Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VIII.

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Discours VIII.

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Metatextuality

VOICI quelque chose de très-vrai & de très-singulier. Je connois la femme que je vais faire parler : elle a dit précisement ce qu'on va lire. On admirera les moyens extraordinaires que l'amour peur quelquefois suggérer. Un Spectateur ne sçauroit les saisir avec trop d'exactitude. L'histoire de nos mœurs que j'ai entreprise, seroit bien imparfaite, si je ne m'attachois à y faire entrer les caractères particuliers.

Level 3

General account

La Marquise de * * est laide & galante. Elle aima, il y a quelques années, un homme difficile qu'elle ne put toucher pendant fort long-tems. Toute autre qu'elle eût perdu courage, mais elle est née avec beaucoup d’esprit, & elle pensa toujours qu'elle devoit tout espérer, si elle pouvoit parvenir à avoir une conversation avec lui. Elle y réussit. Dans cet entretien, elle le pressa de lui avouer les causes de son indifférence pour elle ; il confessa que sa laideur & sa facilité le repoussoient horriblement. Vous ne me surprenez point, lui dit-elle, j'avois presque deviné ce que vous m'apprenez ; mais daignez m’écoûter attentivement. Je vais travailler à votre bonheur comme au mien. Elle convint qu'en effet elle n'étoit pas jolie, mais elle voulut lui prouver que sa figure ne devoit pas être un obstacle aux sentimens qu'elle osoit ambitionner. Les jolies femmes, dit-elle, sont toutes fieres ou volages ; coquettes jusques dans l'amour, elles ignorent le plaisir lorsqu'elles se sont rendues, & exercent toujours la tyrannie avant que de se rendre : celles que la nature n'a pas également partagées, sont tendres, caressantes & fidelles ; flattées d'être aimées, elles offrent à un amant aimé le délicieux plaisir de régner ; se chargeant elles-mêmes de remplir les intervalles du plaisir, elles ont toujours quelque chose à donner ; c'est de si bonne foi qu’elles aiment & qu'elles se donnent, que toute leur occupation, tous leurs vœux & tout leur bonheur, sont de faire la destinée d'un objet adoré. La beauté, poursuivit-elle, est séduisante, si elle avoit autant de quoi faire durer une impression qu'elle a de quoi la faire naître, rien ne seroit plus simple que de préférer une jolie personne ; mais c'est ce qui n'est point; on s'y accoutume aisément, d'autant plus qu'en général une femme est bête à proportion qu'elle est belle ; & cela est si vrai, que de toutes les passions dont la célébrité a perpétué la mémoire, les plus remarquables n'ont pas été l'ouvragé de la beauté. Elle passa ensuite à l'article de la galanterie, & elle avoua qu'étant née extrêmement sensible, elle avoit peu résisté. Il n'y a point de femmes qui conviennent de leurs aventures, dit-elle, & peu qui ne puissent, avec de l'esprit, en nier les trois quarts ; moi je confesse toutes les miennes, & je ne cherche point à les excuser : voici comme je raisonne. Il seroit heureux pour nous de naître parfaites, nous donnerions peut-être des mœurs aux hommes, & l’amour seroit un commerce vraiment délicieux ; mais la nature a arrangé cela autrement. Nous naissons insensibles, coquettes ou galantes ; je dis le mot propre, parce que je ne veux pas me faire la plus petite grace. Il faut qu’un homme qui veut aimer, choisisse entre ces trois défauts ; car s’il avoit la chimérique délicatesse de ne vouloir se donner qu’à un objet qui n’eût aucun des trois, il courroit risque de trouver partout la place prise, & de n'aimer de sa vie, vû le petit nombre de ces objets merveilleux : or définissons ces défauts, & voyons lequel est le plus supportable. L'insensibilité vient de l'orgueil ou de la froideur du sang: quelle peine pour toucher une insensible, & quel martyre lorsqu'on y a réussi ! avec elle, il faut toujours mériter, & mériter par état ; jamais assez touchée pour avoir des desirs, elle en regarde le sacrifice comme une preuve d'amour ; le plaisir lui est étranger, la tendresse même lui est importune ; tout lui fait peur, elle vit dans les remords, & vous vivez dans les tourmens. La coquette est encore pis ; voulant tout subjuguer, elle n'est jamais subjuguée par personne ; sa défaite long-tems difficile, paroît toujours incertaine, même après qu'elle a été consommée ; elle tient encore à autant d'hommes qu'il y en a dans l'univers entier ; jusques dans vos bras elle fait des projets de conquête ; une éternelle défiance vous suit jusques dans les siens ; vous possédez la personne, mais vous doutez toujours du cœur ; vous sentez que vous ne faites pas son bonheur ; & craignant de l'accuser, vous accusant vous-même, vous concluez intérieurement que vous n'êtes point aimable puisqu'elle n'est pas assez sensible. Quelle différence entre ces deux femmes, & celle qu'il me reste à définir ! poursuivit-elle ; je vous prie de m'écouter sans prévention. Les deux premieres sont difficiles à persuader, plus difficiles à séduire ; un amant est un esclave ; son travail est très-pénible, & sa récompense très-incertaine ; il est souvent jugé par l'humeur, & choisi par le caprice ; il verra que ce ne sera pas son mérite qui l'aura fait réussir ; & il ne sera jamais sûr de la durée de son regne. La femme vulgairement appellée galante, est facile à s'enflammer : ce n'est ni ce qu'on lui dit, ni ce que l'on fait pour elle qui la détermine, c’est ce qu'elle trouve en vous ; ainsi l'on a bientôt vû ce qu'on en doit attendre, elle a bientôt donné ce qu'on en a attendu. Sans fierté comme sans détour, elle ne croit point accorder ; elle ne s'enorgueillit point de ses saveurs ; elle croit faire un troc ; c'est un desir pour un desir ; la seule sympathie fait le prix de ce qu'elle donne & de ce qu'elle reçoit : si vous ne lui plaisiez pas, elle ne songeroit point à vous ; vous lui plaisez, vous êtes tout pour elle. Après qu'elle s'est rendue, elle ne croit point que vous ayez contracté des devoirs ; elle ne connoît que le lien des plaisirs ; & pensant avec raison qu'eux seuls font la constance, elle met tous les soins de sa tendresse à vous en donner, & ne vous croit fidele qu'étant qu'elle épuise tout pour vous rendre heureux. . . . .

Metatextuality

La Marquise se tut ; & le Lecteur qui a admiré les ressources de son esprit, comprendra qu'elles ne furent point perdues.