Discours. <sic>
Qualis
ubi eudito vexantum murmure tigris,
Horruit in maculas.
Stat.Theb.I.II.128.
Elles ressemblent à une tigresse qui, à l’ouïe du bruit que
font les chausseurs, frémit de rage, & dont la peau se couvre de
nouvelles taches.
Nous sommes tous exposés aux horreurs de la jalousie de la part
d’une femme qui nous aime & que nous n’aimons pas. Combien cette
passion furieuse n’a-t’elle pas produit de malheurs & de crimes ?
Elle vient d’entraîner au plus horrible excès la femme la moins capable
peut être d’un crime, si elle n’avoit pas aimé. C’est une passion, &
la morale ni la raison ne suffiront jamais pour l’éteindre dans le cœur
qu’elle consume. C’est donc aux hommes à en prévenir les tristes effets
par une conduite toute pruden-te. Ils doivent éviter de
plaire à des femmes qu’ils se sentent incapables d’aimer ; ils doivent
s’effrayer des moindres marques d’amour dans une femme à qui ils auront
malheureusement plu, s’ils sentent que leur cœur ne leur dira jamais
rien pour elle ; & dès-lors faire cesser toute liaison, toute
communication avec une malheureuse qui ne demande plus que des prétextes
pour se livrer au barbare plaisir de désoler un cœur qui aura fui le
sien. Il n’y a point de jalousie si horrible, qu’elle n’ait une sorte
d’excuse dans la négligence qu’on apporta d’abord à prévenir ou à
détruire le sentiment dont elle est l’effet inévitable. Les hommes
accusent les femmes de coquetterie, & ils ont raison ; mais ils se
dissimulent que ce défaut est aussi commun & plus honteux en eux,
& ils ont tort. L’amour-propre ne veut rien perdre des avantages
qu’il s’exagere. On reçoit un coup-d’œil ; on ac-corde un
regard, on a une conversation, on dit des fadeurs : on va plus loin ; on
est flatté de plaire sans aimer, c’est une conquête de plus, & la
vanité a soin de les compter. Je dis que ce manége est méprisable &
tient de la cruauté ; il peut avoir des suites dont on soit un jour
désespéré, & alors on doit se regarder comme l’artisan de son propre
malheur.
Il y a des femmes qui se livrent à l’amour sans espérance & sans
illusion, on n’a rien fait pour les rendre sensibles, & dans le
malheur d’en être un jour persécuté, on n’a du moins aucun reproche à se
faire ; c’est une grande consolation ; mais il faut même éviter d’avoir
recours à ce foible dédommagement de la douleur ; il faut prévoir qu’on
pourra plaire, & pousser la prudence jusqu’à se rendre choquant
plutôt que de risquer de paroître aimable, si l’on peut juger que la
femme dont la tendresse deviendroit funeste, soit capable
d’en prendre aisément.
Ces conseils sont tout pleins de sévérité ; j’en conviens, mais je me
plains moi-même d’être réduit à pousser quelquefois les choses à
l’extrême. Je vois tout à réformer dans la société pour le bonheur,
& je reproche aux hommes de nous réduire à cet immense travail par
un aveuglement dont les reptiles même sont incapables pour leur intérêt.
Si chaque individu de l’espece humaine s’attachoit à corriger en lui, de
tems en tems, un petit défaut ; les Moralistes n’auroient bientôt plus
le ton pédant, parce que leur censure ne porteroit plus que sur des
choses graves dont l’importance ennobliroit toujours leurs fonctions.
Mais tout le monde s’endort sur ses défauts, comme sur ses vrais
intérêts ; tout est à corriger, conséquemment il y a bien des miseres à
dire. Mais ne regardons point comme une misere le malheur
épouvantable qu’entraîne la funeste passion qui fait l’objet de ce
chapitre. J’ai traité jusqu’à présent peu de sujets aussi essentiels.
L’histoire, toute remplie des plus affreuses révolutions, nous a appris
à trembler sur le sort dont nous sommes tous menacés à cet égard ; &
j’ai à raconter une aventure récemment arrivée qui prouvera que je
n’envisage point les choses avec trop de terreur. Avant que d’en
commencer le récit, j’offrirai un autre tableau non moins frappant,
& pris dans le dépôt même de la vérité, qui est l’histoire. On ne
peut s’appuyer de trop d’autorités quand on veut faire du bien aux
hommes.
Il parut il y a quelques années un ouvrage intitulé, Histoire de la Princesse
de Gonsague. Je le lus, & je fus frappé des événemens
affreux qu’y produisent l’amour effréné & la jalousie d’une femme.
Cette vive impression que j’éprouvois me porta à réduire tout l’ouvrage
à ce qu’il avoit d’inté-ressant pour moi. Ce fut le travail
d’un jour. J’insérai ce précis dans le Mercure, & je l’offre
aujourd’hui à mes lecteurs, qui ne l’ont pas lu, maître d’en disposer à
mon gré, puisqu’il est mon ouvrage, & qu’il peut produire un bien.
Marie-Louise de Gonsague, petite niece de
Marie de Médicis, & parente d’Anne
d’Autriche, étoit née avec toutes les qualités de la plus
grande Princesse & toutes les vertus de la plus aimable femme. Elle
n’avoit jamais aimé, parce qu’elle regardoit l’amour comme une passion
funeste ; & sans perdre sa prévention, elle aima Cinqmars, ce Cinqmars si célébre sous le regne de Louis
XIII. dont tant d’Ecrivains ont parlé avec complaisance,
& qui, par son esprit, sa figure & ses grands talens, étoit
encore au-dessus de l’amour de son maître & de l’amour des femmes.
Gonsague
commença à sentir toute la force de sa pas-sion par le
murmure de la vertu. L’amour ne paroît point dangereux qu’il ne paroisse
criminel. Elle combattit, & succomba. L’attrait des confidences
s’offrit comme une consolation. Une femme de la cour, déguisée ici sous
le nom de Flora, avoit sçu gagner son amitié. Ce fut à elle
qu’elle ouvrit son cœur : mais cette amie perfide, née avec tous les
vices, jalouse de tous les sentimens, étoit d’autant plus intéressée à
abuser de la confiance de la Princesse, qu’une jalousie secrete lui
faisoit des tourmens des vertus de son auguste rivale, titres de
préférence, toujours redoutés à proportion qu’on est vicieux. Le
triomphe de Cinqmars seroit toujours resté entre Gonsague & Flora, s’il
n’avoit été qu’aimable ; mais il aimoit, & une femme n’a plus assez
de force pour taire son secret, lorsqu’elle n’est plus défendue par la
crainte de n’être pas sincérement aimée. Ce mérite brillant, qui
n’auroit pas suffi pour éboulir une raison éclairée,
suffit pour embraser un cœur justifié par le retour. Rassurés tous deux
par ce rapport, par cette voix sympatique du cœur, qui bannit en
même-temps la crainte des rigueurs & la crainte de l’imposture, tous
deux se prêterent encore des forces par les plus tendres regards, &
tous deux en se jurant qu’ils s’aimeroient toujours, sentirent autant la
persuasion que l’amour. La Princesse n’ayant jamais aimé, croyoit
peut-être que tout l’amour est dans le sentiment. Elle fut bien-tôt
détrompée par un amant qu’elle mettoit elle-même, par sa tendresse, hors
d’état de respecter son erreur. Cinqmars tomba malade, & privé de voir tout ce qu’il
aimoit, il osa solliciter cette vue précieuse. L’amour fut consulté,
mais la décence l’emporta. La Princesse confia tous ses regrets au
papier & à Flora, qu’elle chargea de consoler son amant
par l’expression de tout ce qu’elle souf-froit à se priver
d’aller chez lui. Cinqmars sentit intérieurement qu’il ne devoit pas se
plaindre, & ne s’en plaignit pas moins. Lorsqu’il fut rétabli, il
exigea un tête-à-tête. La plainte fait mille droits à un amant aimé.
Gonsague
consentit à le recevoir chez elle dans la nuit. Respectée jusqu’alors
par un amant moins scrupuleux qu’habile, elle ne croyoit accorder qu’une
faveur. Il arrive ; c’est par elle-même que la porte lui est ouverte :
ce premier bienfait décide tout son danger. Cinqmars qui n’apperçoit point de témoins, qui voit
toute la foiblesse d’une femme, ne sent & n’écoute que les raisons
d’en abuser. Son premier transport annonce toute sa résolution : mais le
plus tendre amour est dans ses yeux, & Gonsague n’y voit point le crime. Il embrasse ses
genoux, la serre dans ses bras : toute sa passion parle à la fois, toute
sa personne l’exprime. La Princesse en voit les mouvemens, & n’en est point effrayée, en adore les expressions, &
les sent passer dans son cœur : le trouble les suit : il écarte la
réflexion ; les yeux sont eux-mêmes troublés. Cinqmars l’entraîne vers un canapé ; elle ne le voit
point, elle ne sçauroit le voir : tous ses sens lui font une égale
trahison. Il n’y a qu’une derniere témérité qui puisse ramener ses
esprits : Cinqmars ose se la permettre, & Gonsague est sauvée. Quel moment succede à un
moment si doux ! La vertu en détruisant son bonheur, ne lui en paroît
pas moins respectable : elle la sent agir dans son cœur, & tout son
plaisir, toute l’ivresse de son amant sont sacrifiés à l’autorité des
remords. Elle se plaint d’un égarement qu’elle ne conçoit que parce
qu’elle en rougit, & elle a la consolation de n’avoir point à
menacer pour se voir respectée. Cinqmars accoutumé aux faveurs, instruit par les femmes,
de la foiblesse des femmes ; aimé, adoré, amoureux de
celle de toutes en qui la passion lui ait jamais paru plus vraie &
plus vive, n’en distingue pas moins la vérité dans ses reproches. Il
s’accuse, s’impose les peines qu’il paroît mériter, & quoique
conservant dans les yeux le regret de n’avoir pu se rendre plus
coupable, il se fait pardonner de l’être devenu. Gonsague honteuse & triste, se retira
dans un Couvent : si près encore du précipice où elle avoit failli de
tomber, elle ne croyoit pas pouvoir fuir assez tôt. Cinqmars étoit charmant, & il n’y avoit
que la suite qui pût être une résistance certaine. Mais elle éprouva
bien-tôt que l’amour devance dans la solitude les cœurs que la crainte
de son pouvoir y conduit. Cinqmars désespéré, écrivoit les lettres les plus
passionnées : il falloit le rejoindre ou le perdre par un désespoir
qu’elle ne pouvoit blâmer. Quelle alternative quand on est aussi
vertueuse que sensible ! Pour concilier l’amour & la
vertu, elle prit la résolution de l’épouser. Les plus grandes Charges,
l’excessive amitié du Cardinal Ministere, & l’amour déclaré de son
Maître, répandoient sur lui un si grand éclat, qu’il devenoit permis à
une grande Princesse de l’élever jusqu’à elle. Sans lui dire d’abord sa
résolution, elle lui écrivit tout ce que la passion peut dicter de plus
consolant ; & dans cette lettre, elle lui en annonçoit une qu’il
recevroit bientôt, & dans laquelle il trouveroit un secret qui
l’étonneroit & combleroit son bonheur. Elle n’eut pas la même
discrétion avec Flora, à qui elle confioit aveuglément toutes
ses pensées & tout son amour. Celle-ci qui nourrissoit une violente
passion pour Cinqmars, & à qui la jalousie & l’amour effréné
du plaisir donnoient le courage de toutes les trahisons, ne songea plus
qu’à se satisfaire & à se venger. Cinqmars vivoit dans l’impatience de recevoir cette
lettre, qui devoit renfermer sa destinée : il la reçut,
& ce qu’elle contenoit rendit son étonnement plus grand encore que
son bonheur. Gonsague lui
apprenoit que vaincue par ses desirs, elle consentoit à les partager :
elle l’invitoit à se présenter dans la nuit à la porte de son
appartement. C’est par Flora qu’il reçoit cette lettre :
elle est dans la confidence, & rien n’est moins équivoque. Il se
laisse en tout conduire par elle. Le moment qui doit couronner sa flamme
n’arrive point assez-tôt au gré de la perfide confidente. Il arrive
enfin : le crime qu’il couronne est couvert des voiles les plus
impénétrables, & Cinqmars n’est désabusé que par les rayons du jour. Il
éclate en voyant Flora à la place de Gonsague : il veut se porter à toutes les extrêmités ;
mais il est jeune, elle est belle ; il est adoré ; il vient de goûter
des plaisirs vrais qu’il se rappelle, des plaisirs que Gonsague lui refuse & que Flora doit inspirer. Il écoute la coupable après l’avoir menacée, il la plaint d’aimer si vivement, &
la pitié lui donne autant de foiblesse que Flora peut en
espérer. Sans l’aimer, il consent à un commerce secret avec elle : ce
commerce le perd. Il est surpris par Gonsague dans les bras de Flora : il est
jugé avec toute la sévérité par une amante avilie. Il a beau faire
éclater ses remords, il n’est ni cru, ni écouté : il ne doit point
l’être, il le sent, & tout son désespoir se tourne en fureur contre
Flora : celle-ci devient son ennemie ; elle a trop de
vices pour se rendre justice, & la soif de la vengeance succede à la
soif du plaisir. Il va lui devenir facile de le perdre : elle a des
intelligences avec le Cardinal, & le Cardinal jaloux du grand mérite
& de la prodigieuse faveur de Cinqmars, le déteste autant qu’il l’a aimé. Elle confie
à ce Ministre tous les sentimens de la Princesse, sa passion & son
courroux. Celui-ci souhaitoit ardemment son mariage avec
Casimir, Roi de Pologne, auquel elle n’avoit jamais voulu
consentir. Connoissant le cœur humain & ses contrastes trop
naturels, il espere que dans son dépit elle acceptera la main qu’elle a
obstinément refusée. Il n’est point trompé dans son attente. Gonsague n’étant plus à elle-même, donne sa
parole & croit souhaiter que ce mariage s’accomplisse. Le bruit en
est bientôt répandu. Cinqmars veut mourir, & ne cache point sa
résolution. Gonsague
l’aime toujours ; mais son amour même est ce qui contribue le plus à son
inflexibilité. Flora ne hait point encore Cinqmars : un reste d’amour fait naître une
espérance folle ; elle s’imagine que ce malheureux amant, perdant la
Princesse sans retour, pourra consentir à l’épouser, si elle peut
trouver un moyen de l’y contraindre : ce moyen s’offre bientôt. Depuis
que le Cardinal haïssoit Cinqmars, Cinqmars le haïssoit à son tour, & d’autant plus que ce Ministre impérieux & vindicatif cherchoit tous
les jours à l’accabler des débris de son pouvoir. Dans un des accès de
cette haine tumulteuse, il étoit entré dans une conjuration faite par
l’Espagne contre son ennemi. Par une suite d’événemens
imprévus, la liste des conjurés tombe dans les mains de l’indigne
Flora : elle peut espérer d’asservir un amant, elle peut
perdre une victime. Elle lui montre les armes dont elle est pourvue,
& lui laisse le choix de son supplice. Cinqmars répond avec toute la colere d’un homme au
désespoir, qui la déteste & la méprise : son refus est l’arrêt de sa
mort. Elle porte au Cardinal la liste fatale : Cinqmars est arrêté. Gonsague instruite, employe tout pour sauver un amant
qu’elle aime alors plus que jamais, & qu’elle sçait n’avoir été
infidele que par les artifices de Flora. Elle va se
jetter aux genoux du Roi, & réveille en effet en lui les sentimens
si tendres qu’il a eus pour son favori. Mais Cinqmars désespéré d’avoir perdu par son
crime tout ce qu’il aimoit, a trop négligé le soin de son pardon ; &
lorsque Louis voudroit lui pardonner, il est déja la
victime du Cardinal. Louis pénétré du douleur,
accable de reproches son Ministere, dont la mort prochaine est attribuée
au chagrin qu’il eut de se voir maltraiter par un Roi dont il avoit été
si long-tems le maître. Flora meurt aussi par une chûte,
que l’on regarde, assez naturellement, comme une punition de ses crimes.
J’avois
promis une seconde aventure, & elle étoit, en effet déjà
composée ; mais je reçois en ce moment une lettre qui ne me permet
pas de remplir mes engagemens, je prie le lecteur de me pardonner
une infidélité que l’humanité & l’honneur rendent indispensable.