Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.

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Niveau 1

Discours II.

Niveau 2

Je connois une Demoiselle aussi-bien née & aussi aimable que la nature en ait jamais formé. C’est un esprit profond, un cœur tendre & un caractere sérieux. J’ai pour elle l’amitié la plus vive, & elle m’apprend tous les jours que je ne pouvois pas mieux placer mes sentimens. Elle a en moi une confiance sans bornes, & cette confiance s’est si souvent exercée, que je devine presque à présent ce qu’elle pense. &'ce qu'elle souhaite, sans qu'elle, ait la peine de me le dire. Je la surpris ces jours passés dans une rêverie où je ne l'avois jamais vue ; une tendre inquiétude, me porta à lui faire des questions ; elle refusa long-tems d'y répondre, mais mon opiniâtreté triompha à la fin : par ce qu'elle m'apprit, je vis quelle ne m’avoit pas toujours dit tous ses secrets : il en est qu'une jeune personne craint toujours de confier. Sa confidence entraînoit une conversation ; je me rappellai que j'avois été autrefois dans le même cas avec une autre amie aussi intéressante & aussi aimable qu'elle & qu'alors j'écrivis cette conversation précieuse à mon cœur. Je l’avois en ce moment dans mon porte-feuille, je l’en tirai, & la lui présentai, en lui disant ;

Dialogue

c’est la seconde fois que je me trouve dans le cas de conseiller & de consoler un cœur tendre : voilà vos sentimens et mes avis écrits de ma main. Lisez-les, pesez tout, & donnez-moi le plaisir de vous avoir sauvé des peines d’une dangereuse & inutile réflexion.
La situation où se trouvoit mon amie, est celle de bien de jeunes personnes qui souffrent de leurs réflexions, faute de trouver un ami qui les éclaire, les rassure & les persuade : c’est cette raison qui me détermine à faire imprimer ici ma conversation. Quelques personnes trouveront qu’il y a un air de roman dans tout cela, je leur répondrai avec Fontenelle.

Citation/Devise

Souvent en s’attachant à des phantômes vains, Notre raison séduite, avec plaisir s’égare,
Elle-même jouit des plaisirs qu’elle a feints;
Et cette illusion, pour quelquetems répare
Le défaut des vrais biens que la nature avare
N’a pas accordés aux humains.

Conversation

Niveau 2

Metatextualité

Emilie. Damon.

Niveau 3

Dialogue

Damon.
Est ce Emilie que je vois seule & de si bonne heure sous ce berceau éloigné ! quelle rêverie assez agréable a pu l’y conduire ?

Emilie.

Damon, ne m’interrogez pont, vous me demandez un secret.

Damon.

Vous avez des secrets à cacher, vous, Emilie ! c’est pour exciter ma curiosité que vous me parlez ainsi.

Emilie.

Je n’ai point de détours, vous le sçavez assez : j’ai dû votre amitié à mon ingénuité ; elle seule m’apprendroit à mépriser la dissimulation.

Damon.

Votre réponse ne m'étonne point. Quoiqu'elle me flatte, je la trouve naturelle. Mais comment se peut-il que sûre de mon sincere attachement, vous ayez des secrets que vous craigniez de m'apprendre ! osez vous expliquer, daignez me croire digne de votre confiance : craindriez-vous pour votre gloire l’aveu que vous me refusez ! Ah ! Emilie, ne vous faites pas d'injustes scrupules : les sentimens d’une personne telle que vous, ne peuvent être que des vertus.

Emilie.

Hélas ! je voudrois bien ne vous rien cacher : il me semble qu’en vous ouvrant mon cœur, je souffrirois moins. Pourquoi la nature nous fait-elle imaginer un plaisir à confier des peines que le devoir nous défend de laisser paroître.

Damon.

Vous accusez la nature, & la nature vous accuse à son tour ; mais son reproche est légitime, & le vôtre ne l’est pas. Pourquoi la croire différente du devoir ? dans le cœur d’une femme aussi respectable que vous, elle se confond avec lui : il approuve ce qu’elle vous inspire : en refusant de m’ouvrir votre cœur, c’est un plaisir que vous perdez ; en croyant y être obligée, c’est une injustice que vous faites.

Emilie.

Vous ne me persuadez pas ; mais je hais trop l’opiniâtreté pour ne pas empêcher qu’il en entre dans ma résistance. Je vais donc vous parler sans détour ; je vais vous apprendre des choses que vous n’auriez jamais soupçonnées. Vous me plaindrez ; hélas ! qui ne me plaindroit pas ?

Damon.

Emilie, qu’entens-je ? vous avez des chagrins, & vous me les laissez ignorer ?

Emilie.

J’ai voulu vingt fois vous parler ; vingt fois j’ai voulu vous demander des conseils ou des consolations : toujours embarrassée, toujours honteuse, je n’ai jamais pu m’y résoudre : je redoutois la sévérité de vos principes ; je m’en étois écartée.

Damon.

Emilie, vous aimez. Oui je lis dans vos yeux le secret de votre ame. Rassurez-vous sur cette sévérité que vous avez tant redoutée, elle finit avec votre indifférence. Puisque vous aimez, puisqu’une personne aussi raisonnable que vous a pu se laisser enflammer, l’amour n’est plus à mes yeux qu’une vertu.

Emilie.

Non, l'amour n'est qu'une foiblesse. Innocent peut-être dans son principe ; mais condamnable dans ses effets, il séduit l'esprit dont il employe tout l’art à l'égarement du cœur. Ses plaisirs s'envolent avec l’instant qui les voit naître : il fait sentir des peines qu'on eût toujours ignorées : il rend injuste & quelquefois cruel. Heureux qui n'aime pas ! c'est pour nous épargner des malheurs & des remords, qu'une loi légitime nous défend d’aimer.

Damon.

Vous sçavez que mon cœur toujours insensible, n'a jamais voulu connoître l’amour : mais c'étoit sans le condamner que je le fuiois : mon caractere seul me le rendoit redoutable ; je ne l'ai jamais cru dangereux que par l’inconstance des femmes que l'on pouvoit aimer.

Emilie.

Moins prudente que vous, je me le représentois sous un aspect encore plus favorable : je m'imaginois qu'il prenoit le caractere de l’objet aimé, & que lorsque cet objet avoit des vertus, il en avoit aussi. Je croyois, par exemple, que lorsqu'on étoit sure de la tendresse d'un amant, on étoit à l'abri de la tyrannie des soupçons ; que le désir de plaire à ce qu'on aimoit, donnoit celui d'acquérir des vertus, nous attachoit à nos devoirs, nous portoit à l'amour des talens, & nous en faisoit aimer l'exercice. Que ne croyois-je point ! combien ne lui prêtois-je pas de charmes ! hélas ! je ne puis plus à présent juger de ce qu'il est que par le contraire de mes idées.

Damon.

Vous vous exagérez ses défauts ; un sentiment aussi naturel ne peut point être, par lui-même, un malheur pour nous. Je suis persuadé qu'un préjugé d'éducation trop sévere. . . .

Emilie.

Il me sera facile de détruire votre prévention. Avant que ce Dieu trompeur eût séduit ma raison, je chérissois ma mere, j’aimois mes amies, je me plaisois à la ville, je me plaisois à la campagne, je sentois une douce sympathie entre mes petits chiens & moi, j’étois toujours la premiere à danser, & je croyois toujours qu’on n’avoit remarqué que moi ; les jeux innocens suffisoient à mon bonheur.

Damon.

Vous n’éprouvez donc plus la même chose ?

Emilie.

Hélas ! il s’en faut bien : mes idées & mes goûts sont entierement changés. Ma mere n’est plus ma confidente ; à peine distinguai-je encore quelque amitié pour elle : mes amies ne forment plus qu’une foule qui m'importune : tout me pese & m’ennuie. Lindor est tout l’univers pour moi : je m'y crois seule quand je ne le vois pas ; quoique sure de sa tendresse, je crois toujours alors ne la pas posséder toute entiere : quand je le vois, & que par ses sermens il fait passer dans mon ame la douce confiance, je suis moins inquiete, plus sensible, & souvent moins heureuse : je crains toujours de n’avoir pas assez de charmes, je me vois des défauts, je m’allarme, & bien-tôt j’éprouve qu'il est bien difficile de ne pas perdre la confiance d’être aimée, quand on perd la persuasion d’être aimable. Vous voyez que depuis que j’aime, de quelque façon que j’envisage la situation de mon cœur, elle justifie trop l’opinion que j’ai prise de l’amour !

Damon.

Je conviendrai avec vous qu’un pareil état doit causer de l'agitation & de la tristesse ; mais c'est une réflexion que vous ne devez plus faire ; le plus grand malheur que vous ayez à craindre à présent, c'est de réfléchir.

Emilie.

Que vous me ménagez peu ! que pourroit me dire de plus Lindor ! quoi je suis agitée, tourmentée, & les maux que me cause ma foiblesse, ne sont pas encore aussi redoutables pour moi, que le seroient les conseils de ma raison ! est-ce Damon qui prononce cet arrêt cruel ! est-ce vous qui me conseillez de justifier mes humilians regrets par la honte d'une passion volontaire ! je ne vous conçois pas.

Damon.

Vous me concevrez lorsque je me serai expliqué. Chere Emilie, je connois peu l'amour par moi-même, vous le sçavez ; mais je le connois par ses effets extraordinaires : c'est l'expérience de tous les tems & de tous les hommes que je consulte, & voilà désormais le flambeau qui doit vous éclairer. Dans le premier moment de votre passion, vous pouviez encore, sans danger, réfléchir & combattre, mais aujourd'hui il est trop tard : vous seriez malheureuse à jamais : vous avez contre vous jusqu'à vous-même. Imaginez-vous que l'amour prend notre caractere : la solidité est la base du votre : elle est déjà devenue le fondement de votre passion. Comment l'attaquer avec succès ? comment détruire une sympathie déjà toute développée, toute établie, & qui a, pour ainsi dire, passé dans votre sang ? croyez-moi, ne le tentez point, ne croyez pas même devoir le tenter. Il est des circonstances où notre raison même est obligée de respecter nos sentimens, parce qu’elle n’est jamais en droit de nous condamner à des tourmens dont elle ne peut plus retirer aucun avantage.