Sugestão de citação: Jean-François de Bastide (Ed.): "Discours XVI.", em: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.4\016 (1759), S. 275-343, etidado em: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Os "Spectators" no contexto internacional. Edição Digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2118 [consultado em: ].


Nível 1►

Discours XVI.

Nível 2► Je demande bien pardon à ceux de mes lecteurs qui ont un grain de philosophie, de remplir aujourd’hui plusieurs pages d’idées & de traits qui leur paroîtront communs. Je me dois au Public tout entier ; je suis obligé de rendre compte de ce que je vois, n’y eût-il qu’un seul homme à qui mes réflexions pussent être profitables dans chaque nouvelle matiere que je traite. Autorretrato► Un Spectateur est une espece de soleil (si l’on me passe cette comparaison), dont les rayons doivent éclairer tour à tour toutes les parties de la terre. ◀Autorretrato Si l’on n’écrivoit que pour les hommes, on écriroit trop, & l’on auroit déja fait bien des volumes superflus. Mais il faut considérer que le nombre des machines organisées n’est pas plus infini qu’il peut être utile ou à charge, [276] suivant qu’on s’attache plus ou moins à éclairer son instinct. Un Ancien disoit, que si les bêtes sçavoient lire comme elles sçavent faire des sauts, & siffler des airs, il voudroit pouvoir faire un livre tous les jours pour leur communiquer un peu de ce caractere & de ces vertus qui distinguent l’humanité. Je suis donc obligé d’embrasser toutes les différentes especes pensantes. Metatextualidade► La matiere d’ailleurs que je vais traiter, peut être utile à bien des gens qui ont de l’esprit. Je parlerai des Sorciers, ◀Metatextualidade & l’on sçait que des villes entieres ont autrefois donné dans ce radotage imposant. Si aujourd’hui la Philosophie a fait voir qu’une prédiction même vraie, ne doit être nullement attribuée au don de prophétie ; si l’on ne brûle plus des Physiciens pour prédire ce qui ne peut pas n’être point ; il y a cependant encore bien des gens à qui un prétendu Sorcier est encore très-capable d’imposer ; & [277] en effet ces coquins ont un langage, une routine, qui rendent leurs dupes beaucoup plus dignes de pitié que de mépris. Il y en a eu tel en France qui a dérangé plus de têtes, & nui à plus de familles, que des systêmes n’auroient pu faire. Retrato alheio► Il y a même aujourd’hui à Paris une femme qu’on appelle la B * * *, qui auroit peuplé les Couvens, brouillé cinq cens ménages, coûté la vie à dix mille personnes, si un amant dont elle a rendu la maîtresse malade & presque folle par ses discours & son air inspiré, ne l’avoit forcée à faire un autre métier en la menaçant de la tuer. J’ai eu la curiosité de voir cette femme & de l’entretenir en particulier ; j’avoue, après l’avoir écoutée sérieusement, que je conçois très-bien comment elle a pu renouveller le triomphe de la sorcellerie. ◀Retrato alheio Si quelque chose peut empêcher le funeste effet de la Magie, ce sont les raisonnemens. Metatextualidade► Je vais rapporter deux exemples de [278] cet effet terrible. Je tâcherai ensuite de faire comprendre aux esprits abusés, que les prétendus Sorciers n’ont que le don de fourberie. Ces deux exemples ne sont nullement supposés, l’un est rapporté dans les lettres de Madame du Noyer, & l’autre plus récent, m’a été conté par un homme de qualité devant dix personnes qui en avoient été témoins. Dans le premier, c’est un frere qui parle de sa sœur. ◀Metatextualidade

Narração geral► M. le Duc D’ * *, dit-il, en épousant ma sœur, lui donna entr’autres bijoux un chapelet de diamans, dont il faisoit grand cas, plus par des raisons qui ne m’ont pas été connues, que par la valeur de la chose, qui étoit pourtant d’un grand prix. Il pria son épouse de la garder comme un gage de sa tendresse, & de lui prouver celle qu’elle avoit pour lui, en ne se défaisant jamais de ce bijou. La condition [279] fut acceptée. Le Duc & la Duchesse D’ * * vêcurent le mieux du monde ensemble. Le Marquis de * * * & la Marquise de * * furent les fruits de leur union ; & des commencemens aussi heureux sembloient promettre un bonheur plus durable. Ma sœur étoit très-jeune, & se portoit le mieux du monde. Tout respiroit la joie & le plaisir dans ce ménage, lorsque la perte de ce chapelet jetta la pauvre petite femme dans la derniere désolation. La maniere dont son mari le lui avoit donné, les promesses qu’il lui avoit fait faire de le garder, lui faisoient craindre le chagrin qu’il auroit de cette perte : elle s’imagina même qu’il pourroit la soupçonner d’en avoir fait présent à quelqu’un, & par l’importance du sacrifice, juger désavantageusement de sa vertu. Toutes ces pensées la mettoient au désespoir. Elle en perdit le boire & le manger, & tomba dans une si terrible mélancolie, [280] que son mari en fut extrêmement allarmé. Il en demanda la raison inutilement, & il fut obligé de partir pour Versailles, avec le chagrin de la laisser dans un si triste état : dès qu’il fut parti, une de ses femmes, en qui elle avoit le plus de confiance, lui demanda son secret, & à force de prieres le lui arracha. J’ai perdu mon chapelet de diamans, lui dit-elle, ma chere enfant ; & s’il faut que mon mari sçache cette perte, je n’oserai jamais le regarder, & j’aimerois mille fois mieux être morte que d’être exposée à lui apprendre cette nouvelle, que je ne sçaurois pourtant pas lui cacher long temps : ainsi je ne sçais que devenir. Les larmes & les sanglots redoublerent alors ; l’officieuse confidente, touchée de la douleur de sa maîtresse, lui dit pour la consoler, qu’elle connoissoit un Prêtre de Saint Nicolas des Champs, qui avoit des talens certains pour faire trouver les choses perdues. [281] La Duchesse prit d’abord, comme on dit, la bale au bond, & proposa d’aller sur le champ trouver le Prêtre. L’absence de son mari favorisoit ce dessein ; ainsi il fut aussi-tôt exécuté que formé. On se déguisa ; ma sœur prit un des habits de cette suivante, & entra avec elle dans un Fiacre fermé, qu’elles furent prendre à Saint Paul, & qui sans laquais, & le plus incognito du monde, les mena au lieu desiré. Le Prêtre dit d’abord à ma sœur, que malgré son déguisement il sçavoit qui elle étoit, & le sujet qui l’amenoit chez lui ; qu’il pouvoit lui donner contentement, mais que ce ne seroit qu’à des conditions bien terribles. Comme je sçais, Madame, lui dit-il, que les personnes de votre sexe ne sçavent pas trop bien se taire, & que je risque beaucoup en vous rendant le service que vous me demandez, il est juste que je prenne mes précautions, & que pour ma sû-[282]reté, je vous mette de moitié du péril auquel vous voulez que je m’expose pour vous ; c’est-à-dire, que si vous voulez me jurer de rien dire de ceci à personne, & vous soumettre à mourir huit jours après en avoir parlé, je vous donnerai des nouvelles de votre chapelet, & les moyens de le retrouver : voyez à quoi vous vous engagez, & si vous ne vous sentez pas assez de force pour cela, retournez-vous-en comme vous êtes venue. Ma sœur promit monts & merveilles, & la joie de ravoir son cher chapelet, ne lui permit pas de réfléchir sur la témérité du vœu qu’on lui faisoit faire. Le Prêtre, après toutes les minauderies ordinaires en pareil cas, la fit approcher d’un miroir où elle vit sa toilette, le chapelet qui pendoit un peu, & un Abbé qui le tiroit & le mettoit dans sa poche. Après quoi la décoration changea. Le miroir représentoit la chambre de l’Abbé, [283] où on voyoit un cabinet de la Chine entr’ouvert, & le chapelet dedans. Il me semble, dit alors le Prêtre, qu’en voilà autant qu’il en faut ! Je vous ai fait voir celui qui a pris votre chapelet, la maniere dont il l’a pris, & le lieu où il l’a mis ; c’est à vous à présent à faire le reste, & surtout à vous souvenir de ce que vous avez promis : ce sont vos affaires, & si vous me manquez, je vous réponds que je ne vous manquerai pas. Ma sœur lui renouvella encore les assurances qu’elle lui avoit données là-dessus, & sortit après l’avoir récompensé proportionnellement au service qu’il lui avoit rendu. Elle fut de ce pas là chez l’Abbé, qu’elle connoissoit très-bien, & qui se seroit fort bien passé de l’honneur qu’elle lui faisoit ; & auquel elle n’auroit jamais été en droit de s’attendre. Il en parut tout confus. Ma sœur lui dit, qu’ayant des affaires dans ce quartier là, elle avoit compté de venir se reposer chez [284] lui, & lui demander du caffé, & que pour éviter l’éclat, elle avoit voulu venir incognito. L’Abbé se seroit quasi cru en bonne fortune, si son vol ne lui avoit donné d’autres pensées. Il parut confus & embarrassé. La Duchesse lui en fit la guerre, & se campa sur un siege qui étoit auprès du cabinet qu’elle avoit vu dans le miroir du Prêtre. On eut beau vouloir la placer plus commodément, elle ne quitta jamais son poste ; & après avoir parlé des emplettes qu’elle venoit de faire, & exageré la fatigue que toutes ses courses lui avoient causée, elle prit un petit air d’autorité, & moitié sérieux, moitié plaisanterie : Voyons, dit-elle, il faut que je fasse l’inventaire de M. l’Abbé. Commençons par ce cabinet, c’est apparemment où il tient ses billets doux. L’Abbé frémit, & demanda quartier. Toutes ses hardes étoient, disoit-il, en désordre ; mais il eut beau dire, ma sœur fut  [285] toujours son chemin, & donna du premier coup sur l’endroit où étoit le chapelet. Ah ! ah, Monsieur, dit-elle, lorsqu’elle le tint, ce sont là de vous tours ! je m’étois bien doutée que vous aviez voulu me mettre en peine : vous êtes un méchant garçon, car la peur que vous m’avez faite, a pensé me donner la fiévre ; & pour peu que le jeu eût duré encore, je crois que je serois tombée malade ; mais heureusement je me suis mis en tête que vous pourriez bien avoir été assez badin pour me faire cette plaisanterie. L’Abbé sentit quelque espece de joie dans son malheur, par la pensée qu’il eut que la Duchesse regardoit cela comme une plaisanterie. Il l’assura que dans un quart-d’heure il devoit lui porter son chapelet. Ma sœur fit semblant de le croire, quoiqu’elle sçût bien à quoi s’en tenir. Elle revint chez elle dans une joie qu’on peut mieux concevoir qu’exprimer. Son mari fut charmé à [286] son retour, du retour de sa belle humeur, & surpris de la voir ainsi passer d’une extrêmité à l’autre ; il lui en demanda la raison, & fut encore plus surpris de ne pas pouvoir pénétrer le mystere : il questionna tous ses domestiques, & tout ce qu’il en put sçavoir, c’est que Madame étoit sortie en écharpe, & qu’après avoir tardé très-long-temps, elle étoit rentrée d’un air fort gai, & n’avoit fait que rire & que chanter depuis ce temps-là. Le Duc D’ * * sentit redoubler sa curiosité, par la difficulté qu’il trouvoit à la satisfaire. Il en fit des reproches à sa femme ; il bouda, & quand ils furent couchés, après s’être plaint de son peu de confiance, il lui dit qu’elle avoit sans doute quelqu’amant dont elle avoit craint l’infidélité, & qui l’avoit ensuite rassurée par de nouvelles marques de sa tendresse ; qu’il ne pouvoit attribuer qu’à cela l’intercadence de son humeur, & qu’il croiroit la [287] même chose jusqu’à ce qu’elle lui donnât de meilleurs raisons. Ma sœur donna dans le paneau que la fatale curiosité de son époux lui tendoit, & plutôt que de lui laisser penser quelque chose à son désavantage, elle prit le parti de sacrifier sa vie à sa réputation, & au repos de ce trop curieux époux. Ce que vous me demandez, lui dit-elle, ne vous intéresse en rien ; & si je vous l’apprends, il m’en coûtera la vie. Voyez si vous voulez le sçavoir à ce prix ? J’ai juré de ne vous le point révéler : si je trahis mon serment, je suis sûre de mourir huit jours après : cependant je veux bien vous donner cette derniere preuve de ma complaisance, si vous l’exigez. Le Duc, que tout cela intriguoit encore davantage, lui dit que le mari & la femme n’étant qu’un, elle pouvoit sans scrupule lui dire son secret : il l’assura qu’elle ne risquoit rien, & fit tant qu’il sçut que le chapelet avoit [288] été perdu & retrouvé, & toutes les circonstances que je viens de rapporter. Il vit alors que le sujet de sa curiosité n’avoit pas été aussi essentiel qu’il se l’étoit imaginé, & il se repentoit quasi d’avoir pressé sa femme là-dessus, quoiqu’il n’eût garde de prévoir le malheur qui en arriva. Cependant ma sœur sentit d’abord de grandes douleurs. La fiévre la prit, & elle expira le huitieme jour, &c. ◀Narração geral

[289]  Metatextualidade► Second Exemple. ◀Metatextualidade Narração geral► La Marquise de * *, belle, charmante, & faisant à la Cour l’admiration des gens les plus froids, eut le malheur de souper un soir dans une maison où l’on parla avec extase d’un homme de qualité qui effaçoit, disoit-on, tous les Prophetes de l’ancien Testament. Toute la compagnie avoit été le consulter, & la plus grande partie avoit déja éprouvé l’étonnante vérité de ses prédictions. La Marquise avoit appris à mépriser les Devins auprès d’un mari chez qui dînoient toutes les semaines les meilleures têtes de France, parmi ce qu’on appelle les Philosophes. Elle fit ces plaisanteries sensées que mérite la crédulité de mode, mais elle essuya ces défis piquans qu’entraîne la plaisanterie, lorsqu’elle attaque la folie, dans le moment de sa fermentation. L’amour-propre essuya tant de traits, qu’enfin pour leur prouver qu’elle ne faisoit pas l’esprit fort par poltronerie, [290] & qu’elle avoit assez de raison pour braver & le Prophete & les prédictions, elle s’engagea à l’aller consulter dès le jour suivant. Elle tint parole, mais le * * de * * *, en la voyant arriver, la pria instamment de ne pas l’interroger, & lui protesta qu’il ne consulteroit pas les astres pour elle. La Marquise fut d’abord frappée de ce refus : elle comprit qu’un intérêt particulier faisoit parler le * * ; & oubliant que sa réputation de femme d’esprit pouvoit très-bien l’intimider, elle ne voulut croire que ce qu’elle pouvoit craindre, & sa résolution s’exprima en termes si forts, qu’enfin le Devin fut obligé de faire son mêtier. Vous le voulez, Madame, lui dit-il, je céde à votre opiniâtreté, mais nous nous en repentirons tous deux. Moi, parce que vos jours me sont chers, & que j’aurai toujours à me reprocher d’en avoir abrégé les momens ; vous, parce qu’au moment que j’aurai [291] parlé, vous n’aurez plus de beaux jours. . . . Cela seroit malheureux, lui répondit-elle en feignant de badiner, car je n’ai pas trente ans, & je me propose de goûter encore bien des plaisirs . . . . Vous n’en goûterez plus, Madame ; la mélancolie s’emparera de votre esprit, vous mourrez à chaque instant. Voulez-vous que j’en sois la cause ? . . . Oui, Monsieur, je le veux, je ne tiens point à ces menaces, j’ai un peu plus de courage que le commun de femmes, & vous me piquez. Eh bien, Madame, dans six ans vous aurez la petite vérole, & quoiqu’elle ne paroisse alors devoir causer aucune allarme à ceux qui auront soin de vous, vous en mourrez le septieme jour.

La Marquise voulut d’abord plaisanter le * *, & un éclat de rire commença sa réponse. Allez mon cher * *, lui dit-elle, vous ne me faites point peur, mais vous m’en feriez si je ne soupois pas tous les soirs avec [292] * * * & * * * ; ces gens-là en sçavent plus que vous, mais s’ils vouloient prendre le rôle que vous faites, ils ne s’en acquitteroient pas si bien ; vous avez réellement le ton magicien. Le * * étoit sérieux, paroissoit triste ; il ne lui dit plus que peu de mots, & ces mots furent prononcés avec une douleur qui ne pouvoit pas être jouée. Tout cela la fit rêver. Elle revint chez elle dans le dessein de perdre sa préoccupation qui l’humilioit ; le moyen qu’elle vouloit y employer, étoit un aveu ingénu de sa démarche, & beaucoup de plaisanteries sur la prédiction même qu’on lui avoit faite. Mais quand il fut question d’exécuter ce beau projet, elle sentit que son courage s’étoit épuisé à le former. Une idée fit naître l’autre ; le pressentiment entraîna la terreur ; enfin ce qu’elle entendit dire tous les jours du Prophete, la frappa, l’importuna, la rendit mélancolique, & depuis ce mo-[293]ment elle ne fut plus la même personne. Au bout des six ans, sa mélancolie & sa terreur n’ayant fait qu’augmenter, elle voulut respirer un air pur, & pria son mari de la laisser aller passer quelque tems dans le Marquisat de * *. Il l’y accompagna avec quelques amis à qui elle étoit chere ; on voyoit son dépérissement, sans sçavoir à quoi l’attribuer. L’année n’étoit pas finie qu’elle eut en effet la petite vérole. Dès cet instant elle a avoué qu’elle se résigna à la mort. Les meilleurs Médecins de Paris furent appellés auprès d’elle ; ils y parurent bientôt inutiles, car jamais maladie de ce genre ne s’étoit montrée avec des symptômes si heureux. Le matin du septieme jour, elle les fit appeler dans sa chambre ; & les remerciant avec des graces qui partoient de sa profonde sécurité, elle leur dit qu’ils voyoient que leurs soins ne lui étoient plus nécessaires, & qu’il étoit tems [294] qu’ils se rendissent au Public à qui ils se devoient. Ils partirent, & elle voulut aussi que le Marquis, qu’un très-beau jour invitoit à la chasse, montât à cheval avec les amis qu’il avoit amenés. Tout le monde obéit à son génie malheureux. Il ne resta plus que des domestiques dans le château. Elle avoit auprès d’elle une femme qui obéïssoit toujours sans raisonner jamais. Elle lui dit d’aller trouver le Curé, & de le lui faire venir, parce qu’elle avoit à lui confier quelques aumônes. Le Curé vint, & elle se confessa sans que personne s’en doutât. Sa confession finie, elle dit qu’elle vouloit dormir ; on tira ses rideaux, & le soir la femme de chambre inquiete de ne pas entendre remuer, s’approchant de son lit, la trouva morte. ◀Narração geral

Il est aisé de penser que ces deux prédictions ne se sont trouvées si vraies, que par un effet naturel & presque [295] inévitable de la terrible impression qu’elles avoient faite sur l’esprit de celles à qui elles coûterent la vie. On voit par-là jusqu’à quel point l’imagination peut se frapper : Eh ! que ne doit-on pas craindre d’une imagination frappée ? Je ne doute point que beaucoup de choses & d’accidens extraordinaires qui arrivent ne soient l’effet de ces fatales prédictions. L’antiquité nous a offert beaucoup de pareils exemples que nous avons toujours voulu regarder comme des contes ; mais l’on n’envisagera plus du même œil, ni ce qui arrive, ni ce qui est arrivé, si l’on veut réfléchir à la nécessité de la cause à quoi j’attribue ces événemens. La peur est le plus terrible ennemi de la raison. Si l’on a la foiblesse de consulter des Sorciers, on aura beau les mépriser, être persuadé qu’ils ne sçauroient prophétiser, & l’être même que tout ce qu’ils prédisent ou devinent a sa source dans des [296] confidences qui leur auront été faites ; on ne pourra détruire tout-à-fait, dans la suite, l’impression qu’auront pu faire leurs discours menaçans. Si l’on n’a pas cette persuasion dont je parle ; si on les interroge avec un vrai penchant à les croire, leurs arrêts peuvent coûter la vie. Il est donc bien ridicule & contre l’ordre de la providence de courir chez ces misérables, comme l’on fait généralement. J’interroge ici, pour la justification du zele qui me porte à en parler avec cette chaleur, j’interroge, dis-je, toutes les personnes qui ont eu cette curiosité cruelle, elles répondront sans doute (pour la plûpart) que mes réflexions sont venues trop tard pour elles, & qu’elles voudroient bien n’avoir jamais eu cette fantaisie effrénée.

Autorretrato► Un Spectateur doit dire ces choses : rien ne lui est étranger de tout ce qui peut nuire aux hommes ; & les honnêtes gens sentiront que je fais ma [297] charge en répandant des réflexions sur un fond, commun à la vérité, mais que les Moralistes & les Philosophes ont trop négligé comme indifférent. Cette pensée redouble mon zele, & je sens que si mon cœur s’attendrit sur le sort de ceux que l’intérêt de leur repos ne sçait pas arrêter, mon esprit s’irrite en même tems contre des imposteurs qui se font un jeu ou une ressource de la crédulité des aveugles mortels. ◀Autorretrato Il y a plusieurs sortes de Sorciers, & je veux les confondre tous en abattant la tête à ceux à qui de plus étonnans triomphes semblent donner le droit de la lever & de la ceindre de lauriers. De ce nombre sont ceux qui ont ce qu’on appelle l’art de la Baguette divinatoire. Voilà les ennemis que je veux terrasser. Je n’y employerai pas mes propres armes ; je veux faire jouir de cet honneur des mains plus dignes que les miennes de délivrer la terre de l’esclavage honteux des préjugés  [298] dangereux & des chimeres. Deux hommes se présentent pour cela, l’un avec de très-bonnes plaisanteries, l’autre avec de très-bonnes raisons. Le premier n’est pas connu, & il ne m’est pas possible de le faire connoître. Le second est le Pere Mallebranche. Je trouve dans un vieux recueil, qu’un curieux m’a prêté, une lettre qui fut écrite à ce Sçavant sur la Baguette divinatoire, & sa réponse à cette lettre. Le Public la lira avec d’autant plus d’intérêt, que son principal sujet est l’usage qu’on prétend que fit de cette Baguette le fameux Aimard, jeune homme du Dauphiné, dans la circonstance d’un meurtre affreux commis à Lyon. L’histoire de ce meurtre a été insérée par moi dans un des volumes du Choix des anciens Mercures ; malgré cela elle est presque ignorée, & je ne me fais pas de scrupule de la tirer une seconde fois de l’oubli, puisqu’il se présente une occasion [299] d’éclairer ce qu’elle contient de faux & de fou par les lumieres de la Philosophie & de la Physique.

Metatextualidade► Je commence par un discours général sur la fausseté d’un phénomene tel que le seroit une Baguette divinatoire, si elle existoit aussi réellement que les esprits non adeptes sont portés à le croire. Je rapporterai ensuite l’histoire du meurtre dont je viens de parler, & je passerai après cela aux deux lettres qu’il a occasionnées. ◀Metatextualidade

Nível 3► Carta/Carta ao editor► Discours

Metatextualidade► D’un Anonyme sur la Baguette divinatoire. ◀Metatextualidade

Je n’ai nulle peine à croire que ces personnes d’esprit que l’on appelle les ennemis du jargon de l’école, prétendent expliquer par les divers mouvemens & les diverses figures de la matiere tout ce que l’on dit de la Ba-[300]guette. Ce fut toujours la passion dominante de Physiciens de vouloir tout expliquer par les corps ; & l’on sçait jusqu’où cette envie a porté le célebre Epicure. Esprits, causes surnaturelles, Providence ; c’étoit pour lui de pures chimeres. Des atômes d’inégale pesanteur & de diverses figures, c’est tout ce qu’il demandoit pour expliquer ce qui arrive de plus surprenant dans le monde. Mais combien d’autres Philosophes qui attribuoient à la matiere des effets qui ne sont ni vraisemblables, ni même possibles ? Y a-t’il rien de plus singulier que des atômes qui faisoient prédire l’avenir ? Cependant les Philosophes que Ciceron a réfutés dans le deuxiéme Livre de la Divination, & ceux qui parlent dans un fort beau Dialogue de Plutarque, font sortir de la terre un écoulement de petits corps qui devoient produire cet effet.

[301] Ce n’étoit pas-là de ces téméraires qui nient tout ce qu’ils n’entendent point, ou qui nous disent mille impertinences, pour vouloir tout expliquer par les corps. Ceux-ci admettoient des esprits, & on doit être charmé de leur voir faire la différence des premiers Philosophes, bons Poëtes, Théologiens même, si vous voulez, mais mauvais Physiciens, qui donnoient tout aux Génies, avec les Modernes ; qui, tout occupés de la matiere, ne pensoient jamais ni à Dieu, ni aux Intelligences. Ces Sages de Plutarque, Physiciens & Théologiens tout ensemble, joignoient autant qu’ils pouvoient les opérations de la matiere avec celles de l’esprit, tâchoient de donner à ceux-ci ce qui leur est propre, & à celle-là ce qui lui convient. Avec des dispositions si louables, ils cherchent un systême par lequel on puisse rendre raison des difficultés que les oracles font naître, [302] qui montre leur origine, & comment ils ont cessé. L’eussiez-vous cru, Monsieur ? des corpuscules vont faire tout le fond de leur systême. La terre, disent-ils, ne pousse-t’elle pas de différens sucs ? Comme elle produit ici des métaux, là des plantes qui ont d’admirables vertus, elle exhale en un autre endroit des vapeurs propres à faire deviner. La vapeur est-elle subtile & abondante ? Elle agite le Devin, produit en lui l’enthousiasme, & le fait prophétiser en bons vers. La vapeur a-t’elle moins de force ? L’enthousiasme diminue, & les vers en sont moins bons. S’affoiblit-elle davantage ? Elle ne peut faire que de la prose. Enfin la terre s’est-elle épuisée ? N’envoye-t’elle plus de vapeurs ? les oracles cessent.

Ils ne cessent pourtant pas pour toujours : de nouveaux sucs se forment, qui sortiront peut-être par un nouvel antre ; on y ira, & on y de-[303]vinera comme on faisoit sur l’ancien. Mais tout le monde y devinera-t’il ? Les Prophetes seroient trop communs ; c’est le privilége de la Pythie ; elle sera la seule agitée par la vapeur. Demande-t’on pourquoi ? Par la même raison que Jacques Aymar est le seul agité sur les vestiges d’un meurtrier. Les Médecins nous l’ont déja dite, cette belle raison ; le temperament différent, une certaine disposition qui rend un corps sensible, & un autre insensible à un certain mouvement : voilà ce qui fait que la Pythie est susceptible d’une impression dont nul autre n’est capable ; elle-même cesseroit d’être émue, si elle cessoit d’être vierge.

Je suis bien persuadé, Monsieur, que vous ne souscririez pas au systême ; mais tout le monde n’en juge pas comme vous : bien des gens l’ont trouvé fort bon, & Cardan n’a cru devoir y joindre que des corpuscules [304] émanés de planetes. Avec ce secours il vous expliquera comment une petite pierre, enchassée dans une bague, pourra faire deviner. Le même Cardan vous indiquera des pierres précieuses, dont il sort des corpuscules capables d’écarter la foudre & de préserver de la peste. Des Philosophes qui valent bien Cardan, vous diront qu’il y a une certaine plante que vous n’avez qu’à toucher & presser dans vos mains, pour purger telle personne que vous voudrez, sans qu’elle en sçache rien. Les uns nomment cette plante Latheris, & les autres veulent que ce soit le Cabaret ou le Sureau. S’est-il jamais rien vu de plus merveilleux ? Touchez le haut des feuilles d’une de ces plantes, voilà d’abord un écoulement de corpuscules en forme de magnétisme, qui vont exciter au vomissement la personne que vous voulez purger : touchez-vous la racine ? la purgation se fait par le bas.  [305]

N’en riez pas, Monsieur, & ne vous avisez pas de dire que cela ne peut être physique, ou bien résolvez-vous à être traité par Van-Helmon de ridicule, de superstitieux, d’ignorant. Je ne finirois point si je me mettois en train de vous rapporter toutes les folies de cette nature. N’en voilà que trop pour conclure de quelles illusions sont capables des gens qui passent pour Physiciens. Ravis d’avoir expliqué méchaniquement quelques phénomenes, ils croyent que rien ne peut les arrêter ; on les voit raisonner hardiment sur les choses les plus obscures & les plus inexplicables. Fables, prestiges, miracles, ils rendent raison de tout, & s’y prennent de telle maniere que leurs principes s’accordent avec le faux comme avec le vrai. Aussi sont-ils toujours prêts à faire des systêmes. On a beau leur dire avec M. Boyle : pourquoi vous pressez-vous ? Peut-être un nouveau fait, [306] quelques nouvelles expériences, des circonstances que vous n’avez pas remarquées, renverseront d’un seul coup tous vos systêmes. Un tel avis n’est point écouté. Est-ce qu’ils veulent se faire un nom, comme dit le même Boyle ? Je n’en sçais rien, mais je sçais bien que l’applaudissement qu’ils reçoivent des gens d’esprit est souvent de courte durée.

Que dites-vous, Monsieur, du Philosophe qui débita autrefois une espece de systême pour expliquer méchaniquement les différentes merveilles que Jacques Aimar opéroit ? Il construisit, dit-on, son hypothèse pour la satisfaction de Messieurs les gens du Roi sur leur relation des faits, & leur prédit par des conséquences, tirées de ses principes, que ceux qui excellent à chercher ses sources, devoient avoir le même don que Jacques Aimar. Par malheur pour l’hypothèse il se trouve beaucoup de gens à qui la baguette ne [307] tourne que sur des sources ; & le Philosophe a bien voulu nous dire lui-même « qu’une femme sçavante à chercher des sources, n’avoit fait tourner la baguette à la cave (lieu où le meurtre s’étoit commis) que très-imparfaitement » ; il pouvoit dire nettement que la baguette ne tourna point, sans craindre qu’on y trouvât à redire ; car le public a un merveilleux fonds de complaisance pour tous ceux qui parlent en faveur de ce qui le réjouit. C’est ce que sçavent fort bien ceux qui entreprennent d’expliquer de pareils faits ; & c’est aussi ce qui les rend si hardis. Il est clair qu’ils comptent beaucoup sur la docilité des lecteurs, sur la disposition des peuples à recevoir tout ce qui leur fait plaisir, & sur l’expérience que l’on a faite de tout temps, que les moindres raisons sont persuasives, lorsqu’elles autorisent ce que la curiosité, l’intérêt ou l’amour propre nous font aimer. Com-[308]me ils esperent qu’on n’y regardera pas de si près, ils ne craignent pas de se servir de principes qui ne sont nullement favorables à leurs opinions ; & les principes même qu’on avoit cru les plus propres à désabuser le monde de mille folies, sont précisément ceux qu’ils employent pour les autoriser. Cela me fait souvenir de ce qu’a dit l’Auteur des nouvelles de la république des Lettres, en parlant des talimans que M. Baudelot vouloit justifier par la nouvelle philosophie. Il fait en cet endroit une réflexion fort judicieuse, & une espece de prédiction qui ne s’accomplit que trop tous les jours. « Qui croiroit, dit-il, que la philosophie de M. Descartes, qui a été le fléau des superstitions, doive être le meilleur appui des Astrologues & des faiseurs d’enchantemens : il est cependant probable qu’on verra cela tôt ou tard. L’homme n’est pas fait pour se pouvoir passer des choses [309] extraordinaires ; si on l’en détache par quelque côté, il a cent ressources pour y revenir d’un autre. M. Cadrois, bon Cartésien, a déja démontré qu’il n’y a point de systême plus favorable à l’astrologie que celui de M. Descartes, & il seroit aisé de montrer que celui des causes occasionnelles est le plus propre du monde pour rendre croyable tout ce qu’on dit des Magiciens : ainsi je ne doute pas qu’on ne se serve un jour de cette philosophie pour prouver non seulement la vertu des talismans & des anneaux constellés, mais aussi toutes les opérations magiques. »

Vous voyez par-là, Monsieur, que Bayle prévoioit très-bien ce qui arriveroit un jour, & sa prédiction se trouve confirmée par tous les ridicules raisonnemens qu’on a fait depuis sur la baguette divinatoire.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Carta/Carta ao editor ◀Nível 3

[310] Nível 3► Narração geral► Histoire

Metatextualidade► De la découverte du meurtre de Lyon, sur la Relation de M. l’Intendant, de M. le Procureur du Roi, de M. l’Abbé de la Garde, de M. Panthot, Doyen des Médecins de Lyon, & de M. Aubert, Avocat célebre. ◀Metatextualidade

Le cinquieme de Juillet 1692, un vendeur de vin & sa femme furent tués à coup de serpe dans une cave, & leur argent fut volé dans une boutique qui leur servoit de chambre. On ne put ni soupçonner ni découvrir les auteurs du crime, & un voisin fit venir à Lyon un païsan de Dauphiné, nommé Jacques Aymar, qui depuis quelques années est en réputation de suivre la piste des voleurs, des meurtriers, & des choses dérobées, guidé par une baguette de toute espece de [311] bois, qui tourne entre ses mains, sur l’eau, sur les métaux, sur les bornes des champs, & sur plusieurs autres choses cachées.

Aymar arrive, & promet à Monsieur le Procureur du Roi d’aller sur les pas des coupables, pourvu qu’il commence par descendre dans la cave où l’assassinat a été fait. M. le Lieutenant Criminel & M. le Procureur du Roi l’y conduisent. On lui donne une baguette du premier bois qu’on trouve. Il parcourut la cave, & sa baguette ne fit aucun mouvement que sur le lieu où l’artisan avoit été assassiné. Dans cet endroit Aymar fut ému, son pouls s’éleva comme dans une grosse fiévre ; la baguette qu’il tenoit entre ses mains tourna rapidement, & toutes ces émotions redoublerent sur l’endroit où l’on avoit trouvé le cadavre de la femme. Après quoi, guidé par la baguette ou par un sentiment intérieur, il alla dans la bouti-[312]que où le vol avoit été fait ; & delà suivant dans les rues la piste des assassins, il entra dans la cour de l’Archevêché, sortit de la ville par le pont du Rhône, & prit à main droite le long de ce fleuve. Trois personnes qui l’escortoient furent témoins qu’il s’appercevoit quelquefois de trois complices ; quelquefois il n’en comptoit que deux. Mais il fut éclairci de leur nombre en arrivant à la maison d’un jardinier, où il soutint opiniâtrément qu’ils avoient entouré une table vers laquelle sa baguette tournoit ; & que de trois bouteilles qu’il y avoit dans la chambre, ils en avoient touché une sur laquelle sa baguette tournoit aussi. « On veut sçavoir du jardinier, si lui, ou quelqu’un de ses gens n’avoient point parlé aux meurtriers ; mais on n’en peut rien tirer. On fait venir les domestiques, la baguette ne les connoît point. Enfin deux enfans de neuf à dix ans paroissent, la ba-[313]guette tourne » ; on les interroge, & on leur fait avouer qu’un Dimanche au matin, trois hommes qu’ils dépeignirent s’étoient glissés dans la maison, & avoient bu le vin de la bouteille que l’homme à la baguette indiquoit.

Cette découverte fit croire qu’Aymar n’en imposoit pas. « Toutefois avant que de l’envoyer plus loin, on crut qu’il étoit à propos de faire une expérience plus particuliere de son secret. Comme on avoit trouvé la serpe dont les meurtriers s’étoient servis, on prit plusieurs autres serpes de la même grandeur, & on les porta dans le jardin (de M. de Mongivrol) où elles furent enfouies en terre, sans que cet homme les vît. On le fit passer sur toutes les serpes, & la baguette tourna seulement sur celle dont on s’étoit servi pour le meurtre. »

M. l’Intendant lui banda les yeux, [314] après quoi on cacha ces mêmes serpes dans l’herbe, & on le mena au lieu où elles étoient. La baguette tourna toujours sur la même serpe sans remuer sur les autres.

Après cette expérience, on lui donna un Commis du Gresse & des archers pour aller à la poursuite des assassins. L’on fut au bord du Rhône, à demi-lieue plus bas que le pont, & leurs traces imprimées dans le sable sur le rivage montrerent visiblement qu’ils s’étoient embarqués. Ils furent exactement suivis par eau, & le paysan fit conduire son bateau dans des routes, & sous une arche du pont de Vienne où l’on ne passe jamais ; ce qui fit juger qu’ils n’avoient point de batelier, puisqu’ils s’écartoient du bon chemin sur la riviere.

Durant ce voyage, le villageois faisoit aborder à tous les ports où les scélérats avoient pris terre, alloit droit à leur gîte, & reconnoissoit, au grand [315] étonnement des hôtes & des spectateurs, les lits où ils avoient couché, les tables où ils avoient mangé, les pots & les verres qu’ils avoient touchés.

On arrive au camp de Samblon ; le paysan se sent ému, il est persuadé qu’il voit les meurtriers, & n’ose pourtant faire agir sa baguette pour s’en convaincre, car il craint que les soldats ne se jettent sur lui. Frappé de cette peur, il revient à Lyon.

On le renvoye au camp dans un bateau avec des lettres de recommendation. Les criminels en sont partis avant son retour ; il les poursuit jusqu’à Beaucaire, & dans la route il visite toujours leurs logis, marque sans cesse la table & les lits qu’ils ont occupés, les pots & les verres qu’ils ont maniés pour boire.

« Lorsqu’il fut à Beaucaire, il connut par sa baguette qu’ils s’étoient séparés en y entrant. Il s’attacha à [316] la poursuite de celui dont les traces excitoient plus de mouvement à sa baguette. » Il s’arrêta devant la porte d’une prison, & dit positivement qu’il y en avoit un là dedans. On ouvrit, on lui présenta douze ou quinze prisonniers, parmi lesquels un bossu qu’on y avoit enfermé depuis une heure pour un petit larcin, fut celui que la baguette désigna pour un des complices.

On chercha les autres. Aymar découvrit qu’ils avoient pris un sentier aboutissant au chemin de Nismes, & le bossu fut conduit à Lyon.

Au commencement il nioit d’avoir eu la moindre connoissance, ni de ce forfait, ni des coupables, & même d’avoir jamais été à Lyon : cependant comme on le conduisoit sur la route, où il avoit passé en descendant à Beaucaire, & qu’il fut reconnu dans toutes les maisons où il s’étoit arrêté, il avoua qu’il avoit bu & mangé avec les complices, généralement dans tous [317] les lieux que la baguette avoit indiqués ; & ayant été interrogé à Lyon dans les formes, il déclara qu’il avoit été présent à l’assassinat & au vol, & que les deux complices qu’il nomma, avoient tué l’un le mari, l’autre la femme.

Deux jours après, Aymar avec la même escorte fut renvoyé au sentier dont on a parlé, pour y reprendre la piste des autres complices ; & sa Baguette le ramena dans Beaucaire à la porte de la même prison, où l’on avoit trouvé le premier.

Il assuroit qu’il y en avoit encore un là-dedans, & n’en fut détrompé que par le Geolier, qui lui dit, qu’un homme tel qu’on décrivoit un de ces deux scélérats, y étoit venu depuis peu demander des nouvelles du bossu.

On se remit ensuite sur leurs vestiges. On fut jusquà <sic> Toulon dans une hôtellerie où ils avoient dîné le jour précédent : on les poursuivit sur la [318] mer où ils s’étoient embarqués : on reconnut qu’ils prenoient terre de tems en tems sur nos côtes, qu’ils y avoient couché sous des oliviers ; & malgré les tempêtes, la Baguette les suivit inutilement sur les ondes, journée par journée, jusqu’aux dernieres limites du royaume.

Le procès du bossu s’instruisoit cependant avec une singuliere exactitude ; & quand le paysan fut de retour, ce criminel qui ne se donnoit que dix-neuf ans, fut condamné le 30 d’Août à être rompu vif sur les Terreaux. ◀Narração geral ◀Nível 3

[319] Nível 3► Carta/Carta ao editor► Lettre

Metatextualidade► Écrite à l’Auteur de la Recherche de la Vérité.

A Grenoble le 3 de Juin 1689.

Mon Révérend Pere,

On se sert dans cette Province d’un certain moyen pour découvrir des choses cachées, sur lequel j’ai été obligé de dire ma pensée ; je voudrois bien qu’elle fût conforme à la vôtre, je déciderois après cela plus hardiment que je ne fais, persuadé que votre sentiment sera ici d’un très-grand poids, & qu’on ne peut consulter une personne qui puisse avec plus de lumiere décider sur la difficulté dont il s’agit. Voici ce que c’est : plusieurs personnes trouvent de l’eau, des métaux, des minéraux, les bornes des champs, [320] les chemins perdus, découvrent les larcins, les voleurs, & plusieurs autres choses, en tenant entre les mains une baguette fourchue qui tourne sur tout ce que je viens de marquer. On se sert de toute espece de bois. Le fait est constant, & toute la difficulté est de sçavoir si cela est naturel ou non. La pratique devient si commune en tout ce pays, qu’elle mérite bien d’être examinée. Ayez donc, s’il vous plaît, la bonté, mon R.P. de dire votre sentiment sur les questions ou observations suivantes.

I. La baguette tourne sur l’eau & sur les métaux. Ce tournoiement est-il naturel ? pourroit-on l’expliquer physiquement ?

II. Pour distinguer si c’est sur de l’or, sur de l’argent, ou sur quelqu’autre métal que la baguette tourne, on met d’un métal dans la main, de l’argent, par exemple ; alors s’il y a de l’argent dans la terre, la baguette con-[321]tinue à tourner avec plus de force même qu’auparavant ; & s’il n’y a point d’argent dans la terre, quelqu’autre métal qu’il y ait, elle ne tourne plus. Y auroit-il raison pour tout cela ?

III. La baguette ne tourne qu’entre les mains de certaines personnes. Que peuvent avoir de particulier ces personnes ?

IV. Quelques-uns disent qu’il faut être né en un certain mois de l’année ; mais j’ai observé que des personnes nées en divers mois, ont également la vertu de la baguette. Ainsi Messieurs les Astrologues ne peuvent avoir recours aux prétendues qualités de certaines planetes. Seroit-ce à cause du tempérament différent, & de la différente configuration des parties qui s’exhalent du corps, que la baguette tourne aux uns & non aux autres ?

V. La baguette ne tourne que sur de l’eau cachée dans la terre, & elle tourne sur les métaux, quoiqu’ils soient [322] à découvert. Surquoi fonder cette différence ?

Voilà où se termine la science de quelques-uns à connoître qu’il y a dans la terre du métal ou de l’eau, mais il y en a d’autres qui poussent le secret bien plus loin.

VI. Ils connoissent par cette même baguette quelle est la grosseur de la source, quelle est la profondeur de l’eau, combien il faut creuser pour la trouver. Cela est-il naturel ?

VII. Ils prétendent deviner si en creusant on trouvera de la glaise, du sable, de la roche, &c.

VIII. La baguette tourne sur les bornes des champs, c’est-à-dire sur quelque pierre que ce soit, pourvu que deux personnes ayent convenu de s’en servir pour marquer la division d’un champ. Qu’en doit-on penser ?

IX. Si deux personnes conviennent de ne plus se servir de ces limites, la baguette ne tourne plus. [323]

X. Si les bornes ont été malicieusement changées de place, la baguette tourne sur l’endroit où elles devroient être. Une infinité de gens font chercher présentement des limites, & sur bien des différends on s’en rapporte à deux fameux Devins qui courent le Dauphiné avec l’approbation de plusieurs Curés. Ne renvoyez pas, s’il vous plaît, mon R.P. la décision de cette difficulté à M. le Cardinal le Camus ; car, outre qu’il sera bien-aise que des Physiciens y pensent, il est absent de Grenoble depuis sept ou huit mois, parce qu’il a prêché l’Avent & le Carême à Chambery, & que sans avoir pris aucun relâche, il fait depuis Pâque la visite de son Diocèse.

XI. La baguette tournant dans un champ pour distinguer si c’est sur des bornes, sur des métaux, ou sur de l’eau ; voici le secret de ces Devins. Ils se sont apperçus, disent-ils, que [324] l’intention regloit le mouvement de la baguette. Si l’on veut donc qu’ils cherchent des bornes, ils fixent leurs désirs à la seule découverte des bornes ; & pourvu que leur intention ne varie pas, ils sont sûrs que la baguette ne tournera que sur des bornes, & nullement sur l’eau, ou sur les métaux qui pourroient se trouver en leur chemin. Un de ces Devins, auquel j’ai parlé, est encore mieux averti d’avoir trouvé ce qu’il cherche par un mouvement qui n’est pas moins surprenant que celui de la baguette. Dès qu’il passe sur la borne ou qu’il touche ce qu’il cherche, tous les doigts des pieds se remuent, comme s’ils vouloient se croiser ou monter les uns sur les autres. Cela est cause que quand le Devin veut sçavoir si un homme a volé, il pose son pied sur le pied de celui qu’on soupçonne, pour en juger par l’agitation qu’il sent au pied plutôt que par le tournoiement [325] de la baguette. Voilà tout ce que j’ai remarqué de singulier dans cet homme ; c’est un paysan âgé de vingt-sept à vingt-huit ans. Il me paroît simple, & m’a présenté une attestation de son Curé, pour marquer qu’il a fait ses Pâques dans sa Paroisse, toutes ces histoires étant bien connues du Curé.

XII. Lorsqu’on cherche un voleur & ce qu’il a volé, la baguette tourne vers le lieu où sont le voleur & le larcin, & ne cesse de tourner jusqu’à ce qu’on ait atteint l’un ou l’autre. Depuis peu de jours quelques Officiers de Justice ont été témoins d’une semblable épreuve qui s’est faite dans les prisons de cette Ville, & en un autre endroit. ◀Carta/Carta ao editor ◀Nível 3

[326] Nível 3► Carta/Carta ao editor► Réponse

Metatextualidade► De l’Auteur de la Recherche de la Vérité. ◀Metatextualidade

Mon révérend pere,

Ce que vous m’écrivez de la baguette ne m’est point nouveau à l’égarde de la recherche des eaux & des métaux, mais je n’avois jamais oui-dire que l’on découvrît par ce moyen les voleurs & les véritables bornes d’un champ ; & je ne pourrois croire qu’il y a des hommes si insensés pour donner dans ces extravagances, si vous ne me l’écriviez, & si je ne me souvenois qu’il y a eu autrefois des personnes qui ne manquoient pas d’esprit, tel qu’étoit Julien l’Apostat, qui prétendoient découvrir le gain d’une bataille, ou quelqu’autre événement [327] par les entrailles des bêtes & par le vol des oiseaux. C’étoit dans les Anciens la superstition qui les avoit insensiblement accoutumés à ces opinions ridicules ; mais en supposant que vos Devins prétendus passent pour de bonnes gens, il n’y a qu’une ignorance grossiere & une excessive stupidité qui puissent leur persuader que les moyens dont ils se servent soient naturels ou légitimes. Pour moi je les crois diaboliques, non seulement par rapport à la découverte des voleurs, des choses dérobées, des bornes d’un champ, mais encore à celle des eaux & des métaux. Je prétends que rien de cela ne se peut faire de la maniere dont vous rapportez que cela se fait, sans le secours de l’action d’une cause intelligente, & que cette cause ne peut être autre que le démon, si ce n’est qu’il y ait de la fourberie & de l’adresse du côté du prétendu Devin.

Il est visible que les causes matériel-[328]les n’ayant ni intelligence, ni liberté, elles agissent toujours de la même maniere dans les mêmes circonstances des corps, ou dans les mêmes dispositions de la matiere qui les environne ; & que dans les causes purement matérielles, il n’y a point d’autres circonstances qui déterminent leurs actions que des circonstances matérielles ; cela est certain par l’expérience, & même par la raison, lorsqu’on reconnoît que les corps n’ont ni intelligence ni liberté, & qu’ils ne sont mûs que lorsqu’ils sont poussés, & qu’ils ne peuvent être poussés sans être choqués & pressés par ceux qui les environnent. De-là il est évident :

1°. Que l’intention que le Devin a de trouver de l’argent ne peut déterminer le mouvement de la baguette vers l’argent, & empêcher son mouvement vers l’eau, si elle y étoit véritablement déterminée par l’action d’une source, car cette intention ne chan-[329]ge point les circonstances matérielles de la baguette & de l’eau.

2°. Une chose dérobée demeure toujours la même que devant, & le crime du voleur ne changeant point le corps, ou le changeant également par des remords de différens crimes (car quelque supposition que l’on fasse que ces remords troublant l’esprit, changent le corps, il est évident que le remords d’avoir dérobé une poule ne peut agir dans l’esprit tout d’une autre maniere que le remords d’avoir dérobé une canne), il est clair que la baguette ne peut le tourner vers le larcin ou le voleur de ce qu’on cherche sans l’action d’une cause intelligente.

3°. La convention de ceux qui prennent une pierre pour borne de leurs héritages, ou qui cessent par un accord mutuel de lui attribuer cette dénomination, n’en changeant point la nature, il est ridicule d’attribuer l’effet physique du tournoiement de la ba-[330]guette à la qualité de la pierre.

Ces trois conclusions me paroissent dans la derniere évidence ; ainsi tous ces tournoiemens de la baguette viennent certainement de l’action d’une cause intelligente, apparemment de l’adresse & de la fourberie de ces prétendues bonnes gens, mais peut-être de la malice du démon ; car je ne crois point que les bons Anges fassent de ces sortes de pactes avec les hommes. Ils ne se font point de loi, ils suivent l’ordre immuable, ou la loi éternelle dans laquelle ils découvrent qu’il n’est pas nécessaire que les hommes trouvent, quand il leur plaît, des métaux & de l’eau. Les Anges rapportent toutes choses à Dieu & à notre salut : ils y rapportent même l’ordre de la nature, & ils ne font rien qui le trouble, rien d’extraordinaire que pour faire connoître aimer Dieu, mais les démons tâchent de nous attirer & de nous lier à eux. Leur orgueil leur inspire [331] de régner sur nous, & que nous tenions d’eux les biens temporels qui réveillent notre concupiscence. S’ils sont fideles à exécuter ce qu’on espere d’eux, ce n’est point pour nous élever l’esprit à Dieu, mais pour nous lier à eux de quelque maniere que ce puisse être. Ils s’insinuent par l’apparence de la justice dans l’esprit des simples. C’est une bonne chose que de découvrir les voleurs ou les choses dérobées : ils couvrent leurs opérations de la puissance inconnue de la nature pour tromper par-là les ignorans, mais de telle maniere que le doute & l’incertitude troublent leur imagination & leur conscience, & que l’on s’accoutume à un commerce qui d’abord feroit trop d’horreur : & si ce que vous me mandez n’est point une fourberie de gens qui trouvent leur compte à tromper les autres (ce que je croirois volontiers), assurément ce ne sont point les bons Anges, mais les Dé-[332]mons qui font tourner la baguette.

Il me paroît évident que les corps ne peuvent agir les uns sur les autres que par leur choc. Vous sçavez, M. R. P. qu’il n’y a rien qu’on ne puisse expliquer par cette seule supposition que les corps vont toujours du côté qu’ils sont poussés, & qu’ils ne peuvent être poussés que du côté qu’ils sont rencontrés par d’autres visibles ou invisibles qui sont en mouvement. La vertu de l’ambre & de l’aiman qui paroissent si étranges, s’expliquent fort clairement par-là, du moins à l’égard de ceux qui ont étudié suffisamment ces matieres.

Or par ce principe qui devroit être reçu de tout le monde comme fort clair & fort simple, & qui n’est rejetté que de ceux qui manquent d’attention, & qui aiment les principes obscurs & mystérieux, il seroit assez facile de démontrer géométriquement qu’il y a de la fourberie & de la dia-[333]blerie dans le mouvement de la baguette, si on examinoit avec soin les proportions de la communication & de l’accélération des mouvemens de la baguette. Mais vos Devins sont si téméraires ou si stupides que, quelque supposition qu’on fasse, on peut s’assurer que leur art n’est point naturel.

Car supposez quelle vertu il vous plaira dans l’eau & le bâton fourchu, il me paroît clair que l’eau étant à découvert, elle doit agir plus fortement dans la baguette que lorsqu’elle est cachée sous terre, puisqu’alors l’eau & la baguette sont plus proches ; car la connoissance que nous avons de leur découverte ne change rien ni dans l’eau ni dans la baguette. Il me paroît clair aussi que qui que ce soit qui tienne la baguette, de quelque maniere qu’on la tienne, quand même on la tiendroit avec des tenailles, elle devroit se pancher également, de mê-[334]me que l’aiman agit également sur le fer, qui que ce soit qui le tienne & qui l’en approche. Que si on prétend que le tempérament contribue à l’action de la baguette (car les défenseurs de ces folies croyent avoir droit de dire tout ce qui leur plaît), qu’ils expliquent eux-mêmes ce qu’ils veulent dire par le mot de tempérament, qu’ils fassent une objection intelligible, & on tâchera de leur répondre. Si un homme disoit qu’il a vu quelqu’un de tel tempérament, qui tenant en sa main un flambeau, n’éclairoit plus, je pense qu’on auroit raison de n’en rien croire.

Supposez enfin quelle vertu il vous plaira, je dis encore qu’il est impossible de sçavoir la profondeur de la source, & combien on trouvera au-dessus de terre grasse, de sable de roche, &c. ni si la source sera abondante. La preuve en est facile, car une source plus abondante & moins pro-[335]fonde devroit agir naturellement sur la baguette autant qu’une plus abondante, mais plus profonde & plus éloignée ; car toutes les vertus naturelles & nécessaires agissent inégalement dans des distances inégales ; ainsi elles font nécessairement le même effet, lorsque le sujet sur lequel elles agissent est dans les distances différentes, mais réciproquement proportionnelles à leurs forces. Quoique deux flambeaux, par exemple, ayent une lumiere inégale, ils peuvent éclaircir également un objet, si on le suppose plus proche du petit flambeau que du grand ; ainsi on ne peut juger de la profondeur d’une source qu’en supposant connue son abondance, ni de son abondance que par la connoissance de la profondeur ; & quoiqu’on suppose des vertus attractives, c’est-à-dire, imaginaires dans l’eau ou les métaux par rapport à une baguette fourchue, il est impossible de juger de [336] leur profondeur ; & encore moins s’il y a de la terre glaise, du sable & de la roche, ainsi que le prétendent vos Devins & vos fourbes.

N’en voilà que trop, M. R. P. car je suis persuadé par votre Lettre même que je ne vous ai dit rien de nouveau, & que vous ne m’avez demandé mon sentiment, que parce que vous avez cru qu’il serviroit peut-être à appuyer le vôtre à l’égard de quelques personnes.

Il me semble qu’il ne faudroit point négliger ces choses, & qu’on devroit empêcher que ces prétendus Devins ne trompassent les simples, ou ne troublassent la conscience de ceux qui dans le doute font un fort grand mal d’avoir recours à eux.

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Carta/Carta ao editor ◀Nível 3

Après tout ce qu’on vient de lire, on sera comme obligé de demander, la baguette existe-t’elle ou n’existe-[337]t’elle pas ? La relation de Lyon prouve pour la premiere question. Le sens commun fournit mille réponses à seconde. En mon particulier, je ne crois pas qu’elle existe, & je crois au contraire qu’il y a bien de la friponnerie & de la duperie dans toutes ces relations, que la suite des temps a consacrées, en leur imprimant le caractere trompeur de monument. Je ne crois point ce que je ne conçois pas, après avoir voulu concevoir. Le Pere Mallebranche ne pouvant se résoudre à nier tout-à-fait un phénomene qui paroît revêtu de toute la notoriété possible, est réduit à l’imputer à l’invention du diable, ne pouvant l’expliquer autrement. Je ne déciderai rien ici, & me contenterai de prendre un milieu entre la négative & l’affirmative. La baguette existe ou n’existe pas. Si elle est une imposture, il y a bien de la turpitude à déïfier un faquin, & l’élever sur le trépied pour lui donner [338] le plaisir de débiter ses rêves extravagans ou ses impostures criminelles. L’amusement dégrade lorsqu’il suggere des idées aussi peu nobles & aussi peu sensées ; & quiconque voudra faire passer pour simple délassement d’esprit une fantaisie où il entre autant de folie & d’indécence, pourra tromper le monde, mais ne trompera pas la raison. Ce jugement n’est point trop sévere, je le justifierois aisément si l’on m’y réduisoit. Je parierois même de la faire approuver à une partie de ceux qui me le dictent aujourd’hui. Je leur dirois que, quoique ce sorcier, qu’ils vont faire parler, ne soit d’abord qu’un faquin ou qu’un fourbe à leurs yeux, il est moralement impossible que des oracles, prononcés avec les mouvemens de l’inspiration, ne laissent pas quelques traces dangereuses dans le cerveau ; je leur ferois comprendre que c’est manquer d’humanité & de charité, que de porter un [339] homme à s’avilir chaque jour par un métier infâme, & à devenir sans retour un imbécile ou un coquin par la progression de ses motifs ou de ses illusions. Je leur prouverois que Dieu ni l’honneur ne permettent ce fatal abus de la curiosité & de la singularité, & ils conviendroient que je raisonne plus conséquemment qu’ils n’agissent.

Si au contraire la baguette a une réalité palpable, si la Physique peut aider à nous expliquer cette réalité, hâtons-nous de la regarder comme un fléau terrible. C’est le plus fatal présent que Dieu ait pu nous faire. L’instrument de la mort est moins redoutable dans les mains du génie exterminateur, qu’un petit morceau de bois ne le doit être dans les mains d’un magicien, si ce bois peut découvrir les crimes. Je suis fâché de le dire, mais c’est une vérité qui m’échappe, & peut-être est-il nécessaire que je surmonte la répugnance que j’ai à la pro-[340]noncer. La loi condamne les criminels, & la loi est juste ; ceux qui en sont les dépositaires employent tous les moyens pour déconcerter les mesures que le crime peut prendre pour se cacher, & la baguette devient innocente & précieuse dans leurs mains. Mais l’union universelle, la charité chrétienne interdisent aux hommes ce que la sureté publique peut demander aux Juges. L’union est le premier bonheur de la société, & la baguette va la détruire. Chacun voudra bien-tôt interroger cet oracle terrible ; les Sorciers se multiplieront à l’infini ; & comme il n’y a point d’homme qui en sa vie n’ait fait du tort à un autre, la justice n’aura plus assez de bras pour poursuivre tous les coupables qu’on découvrira tous les jours. Il faut penser d’ailleurs que parmi les vrais Sorciers il se coulera un nombre innombrable d’imposteurs ; ceux-ci persuaderont comme les autres, parce que [341] l’esprit sera en délire, ainsi la société sera anéantie ; les hommes seront tous connus & tous méprisés : il n’y aura plus d’estime, & par conséquent plus de sentiment. Quel malheur ! j’en vois la suite affreuse, & je prédis tous les maux à la terre désolée. Si l’histoire de Lyon est fidelle, la baguette a existé & subsiste encore ; demain la fureur de la consulter peut renaître, & demain l’univers ne sera plus qu’un théâtre d’horreurs. La sorcellerie a un peu perdu de sa vogue ; on ne court plus dans les hameaux & dans les champs pour recourir à cette ressource homicide, & un pâtre n’est plus qu’un voleur ou un atôme. Mais on court à un quatrieme étage consulter avec plus de confiance qu’on ne croit une Sybille effroyable ; on y revient après l’avoir déja interrogée ; on ne croit pas ce qu’elle a prédit, mais on penche à le croire ; on fait des démarches ; l’inquiétude les suit, & la moindre ap-[342]parence critique rend cette inquiétude terrible & invincible. Si dans ces momens de fermentation, il s’offroit un Devin, la baguette à la main, on voleroit vers lui, & l’on avaleroit à longs traits le poison que sa langue distille. Il y a plus : cette baguette fatale n’a été employée jusqu’à présent qu’à la recherche des vols, des meurtres, des sources, des mines, &c. mais si elle a la propriété qu’on lui attribue, elle doit en avoir d’autres qu’on n’a pas encore songé à lui attribuer. Elle peut également découvrir les vices, les ridicules, les infidélités, les mensonges : Eh, que deviendrons-nous, si elle est interrogée pour tout cela, & si elle peut le deviner ? O nature humaine ! ô société précieuse ! n’étoit-il pas assez des méchans, des jaloux, & de tant de monstres de différente espece, pour vous désoler & vous attaquer dans nos cœurs ? Faut-il qu’une puissance inexplicable arme [343] tous les hommes contre vous, & que tous les hommes volent au devant du mal qu’ils peuvent désormais vous faire ! Je frémis d’y penser, & je déchirerois tout ce que je viens d’écrire, si je ne pensois heureusement que la sorcellerie n’est qu’une imposture, & qu’il n’y a que de l’ineptie à la consulter.◀Nível 2 ◀Nível 1