, signifioit autrefois la Vertu, &, selon lui, on entend présentement par-là tout ce que l’on veut, excepté la Vertu. Il se peut aussi fort bien qu’un terme odieux devienne honorable, & même cela est arrivé très souvent. Je prétens faire ensorte que desormais il ne soit ainsi du terme de Bagatelle. J’en développerai si bien l’utilité & l’agrément, j’en donnerai des idées si nobles & si avantageuses, que tout homme sera en extase quand il entendra seulement prononcer ce mot ; & que ceux qui aiment un peu leur réputation, se feront gloire de passer pour des gens qui pensent Bagatelle, qui écrivent Bagatelle, & qui sont eux-mêmes Bagatelle depuis les piés jusqu’à la tête. Voilà ma Préface faite, Ami Lecteur. Quoiqu’un peu étendue, elle est pourtant bien modeste pour un Siécle où les longues Préfaces sont si fort à la mode, qu’elles partagent quelquefois avec le Livre même tout le terrain d’un Volume. Je crois avoir applani à présent toutes les difficultés, qui pourraient arrêter la rapidité de ma plume ; tout au moins ; je crois m’être ouvert force portes de derriére, par où je puis échapper aux persécutions de la Race hargneuse des Critiques. J’entrerai en matiére l’Ordinaire prochain, par la prémiére pensée qui me viendra dans l’esprit.

Avertissement.

Je prie tous ceux qui savent arranger des phrases, de m’écrire force Lettres, pour me louer, pour me critiquer, pour me demander mon sentiment sur quelque Fait, ou pour ne me rien dire. Et je les avertis, que s’ils ne le trouvent pas bon, je m’en écrirai à moi-même, selon l’usage établi parmi les Spectateurs, les Misantropes, & autres Auteurs de mon espéce. Je pourrais bien encore renouer commmerce avec feus mes Amis les Rationalistes, non pour adapter leurs opinions, mais pour régaler le Public d’une plus grande variété de mets.