Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "Discours III.", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.5\003 (1759), pp. 22-25, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2129 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours III.

Niveau 2► Deux hommes étoient amis, & s’étoient donné mille marques du retour le plus mutuel. Les gens qui ne connoissoient point la trempe de l’esprit humain, étoient persuadés que cette amitié seroit éternelle. Florimond fait des vers, & malheureusement aime le petit honneur qui peut en revenir. Ariste n’aime pas les vers, & consentiroit plutôt à mourir que donner des louanges à ceux qui ne sont pas bons. Florimond en fit ces jours passés, & sa verve étoit dans un de ces momens d’impuissance & de caprice, où étoit celle des deux Corneilles lorsqu’ils s’empruntoient mutuellement, [23] l’un des pensées, l’autre des rimes. Il les soumit, sans se nommer, au jugement d’Ariste, & Ariste les jugea tout aussi mauvais qu’ils étoient. Florimond depuis ce jour est peut-être l’ennemi le plus implacable que pût jamais avoir Ariste. Voilà l’esprit humain.

Metatextualité► Cette aventure qui ne demande aucunes réflexions, me fait souvenir de celle qui arriva au Maréchal de Grammont, & qu’on lit dans le Supplément aux Lettres de Madame de Sévigné, qui parut il y a trois ans. Laissons la s’exprimer elle-même, il n’appartient qu’à elle de raconter. ◀Metatextualité Niveau 3► Récit général► « Il faut que je vous conte une petite Historiette, qui est très-vraie & qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers ; Messieurs de Saint-Agnan & Dangeau lui apprennent comment il faut s’y prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au Maréchal deGrammont : Monsieur le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit Madrigal, & voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent ; parce qu'on sçait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. Le Maréchal après avoir lû, dit au Roi Sire, votre Majesté juge divinement bien de toutes choses : il est vrai que voilà le plus sot & le plus ridicule Madrigal que j'aie jamais lû. Le Roi se mit à rire & lui dit : n'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat ! Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. Eh bien, dit le Roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement, c’est moi qui l'ai fait. Ah ! Sire, quelle trahison ! que votre Majesté me le rende, je l’ai lû brusquement. Non, Monsieur le Maréchal : les premiers sentimens sont toujours les meilleurs. Le Roi a fort ri de cette folie, & tout le monde trouve que voilà la plus [25] cruelle petite chose que l’on puisse faire à un vieux courtisan. » ◀Récit général ◀Niveau 3

Récit général► Ce vieux courtisan ne soutint point en cela la gloire des Grammonts, fondée par le très-célèbre héros de Saint-Evremond. Le Comte de Grammont dont je veux ici parler, se seroit tiré autrement de cette aventure, & auroit dit au Roi, c'est vous qui ayez tort puisque vous me tendiez un piege. Il poussoit quelquefois la sincérité plus loin. On sçait qu’un jour entrant chez le même Monarque qui jouoit ; & étant interrogé par lui, sur un coup qu’aucun des courtisans n’osoit décider, il débuta par lui dire que c’étoit lui qui avoit tort, avant qu’on lui eût rien expliqué. Comment j’ai tort, lui dit le Roi ; vous ne sçavez encore rien du coup sur lequel je vous interroge ! j’en sçais autant que j’en puis sçavoir, lui dit le Comte ; puisque ces Messieurs balancent, vous avez tort. ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1