Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XVIII.
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Niveau 1
Discours XVIII.
Niveau 2
Je suis frappé tous les jours dans le
monde de mille choses qui s’y font, dont le caractere est de
nuire plus que de choquer, & qui par conséquent demandent
plus que d’autres des réflexions à un Spectateur. Les choses
choquantes ou précisément graves se font sentir d’elles-mêmes à
celui qui s’en rend coupable ; ou si elles échappent à l’examen
de sa conscience, la société a soin de les lui reprocher ; mais
il n’en est pas de même de celles qui ne frappent point, &
auxquelles tout le monde a un penchant : elles se confondent
avec les habitudes naturelles. Il faut donc qu’un œil attentif
les examine pour le bien commun, & que la voix du citoyen
s’éleve pour les faire apercevoir à l’esprit ou au cœur qui se
les dissimule. Le
premier chef décele un défaut de délicatesse. Une bibliotheque
est un fonds & a sa valeur réelle ; elle fait
partie du mobilier. Quand vous décomposez la mienne, vous me
volez mon bien & celui de mes enfans. J’avois mille
volumes ; en m’en prenant ou m’en empruntant cinquante, que vous
ne me rendrez jamais, vous m’avez pris exactement cinquante
écus ; mais de plus vous m’avez frustré de cinquante louis,
parce que vous avez décomplété cinquante ouvrages qui me
coûtoient 1200 livres. On ne fait pas cette réflexion, & je
dis que l’exacte probité exige qu’on la fasse. Feu M. le * *
exigeoit qu’on mît un louis dans sa bibliotheque à la place de
tous les livres qu’on y venoit prendre ; cette précaution étoit
fort sensée, & ne peut être un objet de plaisanterie que
pour ceux à qui je fais ici le procès. Je suis persuadé que
depuis trois ans, j’ai perdu plus de deux cens volumes, & je
connois un Journaliste qui en a perdu beaucoup davantage. Je ne
balance point à dire à tous ceux qui sont cause
de cette perte, qu’ils sont nos débiteurs d’autant d’écus, que
les ouvrages qu’ils ont dépareillés contenoient de volumes : ces
ouvrages dépareillés ont perdu tout leur prix ; il ne sera
jamais possible de les vendre, car on trouve très-difficilement
à recompléter. Celui qui est cause que j’éprouve ce dommage,
doit sans contredit le réparer, & c’est ce que l’on ne fait
pas. Cependant l’honneur & la conscience prononcent
formellement là-dessus : vous avez emporté mon livre & il
est perdu, vous n’avez fait qu’un mal ; mais il est perdu, vous
pouvez me le restituer en le rachetant, & vous vous y
refusez, vous avez fait un vol. Ce jugement est peut-être un
peur sévére ; mais il est malheureusement trop démontré que les
loix les plus austeres ne sont pas les moins sages. Le second
article est d’une conséquence extrême dans la société : on s’accoutume à médire, on doit finir par calomnier.
Si l’on sent en soi une raison de croire qu’on ne tombera point
dans cet excès, on doit toujours craindre la malignité des
esprits, & le penchant qu’ils ont à abuser de tout ce qui
peut nuire. Si le bien qu’on dit souvent de quelqu’un passe pour
ironie, que ne doit-on pas redouter de l’appât que présente
toujours la médisance ! elle habite dans le cœur des hommes ;
& elle y germe, elle y fermente en un clin-d’œil, pour peu
que le feu de l’imagination puisse contribuer à l’y faire
éclore : or la médisance est trop capable d’allumer ce feu
rapide. Peut-on, sans trembler, dire de quelqu’un un mal vrai,
quand on a vu combien un mal inventé étoit ardemment saisi pour
en faire l’aliment de la méchanceté publique qui dévore si
impitoyablement ? Je pardonne aux passions irritées de déchirer
l’objet de leur férocité ; mais que de sang froid
& par amusement on poursuive, on livre au couteau sanglant
des méchans & des railleurs, l’homme qu’on viendra
d’embrasser, pour qui on a presque de l’amitié, de qui souvent
on a reçu des services, & de qui on risque de faire un
ennemi irréconciliable : c’est une extravagance, une fureur, qui
peuvent à peine se concevoir. L’intérêt, ce mobile si souvent
criminel & plus souvent impuissant, ne se fait point encore
assez sentir, selon moi, au cœur des hommes : oüi je trouve
qu’en général on ne s’aime point assez soi-même. Si l’on étoit
moins inattentif à ses avantages, on le seroit moins aux devoirs
de la société ; on penseroit que les hommes nés méchans, &
toujours tout prêts à haïr & à se venger, n’attendent que la
moindre faute, que la moindre injustice pour faire éclater cette
haine & cette vengeance meurtrieres : on se garderoit bien
de manquer à cette loi si naturelle & si
sacrée, qui défend de faire à personne ce qu’on ne voudroit pas
éprouver soi-même, & qui par-là fonde toutes les loix de la
morale & de la religion : on penseroit qu’un mot hazardé
méchamment va se reproduire dans mille esprits par la médisance,
& se multiplier dans mille autres par la calomnie ; car il
n’y a point de médisant qui ne doive craindre de parler devant
quelqu’un plus bavard ou plus mal-intentionné que lui. On
songeroit encore qu’une fois l’impression faite, on trouvera
mille gens qui seront charmés de publier qu’il y a tout à
craindre d’un pareil esprit, & travailleront sourdement à sa
ruine, tandis que lui, en hazardant ce mot qui va le perdre,
n’aura songé peut-être qu’à leur amusement . . . Tel que
j’accuse ici rira de ma sincérité, & me dira que les hautes
idées de la perfection que je fais entrer dans mes conseils,
surpassent le pouvoir de l’esprit humain à se corriger, & sont d’une pratique impossible. Je répondrai que je
sçais cela tout aussi bien qu’un autre, & qu’aussi j’ai pris
la précaution de ne pas exiger des hommes, qu’en visant à cette
perfection si difficile, ils n’eussent en vûë que l’honneur d’y
arriver : je me suis clairement expliqué sur mes motifs ; j’ai
dit que l’intérêt personnel devoit donner cette émulation
heureuse, & suffiroit pour la donner, s’il étoit vivement
senti. On a des preuves de la probabilité de mon systême. Le
monde offre chaque jour à nos regards des gens qui ont sçu se
maîtriser de bonne-heure, & qui pour pouvoir nous paroître
parfaits, ont eu les plus grandes difficultés à surmonter. . . .
Le même homme me dira encore, que de petites médisances ne
peuvent pas produire des effets si funestes, qu’il faille passer
sa vie à se refuser jusqu’aux moindres saillies : je répondrai
qu’il n’y a point de petites médisances, puisqu’il n’y a point de petites blessures pour l’amour propre. Le
livre intitulé, les Grands Evénemens par les Petites Causes,
formeroit des millions de volumes, & ne pourroit être achevé
que par le dernier homme qui resteroit sur la terre, si l’on y
vouloit faire entrer toutes les passions, toutes les haines,
toutes les révolutions que de petites médisances ont produites
& produiront encore. L’habitude de dissimuler ou
d’exagerer la vérité, n’offre pas des considérations moins
utiles, que l’habitude de la tourner en abus par un aveugle
penchant à la malice. Quoiqu’on lise avec effroi dans
[L’Orphelin de la Chine::l’Orphelin de la Chine], ce vers
terrible sur la vérité,
il ne faut pas croire que cette sentence lui ôte rien de ses
charmes & de ses droits : j’opposerai un vers à un autre,
& je dirai, Oui, sans
la vérité, il n’y auroit point de bonheur, parce qu’il n’y
auroit pas un seul sentiment ; il n’y auroit non plus, ni
confiance ni droiture ; les hommes abuseroient du don de feindre
pour se faire des masques séducteurs, & ils seroient
alternativement ou trompeurs ou trompés : la vérité leur a été
donnée pour balancer leur imposture naturelle & pour
rassurer leur bonne foi timide. Ce n’est pas qu’elle empêche la
fausseté & la défiance de désoler la société : elle n’a pas
prévenu ces deux grands maux ; elle eût pû les prévenir, si son
pouvoir bienfaisant n’avoit été limité par une disposition qu’il
est inutile de vouloir approfondir ; mais elle a du moins servi
dans tous les temps à arrêter le cours de notre fausseté : elle
a fait naître, en se montrant, les plaisirs de l’amitié, les
plaisirs de l’amour, l’espérance par les promesses,
les services par les confidences, les liaisons par l’estime ;
elle s’est montrée successivement sous tant de formes, qu’il est
devenu possible de la reconnaître sous quelque forme qu’elle
puisse prendre, & de la distinguer du mensonge en y
apportant une attention exacte : elle a donc rendu de
très-grands services aux hommes, puisqu’ils ne sont homme que
par elle, & dèslors ils doivent la chérir & la révérer.
C’est ici une de ces obligations si nécessaires & si
naturelles, que l’esprit humain eût été obligé de les fonder, si
l’Etre immortel n’y avoit pas pourvu. Or qui ne dit pas la
vérité, se dégrade & s’exile du sein de la société où il
n’est plus digne de vivre : les faux témoins sont punis par les
loix ; les menteurs, dèslors, sont vils & doivent être punis
par le mépris : on sçait cela & il est inutile de le dire ;
mais ce qu’on ne sçait pas, ou du moins ce qu’on ne se remet pas
assez souvent & assez attentivement devant
l’esprit ; c’est qu’en s’accoutumant à faire de petits
mensonges, on en fait bientôt de grands ; si cela n’arrive pas,
si l’on est assez heureusement né pour sçavoir s’arrêter sur le
bord d’un penchant dangereux & peut être odieux, il doit
toujours en arriver un malheur non moins grand, c’est que ceux
qui vous voyent constamment peu scrupuleux sur l’inexactitude,
croyent & publient bientôt que vous ne l’êtes pas plus sur
l’exacte fidélité ; dèslors une simple négligence, une simple
distraction, excusable peut-être en elle-même, mais considérable
par rapport à l’effet qu’elle doit produire, vous est comptée
pour un grave défaut, & vous en supportez la peine même
après le repentir, parce qu’il est bien difficile de faire
revenir les esprits de leurs jugemens, quand ils ont prononcé
sur des autorités aussi fortes que le sont des habitudes
vicieuses. Mais est-il bien possible que l’exagération & le penchant à l’invention n’entraînent pas au
mensonge ? j’ai de la peine à le croire, & je me rappelle
trop de gens tombés dans cet excès, n’ayant pas commencé avec
des intentions plus criminelles, pour ne pas regarder du moins
comme une faculté bien peu commune le don de triompher du
pouvoir que le goût doit donner à l’habitude, en pareille
occasion. On a dit, On en peut dire autant
de la vérité. Le mensonge a ses charmes, & la vanité humaine
est trop flattée de pouvoir tirer de lui mille choses dont elle
sçait abuser, pour revenir aisément à la vérité qui est austere,
& la réduit à se reprocher ses ressources ; ainsi l’on est
interessé à mentir & exagérer. Quand on a commencé à faire
de petits mensonges, il est naturel qu’on s’en
permette de grands ; & quand cette derniere habitude est une
fois formée, il devient presqu’impossible de la pouvoir
détruire. Sur cela, les gens qui tombent journellement dans le
défaut contre lequel je m’inscris ici, n’ont qu’à s’examiner
& se juger. Il me reste à parler de ces conseillers
importuns, qui portent partout leurs réflexions tristes ou leurs
avis interessés. Il n’y a pas dans le monde de gens plus
haïssables, & en général même nous n’avons pas d’ennemis
plus dangereux : je ne les considérerai ici que du côté le plus
triste. Je dis qu’ils sont dangereux, & voici comment je le
prouve : en général ce sont des êtres délaissés, à charge, qu’on
ne remarque point ou qu’on ne supporte pas ; ils veulent être
dans le monde, & ils s’y déplaisent parce qu’ils n’y
sçauroient plaire ; l’orgueil leur reproche son humiliation
continuelle. Pour le faire taire, ils songent à
l’abuser par de légeres illusions ; l’office de conseiller leur
en fournit le moyen ; ils tâchent donc de s’insinuer dans les
maisons & dans les esprits ; ils sont faux & sçavent se
contrefaire ; l’amitié est dans leurs yeux, les protestations
sur leurs levres, & l’air gracieux a pris la place de cet
air triste & jaloux, auquel leurs humiliantes pensées les
condamnoient. Leur assiduité auprès de la personne qu’ils
veulent diriger, les rend témoins de mille choses & entraîne
bientôt des confidences. Les gens préoccupés se confient
volontiers, c’est un malheur, mais la source en est dans la
nature. L’habitude de voir un même objet fait qu’on n’a pas même
besoin d’estime, pour s’accoutumer à agir librement avec lui,
& cette liberté conduit à la confiance, qui elle-même
aboutit enfin à l’estime. Cette progression établit un
conseiller dans tous les droits qu’il veut se faire ; lui-même
ne considere plus la confiance qu’on lui montre
que comme un droit acquis ; si cette confiance vient à diminuer
en apparence, s’il n’en reçoit plus aussi fréquemment ces gages
extérieurs qui charmoient son amour propre, il devient furieux
& son ressentiment éclate bientôt. Toutes les trahisons
s’offrent à sa vengeance, il ne respectera rien, & frappera
les plus terribles coups : voilà le caractere des gens dont je
parle. Il faut craindre de donner des conseils à ceux qui n’en
demandent point, il faut craindre encore plus d’en recevoir des
personnes de qui on est entouré. Dans les deux premiers cas, on
s’expose à devenir méchant & cruel, si l’amour propre peut
jamais se croire blessé : dans le troisieme, on court risque de
se repentir un jour d’avoir nourri dans son sein des serpens
dévorans.
Metatextualité
De
mille objets qui s’offrent à mon imagination, je n’en
considérai que quatre aujourd’hui : tel qui me lit, & va
peut être en rire, n’en riroit pas s’il étoit
essentiellement honnête-homme ; c’est précisément pour lui
que j’écris : je ne crains pas la raillerie, & je dis à
celui qui en est capable, (comme ce Grec célebre) frappe,
mais écoute. Les objets que j’annonce, sont, l’habitude de
s’approprier des livres, soit par la négligence à les
demander quand on veut les lire, soit par la négligence à
les rendre quand on les a lus ; l’habitude de médire des
personnes que l’on voit dans le monde, sans les haïr ni les
mésestimer, & seulement par envie de montrer de
l’esprit ; l’habitude d’exagérer ce que l’on a vu & de
faire de petits mensonges ; & l’habitude enfin de donner
des conseils à ceux qui n’en demandent point.
Metatextualité
Passons
au troisieme objet.
Citation/Devise
On
l’aime ; & les humains sont malheureux par elle.
Citation/Devise
Les
perfides humains seroient perdus sans elle.
Citation/Devise
L’honneur est
comme une Isle escarpée & sans bords, Où l’on ne rentre
plus quand on en est dehors.
Niveau 3
Récit général
Florise vivoit chez Hortense
depuis plus de six mois : la premiere étoit
détestée, la seconde adorée : Florise étoit laide,
vieille, rampante, jalouse tracassiere : Hortense étoit
charmante, & tout ce que l’on disoit d’elle dans les
momens même du plus vif transport, c’étoit, elle est
charmante. Elle étoit veuve & les gens à marier se
multiplioient tous les jours autour d’elle ; mais son
choix étoit fait, elle aimoit Saint-Orge, & elle
pensoit de façon à ne pouvoir jamais épouser qu’un
amant ; cependant sa passion paroissoit douteuse, &
son choix étoit ignoré. Florise qui ne se soutenoit
auprès d’elle que par le don fatal de s’y rendre tous
les jours nécessaire, comptoit bien lui donner elle-même
un époux : elle soupçonnoit son amour pour Saint-Orge,
& ne songeoit pas à lui parler pour un autre, mais
elle vouloit que le préféré pût lui avoir l’obligation
de l’être. Saint-Orge qui abhorroit l’intrigue & les
intrigans, avoit le plus souverain mépris
pour Florise ; & sûr de son bonheur, esclave de sa
haine, n’évita pas assez d’offenser une femme qui
pouvoit être dangereuse. Ce fut à lui qu’elle s’adressa
d’abord, paroissant vouloir le sonder ; il lui fit trop
sentir qu’il n’avoit pas besoin de ses services, &
que ce qu’elle vouloit faire étoit déja fait ; il alla
même jusqu’à exiger d’Hortense qu’elle fît la même
réponse, lorsqu’elle lui parleroit de ses inutiles
desseins. Hortense obéït étourdiment à un amant étourdi,
& Florise devint furieuse ; elle pouvoit leur faire
beaucoup de mal, (il est toujours facile d’en faire aux
amans) elle ne négligea pas une seule de ses
ressources ; le caractere & l’humeur d’Hortense lui
en fournissoient abondamment. Hortense avoit un fonds de
vivacité extrême, elle recevoit aisément des
impressions ; & lorsqu’elle en avoit reçu, elle
faisoit des étourderies au lieu de recourir au remede.
Florise pour s’établir plus surement
auprès d’elle par les services & les conseils, lui
avoit souvent rendu douteuse la fidélité de son amant
par de très-faux rapports ; & Saint-Orge qui alors
lui trouvoit toujours des caprices & de l’inégalité,
l’avoit souvent menacée de rompre avec elle. La perfide
confidente ayant profité d’une circonstance pour les
brouiller, eut encore la cruauté d’en faire naître une
nouvelle, qui devoit les aigrir & les séparer pour
jamais : elle n’eut que trop de succès qu’elle s’en
promettoit. Saint-Orge, dans un moment d’enthousiasme,
avoit écrit à un ami une lettre toute remplie du feu de
sa passion ; & cette lettre renfermoit aussi le
portrait d’Hortense, tracé avec une fidélité qui pouvoit
faire soupçonner que le peintre connoissoit encore dans
l’original des charmes, que le respect seul l’empêchoit
de décrire. Florise eut connoissance de cette lettre,
& en exagéra si fort le dessein & les expressions à la crédule Hortense, que
celle-ci fut persuadée que son amant avoit voulu la
deshonorer en se faisant passer pour plus heureux qu’il
n’étoit : j’ai dit qu’ils étoient alors brouillés, &
un sentiment de dépit retenoit Saint-Orge éloigné depuis
huit jours. Il reçut une lettre d’Hortense pleine de
reproches & d’invectives. Son innocence n’empêcha
pas qu’il ne fût désespéré de cette odieuse imputation :
il soupçonna Florise d’avoir tramé sa perte, & il
fut même convaincu qu’il ne la soupçonnoit pas
injustement. Il répondit à la lettre qu’il avoit reçue ;
& pour repousser plus certainement les coups qu’on
lui portoit, il songea lui-même à en porter : pour cela
il voulut faire penser à Hortense, que dans son absence
il l’avoit presque oubliée, & que s’il étoit si
pénétré des horreurs qu’on lui imputoit, ce n’étoit que
par le regret qu’il avoit de perdre son estime. Il ne
doutoit pas qu’étant innocent & donnant
ainsi une grande inquiétude à Hortense, il ne fût
bientôt rétabli dans son cœur ; & ce moyen, en
effet, étoit presque infaillible ; il ne réussit
pourtant pas ; & son inutilité prouvera encore mieux
quand on aura lû la lettre qui suit, combien le
despotisme & la méchanceté des faux conseillers
peuvent devenir nuisibles au bonheur : voici la lettre :
Hortense fut persuadée que cette lettre étoit
sincere, & si elle s’étoit livrée à ses sentimens,
tout étoit réparé ; mais l’indiscrétion de Saint-Orge
n’étoit pas tout ce qu’elle avoit à lui pardonner. Il
avoit été huit jours absent, & se disoit comme
engagé ailleurs : elle trouva dans cette
précipitation à changer une irrégularité de procédés,
dont le sentiment & l’amour propre étoient également
blessés : elle ne lui avoit pas donné des raisons de
prendre des partis aussi violens ; & n’étant point
alors en état de lui prêter d’excuses, elle n’écouta que
son dépit qui n’étoit pas médiocre. Florise eut encore
soin de lui empoisonner l’esprit, & la réponse
qu’elle fit à son amant, ne fut point flateuse pour lui.
Saint-Orge étoit fougueux, il écrivit sans beaucoup de
considération ; Hortense fut outrée, & crut voir un
homme qui ne vouloit pas même lui laisser la petite
satisfaction de rompre la premiere. Ils se choquerent
mutuellement. L’infame Florise profita de leur fureur
pour faire faire des propositions de mariage à
Saint-Orge ; il les écouta ; Hortense en fut instruite
par Florise, & eut le malheur d’écrire une lettre
qui ne permettoit plus aucun retour, Saint-Orge dédaigna d’y répondre, & se maria un mois
après. Ainsi ces deux personnes qui s’aimoient, qui
étoient faites pour s’adorer, ont vécu ennemies, &
ont prouvé par une brouillerie qui dure encore, combien
les donneurs d’avis peuvent prendre d’empire sur nous,
& nous rendre injustes & malheureux.
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Il y a vingt ans
que je vis dans le monde, Madame ; j’y ai tout vû
& j’avois la sottise de ne pas croire que tout
fût possible. Faut-il que vous me guérissiez de
mon erreur par une injustice ! celle que vous
venez de me faire m’accableroit, si elle ne
m’inspiroit un peu de courroux. Quoi, vous avez la
cruauté de vous méprendre aux sentimens qui m’ont
fait agir ! quoi ! ce que j’ai tant aimé, ce que
j’ai tant respecté m’accuse du crime le plus
noir ! Ecoutez-moi, Hortense ; j’ai rompu avec
vous, je ne vous aime plus, je vais
être engagé ailleurs ; mais votre estime m’est
chere, & votre mépris me seroit odieux. J’ai
rompu, parce que vous me rendiez malheureux ; je
me suis hâté de disposer de mon cœur, parce qu’il
me falloit un prompt secours contre vous, contre
le pouvoir de vos charmes, qui ne m’enchaînoient
plus que pour me tyranniser ; mais cette ame que
vous animâtes est encore pure & le sera
toujours : relisez ce portrait, vous n’y verrez
que de la passion. Si j’avois aimé la fille des
Rois, je n’aurois pas employé de plus vives &
de plus nobles couleurs : vous ne pouvez me
reprocher que de m’être laissé emporter par le
sentiment, & je conviens qu’il m’a conduit
trop loin ; mais croyez que je ne connoissois pas
la bassesse de quelques esprits de votre société,
& surtout le caractere d’une femme perfide. Si
j’avois été mieux instruit, j’aurois
été plus reservé : je n’ai point dormi & je
suis encore dans la sermentation : vous gémissez
& je m’accuse ; vous m’accusez & je me
plains. Femme trop puissante ! faut-il que quand
je ne vous aime plus, vous me fassiez encore
souffrir des peines si cruelles ! votre sort est
donc de me tourmenter ! ouvrez les yeux, Madame ;
rappellez-vous mes sentimens & ma conduite ; y
trouvez-vous de quoi justifier l’offense que vous
m’avez faite ? Je vous ai aimée comme on aime les
Dieux, vous n’en avez point douté, vous vous êtes
félicitée avec moi de la grandeur de mon amour ;
tant d’estime a-t’elle pu aboutir à d’odieuses
accusations ! Je suis tenté de conclure que vous
ne m’avez point aimé : oui, vous ne m’aimâtes
jamais. Si votre cœur avoit été plus tendre, en
vous plaignant de l’indiscrétion de mon pinceau,
ou plûtôt de la violence de mes sentimens qui a tout fait, vous eussiez regardé ce
même portrait comme un monument de notre amour ;
vous vous fussiez dit que l’indifférent seul est
discret, & vous ne vous fussiez plaint de mon
imprudence que comme on se plaint d’être trop
aimée. Vous avez tout pesé au poids de la raison,
parce que l’indifférence ne souffroit pas que vous
me prêtassiez d’excuse, & peut-être encore
parce que vous étiez charmée de rompre décemment
avec moi ! rompez donc tout-à-fait, Madame ; mais
souhaitez d’oublier que vous êtes devenue mon
ennemie, & que vous ne deviez jamais l’être. »
Adieu.