Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XVI.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3686
Niveau 1
Discours XVI.
Niveau 2
Je demande bien pardon à ceux de mes
lecteurs qui ont un grain de philosophie, de remplir aujourd’hui
plusieurs pages d’idées & de traits qui leur paroîtront
communs. Je me dois au Public tout entier ; je suis obligé de
rendre compte de ce que je vois, n’y eût-il qu’un seul homme à
qui mes réflexions pussent être profitables dans chaque nouvelle
matiere que je traite. Si l’on n’écrivoit
que pour les hommes, on écriroit trop, & l’on auroit déja
fait bien des volumes superflus. Mais il faut considérer que le
nombre des machines organisées n’est pas plus infini qu’il peut
être utile ou à charge, suivant qu’on s’attache
plus ou moins à éclairer son instinct. Un Ancien disoit, que si
les bêtes sçavoient lire comme elles sçavent faire des sauts,
& siffler des airs, il voudroit pouvoir faire un livre tous
les jours pour leur communiquer un peu de ce caractere & de
ces vertus qui distinguent l’humanité. Je suis donc obligé
d’embrasser toutes les différentes especes pensantes. & l’on sçait
que des villes entieres ont autrefois donné dans ce radotage
imposant. Si aujourd’hui la Philosophie a fait voir qu’une
prédiction même vraie, ne doit être nullement attribuée au don
de prophétie ; si l’on ne brûle plus des Physiciens pour prédire
ce qui ne peut pas n’être point ; il y a cependant encore bien
des gens à qui un prétendu Sorcier est encore très-capable
d’imposer ; & en effet ces coquins ont un
langage, une routine, qui rendent leurs dupes beaucoup plus
dignes de pitié que de mépris. Il y en a eu tel en France qui a
dérangé plus de têtes, & nui à plus de familles, que des
systêmes n’auroient pu faire. Si quelque chose peut
empêcher le funeste effet de la Magie, ce sont les raisonnemens.
Il est aisé de penser que ces deux prédictions
ne se sont trouvées si vraies, que par un effet naturel &
presque inévitable de la terrible impression
qu’elles avoient faite sur l’esprit de celles à qui elles
coûterent la vie. On voit par-là jusqu’à quel point
l’imagination peut se frapper : Eh ! que ne doit-on pas craindre
d’une imagination frappée ? Je ne doute point que beaucoup de
choses & d’accidens extraordinaires qui arrivent ne soient
l’effet de ces fatales prédictions. L’antiquité nous a offert
beaucoup de pareils exemples que nous avons toujours voulu
regarder comme des contes ; mais l’on n’envisagera plus du même
œil, ni ce qui arrive, ni ce qui est arrivé, si l’on veut
réfléchir à la nécessité de la cause à quoi j’attribue ces
événemens. La peur est le plus terrible ennemi de la raison. Si
l’on a la foiblesse de consulter des Sorciers, on aura beau les
mépriser, être persuadé qu’ils ne sçauroient prophétiser, &
l’être même que tout ce qu’ils prédisent ou devinent a sa source
dans des confidences qui leur auront été faites ;
on ne pourra détruire tout-à-fait, dans la suite, l’impression
qu’auront pu faire leurs discours menaçans. Si l’on n’a pas
cette persuasion dont je parle ; si on les interroge avec un
vrai penchant à les croire, leurs arrêts peuvent coûter la vie.
Il est donc bien ridicule & contre l’ordre de la providence
de courir chez ces misérables, comme l’on fait généralement.
J’interroge ici, pour la justification du zele qui me porte à en
parler avec cette chaleur, j’interroge, dis-je, toutes les
personnes qui ont eu cette curiosité cruelle, elles répondront
sans doute (pour la plûpart) que mes réflexions sont venues trop
tard pour elles, & qu’elles voudroient bien n’avoir jamais
eu cette fantaisie effrénée. Il y a plusieurs sortes de Sorciers, &
je veux les confondre tous en abattant la tête à ceux à qui de
plus étonnans triomphes semblent donner le droit de la lever
& de la ceindre de lauriers. De ce nombre sont ceux qui ont
ce qu’on appelle l’art de la Baguette divinatoire. Voilà les
ennemis que je veux terrasser. Je n’y employerai pas mes propres
armes ; je veux faire jouir de cet honneur des mains plus dignes
que les miennes de délivrer la terre de l’esclavage honteux des
préjugés dangereux & des chimeres. Deux
hommes se présentent pour cela, l’un avec de très-bonnes
plaisanteries, l’autre avec de très-bonnes raisons. Le premier
n’est pas connu, & il ne m’est pas possible de le faire
connoître. Le second est le Pere Mallebranche. Je trouve dans un
vieux recueil, qu’un curieux m’a prêté, une lettre qui fut
écrite à ce Sçavant sur la Baguette divinatoire, & sa
réponse à cette lettre. Le Public la lira avec d’autant plus
d’intérêt, que son principal sujet est l’usage qu’on prétend que
fit de cette Baguette le fameux Aimard, jeune homme du Dauphiné,
dans la circonstance d’un meurtre affreux commis à Lyon.
L’histoire de ce meurtre a été insérée par moi dans un des
volumes du Choix des anciens Mercures ; malgré cela elle est
presque ignorée, & je ne me fais pas de scrupule de la tirer
une seconde fois de l’oubli, puisqu’il se présente une occasion
d’éclairer ce qu’elle contient de faux & de
fou par les lumieres de la Philosophie & de la Physique.
Après tout ce qu’on vient de lire, on sera comme obligé
de demander, la baguette existe-t’elle ou n’existet’elle pas ? La relation de Lyon prouve pour la premiere
question. Le sens commun fournit mille réponses à seconde. En
mon particulier, je ne crois pas qu’elle existe, & je crois
au contraire qu’il y a bien de la friponnerie & de la
duperie dans toutes ces relations, que la suite des temps a
consacrées, en leur imprimant le caractere trompeur de monument.
Je ne crois point ce que je ne conçois pas, après avoir voulu
concevoir. Le Pere Mallebranche ne pouvant se résoudre à nier
tout-à-fait un phénomene qui paroît revêtu de toute la notoriété
possible, est réduit à l’imputer à l’invention du diable, ne
pouvant l’expliquer autrement. Je ne déciderai rien ici, &
me contenterai de prendre un milieu entre la négative &
l’affirmative. La baguette existe ou n’existe pas. Si elle est
une imposture, il y a bien de la turpitude à déïfier un faquin,
& l’élever sur le trépied pour lui donner le
plaisir de débiter ses rêves extravagans ou ses impostures
criminelles. L’amusement dégrade lorsqu’il suggere des idées
aussi peu nobles & aussi peu sensées ; & quiconque
voudra faire passer pour simple délassement d’esprit une
fantaisie où il entre autant de folie & d’indécence, pourra
tromper le monde, mais ne trompera pas la raison. Ce jugement
n’est point trop sévere, je le justifierois aisément si l’on m’y
réduisoit. Je parierois même de la faire approuver à une partie
de ceux qui me le dictent aujourd’hui. Je leur dirois que,
quoique ce sorcier, qu’ils vont faire parler, ne soit d’abord
qu’un faquin ou qu’un fourbe à leurs yeux, il est moralement
impossible que des oracles, prononcés avec les mouvemens de
l’inspiration, ne laissent pas quelques traces dangereuses dans
le cerveau ; je leur ferois comprendre que c’est manquer
d’humanité & de charité, que de porter un homme à s’avilir chaque jour par un métier infâme, & à
devenir sans retour un imbécile ou un coquin par la progression
de ses motifs ou de ses illusions. Je leur prouverois que Dieu
ni l’honneur ne permettent ce fatal abus de la curiosité &
de la singularité, & ils conviendroient que je raisonne plus
conséquemment qu’ils n’agissent. Si au contraire la baguette a
une réalité palpable, si la Physique peut aider à nous expliquer
cette réalité, hâtons-nous de la regarder comme un fléau
terrible. C’est le plus fatal présent que Dieu ait pu nous
faire. L’instrument de la mort est moins redoutable dans les
mains du génie exterminateur, qu’un petit morceau de bois ne le
doit être dans les mains d’un magicien, si ce bois peut
découvrir les crimes. Je suis fâché de le dire, mais c’est une
vérité qui m’échappe, & peut-être est-il nécessaire que je
surmonte la répugnance que j’ai à la prononcer. La
loi condamne les criminels, & la loi est juste ; ceux qui en
sont les dépositaires employent tous les moyens pour déconcerter
les mesures que le crime peut prendre pour se cacher, & la
baguette devient innocente & précieuse dans leurs mains.
Mais l’union universelle, la charité chrétienne interdisent aux
hommes ce que la sureté publique peut demander aux Juges.
L’union est le premier bonheur de la société, & la baguette
va la détruire. Chacun voudra bien-tôt interroger cet oracle
terrible ; les Sorciers se multiplieront à l’infini ; &
comme il n’y a point d’homme qui en sa vie n’ait fait du tort à
un autre, la justice n’aura plus assez de bras pour poursuivre
tous les coupables qu’on découvrira tous les jours. Il faut
penser d’ailleurs que parmi les vrais Sorciers il se coulera un
nombre innombrable d’imposteurs ; ceux-ci persuaderont comme les
autres, parce que l’esprit sera en délire, ainsi la
société sera anéantie ; les hommes seront tous connus & tous
méprisés : il n’y aura plus d’estime, & par conséquent plus
de sentiment. Quel malheur ! j’en vois la suite affreuse, &
je prédis tous les maux à la terre désolée. Si l’histoire de
Lyon est fidelle, la baguette a existé & subsiste encore ;
demain la fureur de la consulter peut renaître, & demain
l’univers ne sera plus qu’un théâtre d’horreurs. La sorcellerie
a un peu perdu de sa vogue ; on ne court plus dans les hameaux
& dans les champs pour recourir à cette ressource homicide,
& un pâtre n’est plus qu’un voleur ou un atôme. Mais on
court à un quatrieme étage consulter avec plus de confiance
qu’on ne croit une Sybille effroyable ; on y revient après
l’avoir déja interrogée ; on ne croit pas ce qu’elle a prédit,
mais on penche à le croire ; on fait des démarches ;
l’inquiétude les suit, & la moindre apparence
critique rend cette inquiétude terrible & invincible. Si
dans ces momens de fermentation, il s’offroit un Devin, la
baguette à la main, on voleroit vers lui, & l’on avaleroit à
longs traits le poison que sa langue distille. Il y a plus :
cette baguette fatale n’a été employée jusqu’à présent qu’à la
recherche des vols, des meurtres, des sources, des mines,
&c. mais si elle a la propriété qu’on lui attribue, elle
doit en avoir d’autres qu’on n’a pas encore songé à lui
attribuer. Elle peut également découvrir les vices, les
ridicules, les infidélités, les mensonges : Eh, que
deviendrons-nous, si elle est interrogée pour tout cela, &
si elle peut le deviner ? O nature humaine ! ô société
précieuse ! n’étoit-il pas assez des méchans, des jaloux, &
de tant de monstres de différente espece, pour vous désoler
& vous attaquer dans nos cœurs ? Faut-il qu’une puissance
inexplicable arme tous les hommes contre vous,
& que tous les hommes volent au devant du mal qu’ils peuvent
désormais vous faire ! Je frémis d’y penser, & je
déchirerois tout ce que je viens d’écrire, si je ne pensois
heureusement que la sorcellerie n’est qu’une imposture, &
qu’il n’y a que de l’ineptie à la consulter.
Autoportrait
Un
Spectateur est une espece de soleil (si l’on me passe cette
comparaison), dont les rayons doivent éclairer tour à tour
toutes les parties de la terre.
Metatextualité
La matiere d’ailleurs que je vais
traiter, peut être utile à bien des gens qui ont de
l’esprit. Je parlerai des Sorciers,
Hétéroportrait
Il y
a même aujourd’hui à Paris une femme qu’on appelle la
B * * *, qui auroit peuplé les Couvens, brouillé cinq cens
ménages, coûté la vie à dix mille personnes, si un amant
dont elle a rendu la maîtresse malade & presque folle
par ses discours & son air inspiré, ne l’avoit forcée à
faire un autre métier en la menaçant de la tuer. J’ai eu la
curiosité de voir cette femme & de l’entretenir en
particulier ; j’avoue, après l’avoir écoutée sérieusement,
que je conçois très-bien comment elle a pu renouveller le
triomphe de la sorcellerie.
Metatextualité
Je vais rapporter deux
exemples de cet effet terrible. Je tâcherai
ensuite de faire comprendre aux esprits abusés, que les
prétendus Sorciers n’ont que le don de fourberie. Ces deux
exemples ne sont nullement supposés, l’un est rapporté dans
les lettres de Madame du Noyer, & l’autre plus récent,
m’a été conté par un homme de qualité devant dix personnes
qui en avoient été témoins. Dans le premier, c’est un frere
qui parle de sa sœur.
Récit général
M. le Duc D’ * *, dit-il, en
épousant ma sœur, lui donna entr’autres bijoux un chapelet
de diamans, dont il faisoit grand cas, plus par des raisons
qui ne m’ont pas été connues, que par la valeur de la chose,
qui étoit pourtant d’un grand prix. Il pria son épouse de la
garder comme un gage de sa tendresse, & de lui prouver
celle qu’elle avoit pour lui, en ne se défaisant jamais de
ce bijou. La condition fut acceptée. Le Duc
& la Duchesse D’ * * vêcurent le mieux du monde
ensemble. Le Marquis de * * * & la Marquise de * *
furent les fruits de leur union ; & des commencemens
aussi heureux sembloient promettre un bonheur plus durable.
Ma sœur étoit très-jeune, & se portoit le mieux du
monde. Tout respiroit la joie & le plaisir dans ce
ménage, lorsque la perte de ce chapelet jetta la pauvre
petite femme dans la derniere désolation. La maniere dont
son mari le lui avoit donné, les promesses qu’il lui avoit
fait faire de le garder, lui faisoient craindre le chagrin
qu’il auroit de cette perte : elle s’imagina même qu’il
pourroit la soupçonner d’en avoir fait présent à quelqu’un,
& par l’importance du sacrifice, juger
désavantageusement de sa vertu. Toutes ces pensées la
mettoient au désespoir. Elle en perdit le boire & le
manger, & tomba dans une si terrible mélancolie, que son mari en fut extrêmement allarmé. Il en
demanda la raison inutilement, & il fut obligé de partir
pour Versailles, avec le chagrin de la laisser dans un si
triste état : dès qu’il fut parti, une de ses femmes, en qui
elle avoit le plus de confiance, lui demanda son secret,
& à force de prieres le lui arracha. J’ai perdu mon
chapelet de diamans, lui dit-elle, ma chere enfant ; &
s’il faut que mon mari sçache cette perte, je n’oserai
jamais le regarder, & j’aimerois mille fois mieux être
morte que d’être exposée à lui apprendre cette nouvelle, que
je ne sçaurois pourtant pas lui cacher long temps : ainsi je
ne sçais que devenir. Les larmes & les sanglots
redoublerent alors ; l’officieuse confidente, touchée de la
douleur de sa maîtresse, lui dit pour la consoler, qu’elle
connoissoit un Prêtre de Saint Nicolas des Champs, qui avoit
des talens certains pour faire trouver les choses perdues.
La Duchesse prit d’abord, comme on dit, la
bale au bond, & proposa d’aller sur le champ trouver le
Prêtre. L’absence de son mari favorisoit ce dessein ; ainsi
il fut aussi-tôt exécuté que formé. On se déguisa ; ma sœur
prit un des habits de cette suivante, & entra avec elle
dans un Fiacre fermé, qu’elles furent prendre à Saint Paul,
& qui sans laquais, & le plus incognito du monde,
les mena au lieu desiré. Le Prêtre dit d’abord à ma sœur,
que malgré son déguisement il sçavoit qui elle étoit, &
le sujet qui l’amenoit chez lui ; qu’il pouvoit lui donner
contentement, mais que ce ne seroit qu’à des conditions bien
terribles. Comme je sçais, Madame, lui dit-il, que les
personnes de votre sexe ne sçavent pas trop bien se taire,
& que je risque beaucoup en vous rendant le service que
vous me demandez, il est juste que je prenne mes
précautions, & que pour ma sûreté, je vous
mette de moitié du péril auquel vous voulez que je m’expose
pour vous ; c’est-à-dire, que si vous voulez me jurer de
rien dire de ceci à personne, & vous soumettre à mourir
huit jours après en avoir parlé, je vous donnerai des
nouvelles de votre chapelet, & les moyens de le
retrouver : voyez à quoi vous vous engagez, & si vous ne
vous sentez pas assez de force pour cela, retournez-vous-en
comme vous êtes venue. Ma sœur promit monts &
merveilles, & la joie de ravoir son cher chapelet, ne
lui permit pas de réfléchir sur la témérité du vœu qu’on lui
faisoit faire. Le Prêtre, après toutes les minauderies
ordinaires en pareil cas, la fit approcher d’un miroir où
elle vit sa toilette, le chapelet qui pendoit un peu, &
un Abbé qui le tiroit & le mettoit dans sa poche. Après
quoi la décoration changea. Le miroir représentoit la
chambre de l’Abbé, où on voyoit un cabinet de
la Chine entr’ouvert, & le chapelet dedans. Il me
semble, dit alors le Prêtre, qu’en voilà autant qu’il en
faut ! Je vous ai fait voir celui qui a pris votre chapelet,
la maniere dont il l’a pris, & le lieu où il l’a mis ;
c’est à vous à présent à faire le reste, & surtout à
vous souvenir de ce que vous avez promis : ce sont vos
affaires, & si vous me manquez, je vous réponds que je
ne vous manquerai pas. Ma sœur lui renouvella encore les
assurances qu’elle lui avoit données là-dessus, & sortit
après l’avoir récompensé proportionnellement au service
qu’il lui avoit rendu. Elle fut de ce pas là chez l’Abbé,
qu’elle connoissoit très-bien, & qui se seroit fort bien
passé de l’honneur qu’elle lui faisoit ; & auquel elle
n’auroit jamais été en droit de s’attendre. Il en parut tout
confus. Ma sœur lui dit, qu’ayant des affaires dans ce
quartier là, elle avoit compté de venir se reposer chez lui, & lui demander du caffé, & que
pour éviter l’éclat, elle avoit voulu venir incognito.
L’Abbé se seroit quasi cru en bonne fortune, si son vol ne
lui avoit donné d’autres pensées. Il parut confus &
embarrassé. La Duchesse lui en fit la guerre, & se campa
sur un siege qui étoit auprès du cabinet qu’elle avoit vu
dans le miroir du Prêtre. On eut beau vouloir la placer plus
commodément, elle ne quitta jamais son poste ; & après
avoir parlé des emplettes qu’elle venoit de faire, &
exageré la fatigue que toutes ses courses lui avoient
causée, elle prit un petit air d’autorité, & moitié
sérieux, moitié plaisanterie : Voyons, dit-elle, il faut que
je fasse l’inventaire de M. l’Abbé. Commençons par ce
cabinet, c’est apparemment où il tient ses billets doux.
L’Abbé frémit, & demanda quartier. Toutes ses hardes
étoient, disoit-il, en désordre ; mais il eut beau dire, ma
sœur fut toujours son chemin, & donna du
premier coup sur l’endroit où étoit le chapelet. Ah ! ah,
Monsieur, dit-elle, lorsqu’elle le tint, ce sont là de vous
tours ! je m’étois bien doutée que vous aviez voulu me
mettre en peine : vous êtes un méchant garçon, car la peur
que vous m’avez faite, a pensé me donner la fiévre ; &
pour peu que le jeu eût duré encore, je crois que je serois
tombée malade ; mais heureusement je me suis mis en tête que
vous pourriez bien avoir été assez badin pour me faire cette
plaisanterie. L’Abbé sentit quelque espece de joie dans son
malheur, par la pensée qu’il eut que la Duchesse regardoit
cela comme une plaisanterie. Il l’assura que dans un
quart-d’heure il devoit lui porter son chapelet. Ma sœur fit
semblant de le croire, quoiqu’elle sçût bien à quoi s’en
tenir. Elle revint chez elle dans une joie qu’on peut mieux
concevoir qu’exprimer. Son mari fut charmé à son retour, du retour de sa belle humeur, & surpris de
la voir ainsi passer d’une extrêmité à l’autre ; il lui en
demanda la raison, & fut encore plus surpris de ne pas
pouvoir pénétrer le mystere : il questionna tous ses
domestiques, & tout ce qu’il en put sçavoir, c’est que
Madame étoit sortie en écharpe, & qu’après avoir tardé
très-long-temps, elle étoit rentrée d’un air fort gai, &
n’avoit fait que rire & que chanter depuis ce temps-là.
Le Duc D’ * * sentit redoubler sa curiosité, par la
difficulté qu’il trouvoit à la satisfaire. Il en fit des
reproches à sa femme ; il bouda, & quand ils furent
couchés, après s’être plaint de son peu de confiance, il lui
dit qu’elle avoit sans doute quelqu’amant dont elle avoit
craint l’infidélité, & qui l’avoit ensuite rassurée par
de nouvelles marques de sa tendresse ; qu’il ne pouvoit
attribuer qu’à cela l’intercadence de son humeur, &
qu’il croiroit la même chose jusqu’à ce qu’elle
lui donnât de meilleurs raisons. Ma sœur donna dans le
paneau que la fatale curiosité de son époux lui tendoit,
& plutôt que de lui laisser penser quelque chose à son
désavantage, elle prit le parti de sacrifier sa vie à sa
réputation, & au repos de ce trop curieux époux. Ce que
vous me demandez, lui dit-elle, ne vous intéresse en rien ;
& si je vous l’apprends, il m’en coûtera la vie. Voyez
si vous voulez le sçavoir à ce prix ? J’ai juré de ne vous
le point révéler : si je trahis mon serment, je suis sûre de
mourir huit jours après : cependant je veux bien vous donner
cette derniere preuve de ma complaisance, si vous l’exigez.
Le Duc, que tout cela intriguoit encore davantage, lui dit
que le mari & la femme n’étant qu’un, elle pouvoit sans
scrupule lui dire son secret : il l’assura qu’elle ne
risquoit rien, & fit tant qu’il sçut que le chapelet
avoit été perdu & retrouvé, & toutes
les circonstances que je viens de rapporter. Il vit alors
que le sujet de sa curiosité n’avoit pas été aussi essentiel
qu’il se l’étoit imaginé, & il se repentoit quasi
d’avoir pressé sa femme là-dessus, quoiqu’il n’eût garde de
prévoir le malheur qui en arriva. Cependant ma sœur sentit
d’abord de grandes douleurs. La fiévre la prit, & elle
expira le huitieme jour, &c.
Metatextualité
Second Exemple.
Récit général
La Marquise de * *, belle,
charmante, & faisant à la Cour l’admiration des gens les
plus froids, eut le malheur de souper un soir dans une
maison où l’on parla avec extase d’un homme de qualité qui
effaçoit, disoit-on, tous les Prophetes de l’ancien
Testament. Toute la compagnie avoit été le consulter, &
la plus grande partie avoit déja éprouvé l’étonnante vérité
de ses prédictions. La Marquise avoit appris à mépriser les
Devins auprès d’un mari chez qui dînoient toutes les
semaines les meilleures têtes de France, parmi ce qu’on
appelle les Philosophes. Elle fit ces plaisanteries sensées
que mérite la crédulité de mode, mais elle essuya ces défis
piquans qu’entraîne la plaisanterie, lorsqu’elle attaque la
folie, dans le moment de sa fermentation. L’amour-propre
essuya tant de traits, qu’enfin pour leur prouver qu’elle ne
faisoit pas l’esprit fort par poltronerie, & qu’elle avoit assez de raison pour braver & le
Prophete & les prédictions, elle s’engagea à l’aller
consulter dès le jour suivant. Elle tint parole, mais le * *
de * * *, en la voyant arriver, la pria instamment de ne pas
l’interroger, & lui protesta qu’il ne consulteroit pas
les astres pour elle. La Marquise fut d’abord frappée de ce
refus : elle comprit qu’un intérêt particulier faisoit
parler le * * ; & oubliant que sa réputation de femme
d’esprit pouvoit très-bien l’intimider, elle ne voulut
croire que ce qu’elle pouvoit craindre, & sa résolution
s’exprima en termes si forts, qu’enfin le Devin fut obligé
de faire son mêtier. Vous le voulez, Madame, lui dit-il, je
céde à votre opiniâtreté, mais nous nous en repentirons tous
deux. Moi, parce que vos jours me sont chers, & que
j’aurai toujours à me reprocher d’en avoir abrégé les
momens ; vous, parce qu’au moment que j’aurai parlé, vous n’aurez plus de beaux jours. . . . Cela seroit
malheureux, lui répondit-elle en feignant de badiner, car je
n’ai pas trente ans, & je me propose de goûter encore
bien des plaisirs . . . . Vous n’en goûterez plus, Madame ;
la mélancolie s’emparera de votre esprit, vous mourrez à
chaque instant. Voulez-vous que j’en sois la cause ? . . .
Oui, Monsieur, je le veux, je ne tiens point à ces menaces,
j’ai un peu plus de courage que le commun de femmes, &
vous me piquez. Eh bien, Madame, dans six ans vous aurez la
petite vérole, & quoiqu’elle ne paroisse alors devoir
causer aucune allarme à ceux qui auront soin de vous, vous
en mourrez le septieme jour. La Marquise voulut d’abord
plaisanter le * *, & un éclat de rire commença sa
réponse. Allez mon cher * *, lui dit-elle, vous ne me faites
point peur, mais vous m’en feriez si je ne soupois pas tous
les soirs avec * * * & * * * ; ces gens-là
en sçavent plus que vous, mais s’ils vouloient prendre le
rôle que vous faites, ils ne s’en acquitteroient pas si
bien ; vous avez réellement le ton magicien. Le * * étoit
sérieux, paroissoit triste ; il ne lui dit plus que peu de
mots, & ces mots furent prononcés avec une douleur qui
ne pouvoit pas être jouée. Tout cela la fit rêver. Elle
revint chez elle dans le dessein de perdre sa préoccupation
qui l’humilioit ; le moyen qu’elle vouloit y employer, étoit
un aveu ingénu de sa démarche, & beaucoup de
plaisanteries sur la prédiction même qu’on lui avoit faite.
Mais quand il fut question d’exécuter ce beau projet, elle
sentit que son courage s’étoit épuisé à le former. Une idée
fit naître l’autre ; le pressentiment entraîna la terreur ;
enfin ce qu’elle entendit dire tous les jours du Prophete,
la frappa, l’importuna, la rendit mélancolique, & depuis
ce moment elle ne fut plus la même personne.
Au bout des six ans, sa mélancolie & sa terreur n’ayant
fait qu’augmenter, elle voulut respirer un air pur, &
pria son mari de la laisser aller passer quelque tems dans
le Marquisat de * *. Il l’y accompagna avec quelques amis à
qui elle étoit chere ; on voyoit son dépérissement, sans
sçavoir à quoi l’attribuer. L’année n’étoit pas finie
qu’elle eut en effet la petite vérole. Dès cet instant elle
a avoué qu’elle se résigna à la mort. Les meilleurs Médecins
de Paris furent appellés auprès d’elle ; ils y parurent
bientôt inutiles, car jamais maladie de ce genre ne s’étoit
montrée avec des symptômes si heureux. Le matin du septieme
jour, elle les fit appeler dans sa chambre ; & les
remerciant avec des graces qui partoient de sa profonde
sécurité, elle leur dit qu’ils voyoient que leurs soins ne
lui étoient plus nécessaires, & qu’il étoit tems qu’ils se rendissent au Public à qui ils se
devoient. Ils partirent, & elle voulut aussi que le
Marquis, qu’un très-beau jour invitoit à la chasse, montât à
cheval avec les amis qu’il avoit amenés. Tout le monde obéit
à son génie malheureux. Il ne resta plus que des domestiques
dans le château. Elle avoit auprès d’elle une femme qui
obéïssoit toujours sans raisonner jamais. Elle lui dit
d’aller trouver le Curé, & de le lui faire venir, parce
qu’elle avoit à lui confier quelques aumônes. Le Curé vint,
& elle se confessa sans que personne s’en doutât. Sa
confession finie, elle dit qu’elle vouloit dormir ; on tira
ses rideaux, & le soir la femme de chambre inquiete de
ne pas entendre remuer, s’approchant de son lit, la trouva
morte.
Autoportrait
Un
Spectateur doit dire ces choses : rien ne lui est étranger
de tout ce qui peut nuire aux hommes ; & les honnêtes
gens sentiront que je fais ma charge en
répandant des réflexions sur un fond, commun à la vérité,
mais que les Moralistes & les Philosophes ont trop
négligé comme indifférent. Cette pensée redouble mon zele,
& je sens que si mon cœur s’attendrit sur le sort de
ceux que l’intérêt de leur repos ne sçait pas arrêter, mon
esprit s’irrite en même tems contre des imposteurs qui se
font un jeu ou une ressource de la crédulité des aveugles
mortels.
Metatextualité
Je commence par un discours
général sur la fausseté d’un phénomene tel que le seroit une
Baguette divinatoire, si elle existoit aussi réellement que
les esprits non adeptes sont portés à le croire. Je
rapporterai ensuite l’histoire du meurtre dont je viens de
parler, & je passerai après cela aux deux lettres qu’il
a occasionnées.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Discours Je n’ai nulle peine à croire que ces personnes
d’esprit que l’on appelle les ennemis du jargon de
l’école, prétendent expliquer par les divers mouvemens
& les diverses figures de la matiere tout ce que
l’on dit de la Baguette. Ce fut toujours
la passion dominante de Physiciens de vouloir tout
expliquer par les corps ; & l’on sçait jusqu’où
cette envie a porté le célebre Epicure. Esprits, causes
surnaturelles, Providence ; c’étoit pour lui de pures
chimeres. Des atômes d’inégale pesanteur & de
diverses figures, c’est tout ce qu’il demandoit pour
expliquer ce qui arrive de plus surprenant dans le
monde. Mais combien d’autres Philosophes qui
attribuoient à la matiere des effets qui ne sont ni
vraisemblables, ni même possibles ? Y a-t’il rien de
plus singulier que des atômes qui faisoient prédire
l’avenir ? Cependant les Philosophes que Ciceron a
réfutés dans le deuxiéme Livre de la Divination, &
ceux qui parlent dans un fort beau Dialogue de
Plutarque, font sortir de la terre un écoulement de
petits corps qui devoient produire cet effet. Ce n’étoit pas-là de ces téméraires qui
nient tout ce qu’ils n’entendent point, ou qui nous
disent mille impertinences, pour vouloir tout expliquer
par les corps. Ceux-ci admettoient des esprits, & on
doit être charmé de leur voir faire la différence des
premiers Philosophes, bons Poëtes, Théologiens même, si
vous voulez, mais mauvais Physiciens, qui donnoient tout
aux Génies, avec les Modernes ; qui, tout occupés de la
matiere, ne pensoient jamais ni à Dieu, ni aux
Intelligences. Ces Sages de Plutarque, Physiciens &
Théologiens tout ensemble, joignoient autant qu’ils
pouvoient les opérations de la matiere avec celles de
l’esprit, tâchoient de donner à ceux-ci ce qui leur est
propre, & à celle-là ce qui lui convient. Avec des
dispositions si louables, ils cherchent un systême par
lequel on puisse rendre raison des difficultés que les
oracles font naître, qui montre leur
origine, & comment ils ont cessé. L’eussiez-vous
cru, Monsieur ? des corpuscules vont faire tout le fond
de leur systême. La terre, disent-ils, ne pousse-t’elle
pas de différens sucs ? Comme elle produit ici des
métaux, là des plantes qui ont d’admirables vertus, elle
exhale en un autre endroit des vapeurs propres à faire
deviner. La vapeur est-elle subtile & abondante ?
Elle agite le Devin, produit en lui l’enthousiasme,
& le fait prophétiser en bons vers. La vapeur
a-t’elle moins de force ? L’enthousiasme diminue, &
les vers en sont moins bons. S’affoiblit-elle
davantage ? Elle ne peut faire que de la prose. Enfin la
terre s’est-elle épuisée ? N’envoye-t’elle plus de
vapeurs ? les oracles cessent. Ils ne cessent pourtant
pas pour toujours : de nouveaux sucs se forment, qui
sortiront peut-être par un nouvel antre ; on y ira,
& on y devinera comme on faisoit sur
l’ancien. Mais tout le monde y devinera-t’il ? Les
Prophetes seroient trop communs ; c’est le privilége de
la Pythie ; elle sera la seule agitée par la vapeur.
Demande-t’on pourquoi ? Par la même raison que Jacques
Aymar est le seul agité sur les vestiges d’un meurtrier.
Les Médecins nous l’ont déja dite, cette belle raison ;
le temperament différent, une certaine disposition qui
rend un corps sensible, & un autre insensible à un
certain mouvement : voilà ce qui fait que la Pythie est
susceptible d’une impression dont nul autre n’est
capable ; elle-même cesseroit d’être émue, si elle
cessoit d’être vierge. Je suis bien persuadé, Monsieur,
que vous ne souscririez pas au systême ; mais tout le
monde n’en juge pas comme vous : bien des gens l’ont
trouvé fort bon, & Cardan n’a cru devoir y joindre
que des corpuscules émanés de planetes.
Avec ce secours il vous expliquera comment une petite
pierre, enchassée dans une bague, pourra faire deviner.
Le même Cardan vous indiquera des pierres précieuses,
dont il sort des corpuscules capables d’écarter la
foudre & de préserver de la peste. Des Philosophes
qui valent bien Cardan, vous diront qu’il y a une
certaine plante que vous n’avez qu’à toucher &
presser dans vos mains, pour purger telle personne que
vous voudrez, sans qu’elle en sçache rien. Les uns
nomment cette plante Latheris, & les autres veulent
que ce soit le Cabaret ou le Sureau. S’est-il jamais
rien vu de plus merveilleux ? Touchez le haut des
feuilles d’une de ces plantes, voilà d’abord un
écoulement de corpuscules en forme de magnétisme, qui
vont exciter au vomissement la personne que vous voulez
purger : touchez-vous la racine ? la purgation se fait
par le bas. N’en riez pas, Monsieur, &
ne vous avisez pas de dire que cela ne peut être
physique, ou bien résolvez-vous à être traité par
Van-Helmon de ridicule, de superstitieux, d’ignorant. Je
ne finirois point si je me mettois en train de vous
rapporter toutes les folies de cette nature. N’en voilà
que trop pour conclure de quelles illusions sont
capables des gens qui passent pour Physiciens. Ravis
d’avoir expliqué méchaniquement quelques phénomenes, ils
croyent que rien ne peut les arrêter ; on les voit
raisonner hardiment sur les choses les plus obscures
& les plus inexplicables. Fables, prestiges,
miracles, ils rendent raison de tout, & s’y prennent
de telle maniere que leurs principes s’accordent avec le
faux comme avec le vrai. Aussi sont-ils toujours prêts à
faire des systêmes. On a beau leur dire avec M. Boyle :
pourquoi vous pressez-vous ? Peut-être un nouveau fait,
quelques nouvelles expériences, des
circonstances que vous n’avez pas remarquées,
renverseront d’un seul coup tous vos systêmes. Un tel
avis n’est point écouté. Est-ce qu’ils veulent se faire
un nom, comme dit le même Boyle ? Je n’en sçais rien,
mais je sçais bien que l’applaudissement qu’ils
reçoivent des gens d’esprit est souvent de courte durée.
Que dites-vous, Monsieur, du Philosophe qui débita
autrefois une espece de systême pour expliquer
méchaniquement les différentes merveilles que Jacques
Aimar opéroit ? Il construisit, dit-on, son hypothèse
pour la satisfaction de Messieurs les gens du Roi sur
leur relation des faits, & leur prédit par des
conséquences, tirées de ses principes, que ceux qui
excellent à chercher ses sources, devoient avoir le même
don que Jacques Aimar. Par malheur pour l’hypothèse il
se trouve beaucoup de gens à qui la baguette ne tourne que sur des sources ; & le
Philosophe a bien voulu nous dire lui-même « qu’une
femme sçavante à chercher des sources, n’avoit fait
tourner la baguette à la cave (lieu où le meurtre
s’étoit commis) que très-imparfaitement » ; il pouvoit
dire nettement que la baguette ne tourna point, sans
craindre qu’on y trouvât à redire ; car le public a un
merveilleux fonds de complaisance pour tous ceux qui
parlent en faveur de ce qui le réjouit. C’est ce que
sçavent fort bien ceux qui entreprennent d’expliquer de
pareils faits ; & c’est aussi ce qui les rend si
hardis. Il est clair qu’ils comptent beaucoup sur la
docilité des lecteurs, sur la disposition des peuples à
recevoir tout ce qui leur fait plaisir, & sur
l’expérience que l’on a faite de tout temps, que les
moindres raisons sont persuasives, lorsqu’elles
autorisent ce que la curiosité, l’intérêt ou l’amour
propre nous font aimer. Comme ils esperent
qu’on n’y regardera pas de si près, ils ne craignent pas
de se servir de principes qui ne sont nullement
favorables à leurs opinions ; & les principes même
qu’on avoit cru les plus propres à désabuser le monde de
mille folies, sont précisément ceux qu’ils employent
pour les autoriser. Cela me fait souvenir de ce qu’a dit
l’Auteur des nouvelles de la république des Lettres, en
parlant des talimans que M. Baudelot vouloit justifier
par la nouvelle philosophie. Il fait en cet endroit une
réflexion fort judicieuse, & une espece de
prédiction qui ne s’accomplit que trop tous les jours.
« Qui croiroit, dit-il, que la philosophie de M.
Descartes, qui a été le fléau des superstitions, doive
être le meilleur appui des Astrologues & des
faiseurs d’enchantemens : il est cependant probable
qu’on verra cela tôt ou tard. L’homme n’est pas fait
pour se pouvoir passer des choses extraordinaires ; si on l’en détache par quelque côté,
il a cent ressources pour y revenir d’un autre. M.
Cadrois, bon Cartésien, a déja démontré qu’il n’y a
point de systême plus favorable à l’astrologie que celui
de M. Descartes, & il seroit aisé de montrer que
celui des causes occasionnelles est le plus propre du
monde pour rendre croyable tout ce qu’on dit des
Magiciens : ainsi je ne doute pas qu’on ne se serve un
jour de cette philosophie pour prouver non seulement la
vertu des talismans & des anneaux constellés, mais
aussi toutes les opérations magiques. » Vous voyez
par-là, Monsieur, que Bayle prévoioit très-bien ce qui
arriveroit un jour, & sa prédiction se trouve
confirmée par tous les ridicules raisonnemens qu’on a
fait depuis sur la baguette divinatoire. J’ai l’honneur
d’être, &c.
Metatextualité
D’un Anonyme sur la Baguette divinatoire.
Niveau 3
Récit général
Histoire
Metatextualité
De la
découverte du meurtre de Lyon, sur la Relation de
M. l’Intendant, de M. le Procureur du Roi, de M.
l’Abbé de la Garde, de M. Panthot, Doyen des
Médecins de Lyon, & de M. Aubert, Avocat
célebre.
Le cinquieme de Juillet
1692, un vendeur de vin & sa femme furent tués à
coup de serpe dans une cave, & leur argent fut volé
dans une boutique qui leur servoit de chambre. On ne put
ni soupçonner ni découvrir les auteurs du crime, &
un voisin fit venir à Lyon un païsan de Dauphiné, nommé
Jacques Aymar, qui depuis quelques années est en
réputation de suivre la piste des voleurs, des
meurtriers, & des choses dérobées, guidé par une
baguette de toute espece de bois, qui
tourne entre ses mains, sur l’eau, sur les métaux, sur
les bornes des champs, & sur plusieurs autres choses
cachées. Aymar arrive, & promet à Monsieur le
Procureur du Roi d’aller sur les pas des coupables,
pourvu qu’il commence par descendre dans la cave où
l’assassinat a été fait. M. le Lieutenant Criminel &
M. le Procureur du Roi l’y conduisent. On lui donne une
baguette du premier bois qu’on trouve. Il parcourut la
cave, & sa baguette ne fit aucun mouvement que sur
le lieu où l’artisan avoit été assassiné. Dans cet
endroit Aymar fut ému, son pouls s’éleva comme dans une
grosse fiévre ; la baguette qu’il tenoit entre ses mains
tourna rapidement, & toutes ces émotions
redoublerent sur l’endroit où l’on avoit trouvé le
cadavre de la femme. Après quoi, guidé par la baguette
ou par un sentiment intérieur, il alla dans la boutique où le vol avoit été fait ; & delà
suivant dans les rues la piste des assassins, il entra
dans la cour de l’Archevêché, sortit de la ville par le
pont du Rhône, & prit à main droite le long de ce
fleuve. Trois personnes qui l’escortoient furent témoins
qu’il s’appercevoit quelquefois de trois complices ;
quelquefois il n’en comptoit que deux. Mais il fut
éclairci de leur nombre en arrivant à la maison d’un
jardinier, où il soutint opiniâtrément qu’ils avoient
entouré une table vers laquelle sa baguette tournoit ;
& que de trois bouteilles qu’il y avoit dans la
chambre, ils en avoient touché une sur laquelle sa
baguette tournoit aussi. « On veut sçavoir du jardinier,
si lui, ou quelqu’un de ses gens n’avoient point parlé
aux meurtriers ; mais on n’en peut rien tirer. On fait
venir les domestiques, la baguette ne les connoît point.
Enfin deux enfans de neuf à dix ans paroissent, la
baguette tourne » ; on les interroge,
& on leur fait avouer qu’un Dimanche au matin, trois
hommes qu’ils dépeignirent s’étoient glissés dans la
maison, & avoient bu le vin de la bouteille que
l’homme à la baguette indiquoit. Cette découverte fit
croire qu’Aymar n’en imposoit pas. « Toutefois avant que
de l’envoyer plus loin, on crut qu’il étoit à propos de
faire une expérience plus particuliere de son secret.
Comme on avoit trouvé la serpe dont les meurtriers
s’étoient servis, on prit plusieurs autres serpes de la
même grandeur, & on les porta dans le jardin (de M.
de Mongivrol) où elles furent enfouies en terre, sans
que cet homme les vît. On le fit passer sur toutes les
serpes, & la baguette tourna seulement sur celle
dont on s’étoit servi pour le meurtre. » M. l’Intendant
lui banda les yeux, après quoi on cacha ces
mêmes serpes dans l’herbe, & on le mena au lieu où
elles étoient. La baguette tourna toujours sur la même
serpe sans remuer sur les autres. Après cette
expérience, on lui donna un Commis du Gresse & des
archers pour aller à la poursuite des assassins. L’on
fut au bord du Rhône, à demi-lieue plus bas que le pont,
& leurs traces imprimées dans le sable sur le rivage
montrerent visiblement qu’ils s’étoient embarqués. Ils
furent exactement suivis par eau, & le paysan fit
conduire son bateau dans des routes, & sous une
arche du pont de Vienne où l’on ne passe jamais ; ce qui
fit juger qu’ils n’avoient point de batelier, puisqu’ils
s’écartoient du bon chemin sur la riviere. Durant ce
voyage, le villageois faisoit aborder à tous les ports
où les scélérats avoient pris terre, alloit droit à leur
gîte, & reconnoissoit, au grand étonnement des hôtes & des spectateurs, les lits
où ils avoient couché, les tables où ils avoient mangé,
les pots & les verres qu’ils avoient touchés. On
arrive au camp de Samblon ; le paysan se sent ému, il
est persuadé qu’il voit les meurtriers, & n’ose
pourtant faire agir sa baguette pour s’en convaincre,
car il craint que les soldats ne se jettent sur lui.
Frappé de cette peur, il revient à Lyon. On le renvoye
au camp dans un bateau avec des lettres de
recommendation. Les criminels en sont partis avant son
retour ; il les poursuit jusqu’à Beaucaire, & dans
la route il visite toujours leurs logis, marque sans
cesse la table & les lits qu’ils ont occupés, les
pots & les verres qu’ils ont maniés pour boire.
« Lorsqu’il fut à Beaucaire, il connut par sa baguette
qu’ils s’étoient séparés en y entrant. Il s’attacha à
la poursuite de celui dont les traces
excitoient plus de mouvement à sa baguette. » Il
s’arrêta devant la porte d’une prison, & dit
positivement qu’il y en avoit un là dedans. On ouvrit,
on lui présenta douze ou quinze prisonniers, parmi
lesquels un bossu qu’on y avoit enfermé depuis une heure
pour un petit larcin, fut celui que la baguette désigna
pour un des complices. On chercha les autres. Aymar
découvrit qu’ils avoient pris un sentier aboutissant au
chemin de Nismes, & le bossu fut conduit à Lyon. Au
commencement il nioit d’avoir eu la moindre
connoissance, ni de ce forfait, ni des coupables, &
même d’avoir jamais été à Lyon : cependant comme on le
conduisoit sur la route, où il avoit passé en descendant
à Beaucaire, & qu’il fut reconnu dans toutes les
maisons où il s’étoit arrêté, il avoua qu’il avoit bu
& mangé avec les complices, généralement dans tous
les lieux que la baguette avoit
indiqués ; & ayant été interrogé à Lyon dans les
formes, il déclara qu’il avoit été présent à
l’assassinat & au vol, & que les deux complices
qu’il nomma, avoient tué l’un le mari, l’autre la femme.
Deux jours après, Aymar avec la même escorte fut renvoyé
au sentier dont on a parlé, pour y reprendre la piste
des autres complices ; & sa Baguette le ramena dans
Beaucaire à la porte de la même prison, où l’on avoit
trouvé le premier. Il assuroit qu’il y en avoit encore
un là-dedans, & n’en fut détrompé que par le
Geolier, qui lui dit, qu’un homme tel qu’on décrivoit un
de ces deux scélérats, y étoit venu depuis peu demander
des nouvelles du bossu. On se remit ensuite sur leurs
vestiges. On fut jusquà <sic> Toulon dans une
hôtellerie où ils avoient dîné le jour précédent : on
les poursuivit sur la mer où ils s’étoient
embarqués : on reconnut qu’ils prenoient terre de tems
en tems sur nos côtes, qu’ils y avoient couché sous des
oliviers ; & malgré les tempêtes, la Baguette les
suivit inutilement sur les ondes, journée par journée,
jusqu’aux dernieres limites du royaume. Le procès du
bossu s’instruisoit cependant avec une singuliere
exactitude ; & quand le paysan fut de retour, ce
criminel qui ne se donnoit que dix-neuf ans, fut
condamné le 30 d’Août à être rompu vif sur les Terreaux.
Niveau 3
Récit général
Histoire
Metatextualité
De la
découverte du meurtre de Lyon, sur la Relation de
M. l’Intendant, de M. le Procureur du Roi, de M.
l’Abbé de la Garde, de M. Panthot, Doyen des
Médecins de Lyon, & de M. Aubert, Avocat
célebre.
Le cinquieme de Juillet
1692, un vendeur de vin & sa femme furent tués à
coup de serpe dans une cave, & leur argent fut volé
dans une boutique qui leur servoit de chambre. On ne put
ni soupçonner ni découvrir les auteurs du crime, &
un voisin fit venir à Lyon un païsan de Dauphiné, nommé
Jacques Aymar, qui depuis quelques années est en
réputation de suivre la piste des voleurs, des
meurtriers, & des choses dérobées, guidé par une
baguette de toute espece de bois, qui
tourne entre ses mains, sur l’eau, sur les métaux, sur
les bornes des champs, & sur plusieurs autres choses
cachées. Aymar arrive, & promet à Monsieur le
Procureur du Roi d’aller sur les pas des coupables,
pourvu qu’il commence par descendre dans la cave où
l’assassinat a été fait. M. le Lieutenant Criminel &
M. le Procureur du Roi l’y conduisent. On lui donne une
baguette du premier bois qu’on trouve. Il parcourut la
cave, & sa baguette ne fit aucun mouvement que sur
le lieu où l’artisan avoit été assassiné. Dans cet
endroit Aymar fut ému, son pouls s’éleva comme dans une
grosse fiévre ; la baguette qu’il tenoit entre ses mains
tourna rapidement, & toutes ces émotions
redoublerent sur l’endroit où l’on avoit trouvé le
cadavre de la femme. Après quoi, guidé par la baguette
ou par un sentiment intérieur, il alla dans la boutique où le vol avoit été fait ; & delà
suivant dans les rues la piste des assassins, il entra
dans la cour de l’Archevêché, sortit de la ville par le
pont du Rhône, & prit à main droite le long de ce
fleuve. Trois personnes qui l’escortoient furent témoins
qu’il s’appercevoit quelquefois de trois complices ;
quelquefois il n’en comptoit que deux. Mais il fut
éclairci de leur nombre en arrivant à la maison d’un
jardinier, où il soutint opiniâtrément qu’ils avoient
entouré une table vers laquelle sa baguette tournoit ;
& que de trois bouteilles qu’il y avoit dans la
chambre, ils en avoient touché une sur laquelle sa
baguette tournoit aussi. « On veut sçavoir du jardinier,
si lui, ou quelqu’un de ses gens n’avoient point parlé
aux meurtriers ; mais on n’en peut rien tirer. On fait
venir les domestiques, la baguette ne les connoît point.
Enfin deux enfans de neuf à dix ans paroissent, la
baguette tourne » ; on les interroge,
& on leur fait avouer qu’un Dimanche au matin, trois
hommes qu’ils dépeignirent s’étoient glissés dans la
maison, & avoient bu le vin de la bouteille que
l’homme à la baguette indiquoit. Cette découverte fit
croire qu’Aymar n’en imposoit pas. « Toutefois avant que
de l’envoyer plus loin, on crut qu’il étoit à propos de
faire une expérience plus particuliere de son secret.
Comme on avoit trouvé la serpe dont les meurtriers
s’étoient servis, on prit plusieurs autres serpes de la
même grandeur, & on les porta dans le jardin (de M.
de Mongivrol) où elles furent enfouies en terre, sans
que cet homme les vît. On le fit passer sur toutes les
serpes, & la baguette tourna seulement sur celle
dont on s’étoit servi pour le meurtre. » M. l’Intendant
lui banda les yeux, après quoi on cacha ces
mêmes serpes dans l’herbe, & on le mena au lieu où
elles étoient. La baguette tourna toujours sur la même
serpe sans remuer sur les autres. Après cette
expérience, on lui donna un Commis du Gresse & des
archers pour aller à la poursuite des assassins. L’on
fut au bord du Rhône, à demi-lieue plus bas que le pont,
& leurs traces imprimées dans le sable sur le rivage
montrerent visiblement qu’ils s’étoient embarqués. Ils
furent exactement suivis par eau, & le paysan fit
conduire son bateau dans des routes, & sous une
arche du pont de Vienne où l’on ne passe jamais ; ce qui
fit juger qu’ils n’avoient point de batelier, puisqu’ils
s’écartoient du bon chemin sur la riviere. Durant ce
voyage, le villageois faisoit aborder à tous les ports
où les scélérats avoient pris terre, alloit droit à leur
gîte, & reconnoissoit, au grand étonnement des hôtes & des spectateurs, les lits
où ils avoient couché, les tables où ils avoient mangé,
les pots & les verres qu’ils avoient touchés. On
arrive au camp de Samblon ; le paysan se sent ému, il
est persuadé qu’il voit les meurtriers, & n’ose
pourtant faire agir sa baguette pour s’en convaincre,
car il craint que les soldats ne se jettent sur lui.
Frappé de cette peur, il revient à Lyon. On le renvoye
au camp dans un bateau avec des lettres de
recommendation. Les criminels en sont partis avant son
retour ; il les poursuit jusqu’à Beaucaire, & dans
la route il visite toujours leurs logis, marque sans
cesse la table & les lits qu’ils ont occupés, les
pots & les verres qu’ils ont maniés pour boire.
« Lorsqu’il fut à Beaucaire, il connut par sa baguette
qu’ils s’étoient séparés en y entrant. Il s’attacha à
la poursuite de celui dont les traces
excitoient plus de mouvement à sa baguette. » Il
s’arrêta devant la porte d’une prison, & dit
positivement qu’il y en avoit un là dedans. On ouvrit,
on lui présenta douze ou quinze prisonniers, parmi
lesquels un bossu qu’on y avoit enfermé depuis une heure
pour un petit larcin, fut celui que la baguette désigna
pour un des complices. On chercha les autres. Aymar
découvrit qu’ils avoient pris un sentier aboutissant au
chemin de Nismes, & le bossu fut conduit à Lyon. Au
commencement il nioit d’avoir eu la moindre
connoissance, ni de ce forfait, ni des coupables, &
même d’avoir jamais été à Lyon : cependant comme on le
conduisoit sur la route, où il avoit passé en descendant
à Beaucaire, & qu’il fut reconnu dans toutes les
maisons où il s’étoit arrêté, il avoua qu’il avoit bu
& mangé avec les complices, généralement dans tous
les lieux que la baguette avoit
indiqués ; & ayant été interrogé à Lyon dans les
formes, il déclara qu’il avoit été présent à
l’assassinat & au vol, & que les deux complices
qu’il nomma, avoient tué l’un le mari, l’autre la femme.
Deux jours après, Aymar avec la même escorte fut renvoyé
au sentier dont on a parlé, pour y reprendre la piste
des autres complices ; & sa Baguette le ramena dans
Beaucaire à la porte de la même prison, où l’on avoit
trouvé le premier. Il assuroit qu’il y en avoit encore
un là-dedans, & n’en fut détrompé que par le
Geolier, qui lui dit, qu’un homme tel qu’on décrivoit un
de ces deux scélérats, y étoit venu depuis peu demander
des nouvelles du bossu. On se remit ensuite sur leurs
vestiges. On fut jusquà <sic> Toulon dans une
hôtellerie où ils avoient dîné le jour précédent : on
les poursuivit sur la mer où ils s’étoient
embarqués : on reconnut qu’ils prenoient terre de tems
en tems sur nos côtes, qu’ils y avoient couché sous des
oliviers ; & malgré les tempêtes, la Baguette les
suivit inutilement sur les ondes, journée par journée,
jusqu’aux dernieres limites du royaume. Le procès du
bossu s’instruisoit cependant avec une singuliere
exactitude ; & quand le paysan fut de retour, ce
criminel qui ne se donnoit que dix-neuf ans, fut
condamné le 30 d’Août à être rompu vif sur les Terreaux.
Metatextualité
De la
découverte du meurtre de Lyon, sur la Relation de
M. l’Intendant, de M. le Procureur du Roi, de M.
l’Abbé de la Garde, de M. Panthot, Doyen des
Médecins de Lyon, & de M. Aubert, Avocat
célebre.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Lettre
Metatextualité
Écrite à l’Auteur de la
Recherche de la Vérité. A Grenoble le
3 de Juin 1689.
Mon Révérend Pere, On
se sert dans cette Province d’un certain moyen pour
découvrir des choses cachées, sur lequel j’ai été obligé
de dire ma pensée ; je voudrois bien qu’elle fût
conforme à la vôtre, je déciderois après cela plus
hardiment que je ne fais, persuadé que votre sentiment
sera ici d’un très-grand poids, & qu’on ne peut
consulter une personne qui puisse avec plus de lumiere
décider sur la difficulté dont il s’agit. Voici ce que
c’est : plusieurs personnes trouvent de l’eau, des
métaux, des minéraux, les bornes des champs, les chemins perdus, découvrent les larcins, les
voleurs, & plusieurs autres choses, en tenant entre
les mains une baguette fourchue qui tourne sur tout ce
que je viens de marquer. On se sert de toute espece de
bois. Le fait est constant, & toute la difficulté
est de sçavoir si cela est naturel ou non. La pratique
devient si commune en tout ce pays, qu’elle mérite bien
d’être examinée. Ayez donc, s’il vous plaît, la bonté,
mon R.P. de dire votre sentiment sur les questions ou
observations suivantes. I. La baguette tourne sur l’eau
& sur les métaux. Ce tournoiement est-il naturel ?
pourroit-on l’expliquer physiquement ? II. Pour
distinguer si c’est sur de l’or, sur de l’argent, ou sur
quelqu’autre métal que la baguette tourne, on met d’un
métal dans la main, de l’argent, par exemple ; alors
s’il y a de l’argent dans la terre, la baguette continue à tourner avec plus de force même
qu’auparavant ; & s’il n’y a point d’argent dans la
terre, quelqu’autre métal qu’il y ait, elle ne tourne
plus. Y auroit-il raison pour tout cela ? III. La
baguette ne tourne qu’entre les mains de certaines
personnes. Que peuvent avoir de particulier ces
personnes ? IV. Quelques-uns disent qu’il faut être né
en un certain mois de l’année ; mais j’ai observé que
des personnes nées en divers mois, ont également la
vertu de la baguette. Ainsi Messieurs les Astrologues ne
peuvent avoir recours aux prétendues qualités de
certaines planetes. Seroit-ce à cause du tempérament
différent, & de la différente configuration des
parties qui s’exhalent du corps, que la baguette tourne
aux uns & non aux autres ? V. La baguette ne tourne
que sur de l’eau cachée dans la terre, & elle tourne
sur les métaux, quoiqu’ils soient à
découvert. Surquoi fonder cette différence ? Voilà où se
termine la science de quelques-uns à connoître qu’il y a
dans la terre du métal ou de l’eau, mais il y en a
d’autres qui poussent le secret bien plus loin. VI. Ils
connoissent par cette même baguette quelle est la
grosseur de la source, quelle est la profondeur de
l’eau, combien il faut creuser pour la trouver. Cela
est-il naturel ? VII. Ils prétendent deviner si en
creusant on trouvera de la glaise, du sable, de la
roche, &c. VIII. La baguette tourne sur les bornes
des champs, c’est-à-dire sur quelque pierre que ce soit,
pourvu que deux personnes ayent convenu de s’en servir
pour marquer la division d’un champ. Qu’en doit-on
penser ? IX. Si deux personnes conviennent de ne plus se
servir de ces limites, la baguette ne tourne plus. X. Si les bornes ont été malicieusement
changées de place, la baguette tourne sur l’endroit où
elles devroient être. Une infinité de gens font chercher
présentement des limites, & sur bien des différends
on s’en rapporte à deux fameux Devins qui courent le
Dauphiné avec l’approbation de plusieurs Curés. Ne
renvoyez pas, s’il vous plaît, mon R.P. la décision de
cette difficulté à M. le Cardinal le Camus ; car, outre
qu’il sera bien-aise que des Physiciens y pensent, il
est absent de Grenoble depuis sept ou huit mois, parce
qu’il a prêché l’Avent & le Carême à Chambery, &
que sans avoir pris aucun relâche, il fait depuis Pâque
la visite de son Diocèse. XI. La baguette tournant dans
un champ pour distinguer si c’est sur des bornes, sur
des métaux, ou sur de l’eau ; voici le secret de ces
Devins. Ils se sont apperçus, disent-ils, que l’intention regloit le mouvement de la
baguette. Si l’on veut donc qu’ils cherchent des bornes,
ils fixent leurs désirs à la seule découverte des
bornes ; & pourvu que leur intention ne varie pas,
ils sont sûrs que la baguette ne tournera que sur des
bornes, & nullement sur l’eau, ou sur les métaux qui
pourroient se trouver en leur chemin. Un de ces Devins,
auquel j’ai parlé, est encore mieux averti d’avoir
trouvé ce qu’il cherche par un mouvement qui n’est pas
moins surprenant que celui de la baguette. Dès qu’il
passe sur la borne ou qu’il touche ce qu’il cherche,
tous les doigts des pieds se remuent, comme s’ils
vouloient se croiser ou monter les uns sur les autres.
Cela est cause que quand le Devin veut sçavoir si un
homme a volé, il pose son pied sur le pied de celui
qu’on soupçonne, pour en juger par l’agitation qu’il
sent au pied plutôt que par le tournoiement de la baguette. Voilà tout ce que j’ai remarqué de
singulier dans cet homme ; c’est un paysan âgé de
vingt-sept à vingt-huit ans. Il me paroît simple, &
m’a présenté une attestation de son Curé, pour marquer
qu’il a fait ses Pâques dans sa Paroisse, toutes ces
histoires étant bien connues du Curé. XII. Lorsqu’on
cherche un voleur & ce qu’il a volé, la baguette
tourne vers le lieu où sont le voleur & le larcin,
& ne cesse de tourner jusqu’à ce qu’on ait atteint
l’un ou l’autre. Depuis peu de jours quelques Officiers
de Justice ont été témoins d’une semblable épreuve qui
s’est faite dans les prisons de cette Ville, & en un
autre endroit.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Lettre
Metatextualité
Écrite à l’Auteur de la
Recherche de la Vérité.
A Grenoble le 3 de Juin 1689.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Réponse
Metatextualité
De l’Auteur de la
Recherche de la Vérité. Mon révérend pere, Ce
que vous m’écrivez de la baguette ne m’est point nouveau
à l’égarde de la recherche des eaux & des métaux,
mais je n’avois jamais oui-dire que l’on découvrît par
ce moyen les voleurs & les véritables bornes d’un
champ ; & je ne pourrois croire qu’il y a des hommes
si insensés pour donner dans ces extravagances, si vous
ne me l’écriviez, & si je ne me souvenois qu’il y a
eu autrefois des personnes qui ne manquoient pas
d’esprit, tel qu’étoit Julien l’Apostat, qui
prétendoient découvrir le gain d’une bataille, ou
quelqu’autre événement par les entrailles
des bêtes & par le vol des oiseaux. C’étoit dans les
Anciens la superstition qui les avoit insensiblement
accoutumés à ces opinions ridicules ; mais en supposant
que vos Devins prétendus passent pour de bonnes gens, il
n’y a qu’une ignorance grossiere & une excessive
stupidité qui puissent leur persuader que les moyens
dont ils se servent soient naturels ou légitimes. Pour
moi je les crois diaboliques, non seulement par rapport
à la découverte des voleurs, des choses dérobées, des
bornes d’un champ, mais encore à celle des eaux &
des métaux. Je prétends que rien de cela ne se peut
faire de la maniere dont vous rapportez que cela se
fait, sans le secours de l’action d’une cause
intelligente, & que cette cause ne peut être autre
que le démon, si ce n’est qu’il y ait de la fourberie
& de l’adresse du côté du prétendu Devin. Il est
visible que les causes matérielles n’ayant
ni intelligence, ni liberté, elles agissent toujours de
la même maniere dans les mêmes circonstances des corps,
ou dans les mêmes dispositions de la matiere qui les
environne ; & que dans les causes purement
matérielles, il n’y a point d’autres circonstances qui
déterminent leurs actions que des circonstances
matérielles ; cela est certain par l’expérience, &
même par la raison, lorsqu’on reconnoît que les corps
n’ont ni intelligence ni liberté, & qu’ils ne sont
mûs que lorsqu’ils sont poussés, & qu’ils ne peuvent
être poussés sans être choqués & pressés par ceux
qui les environnent. De-là il est évident : 1°. Que
l’intention que le Devin a de trouver de l’argent ne
peut déterminer le mouvement de la baguette vers
l’argent, & empêcher son mouvement vers l’eau, si
elle y étoit véritablement déterminée par l’action d’une
source, car cette intention ne change
point les circonstances matérielles de la baguette &
de l’eau. 2°. Une chose dérobée demeure toujours la même
que devant, & le crime du voleur ne changeant point
le corps, ou le changeant également par des remords de
différens crimes (car quelque supposition que l’on fasse
que ces remords troublant l’esprit, changent le corps,
il est évident que le remords d’avoir dérobé une poule
ne peut agir dans l’esprit tout d’une autre maniere que
le remords d’avoir dérobé une canne), il est clair que
la baguette ne peut le tourner vers le larcin ou le
voleur de ce qu’on cherche sans l’action d’une cause
intelligente. 3°. La convention de ceux qui prennent une
pierre pour borne de leurs héritages, ou qui cessent par
un accord mutuel de lui attribuer cette dénomination,
n’en changeant point la nature, il est ridicule
d’attribuer l’effet physique du tournoiement de la
baguette à la qualité de la pierre.
Ces trois conclusions me paroissent dans la derniere
évidence ; ainsi tous ces tournoiemens de la baguette
viennent certainement de l’action d’une cause
intelligente, apparemment de l’adresse & de la
fourberie de ces prétendues bonnes gens, mais peut-être
de la malice du démon ; car je ne crois point que les
bons Anges fassent de ces sortes de pactes avec les
hommes. Ils ne se font point de loi, ils suivent l’ordre
immuable, ou la loi éternelle dans laquelle ils
découvrent qu’il n’est pas nécessaire que les hommes
trouvent, quand il leur plaît, des métaux & de
l’eau. Les Anges rapportent toutes choses à Dieu & à
notre salut : ils y rapportent même l’ordre de la
nature, & ils ne font rien qui le trouble, rien
d’extraordinaire que pour faire connoître aimer Dieu,
mais les démons tâchent de nous attirer & de nous
lier à eux. Leur orgueil leur inspire de
régner sur nous, & que nous tenions d’eux les biens
temporels qui réveillent notre concupiscence. S’ils sont
fideles à exécuter ce qu’on espere d’eux, ce n’est point
pour nous élever l’esprit à Dieu, mais pour nous lier à
eux de quelque maniere que ce puisse être. Ils
s’insinuent par l’apparence de la justice dans l’esprit
des simples. C’est une bonne chose que de découvrir les
voleurs ou les choses dérobées : ils couvrent leurs
opérations de la puissance inconnue de la nature pour
tromper par-là les ignorans, mais de telle maniere que
le doute & l’incertitude troublent leur imagination
& leur conscience, & que l’on s’accoutume à un
commerce qui d’abord feroit trop d’horreur : & si ce
que vous me mandez n’est point une fourberie de gens qui
trouvent leur compte à tromper les autres (ce que je
croirois volontiers), assurément ce ne sont point les
bons Anges, mais les Démons qui font
tourner la baguette. Il me paroît évident que les corps
ne peuvent agir les uns sur les autres que par leur
choc. Vous sçavez, M. R. P. qu’il n’y a rien qu’on ne
puisse expliquer par cette seule supposition que les
corps vont toujours du côté qu’ils sont poussés, &
qu’ils ne peuvent être poussés que du côté qu’ils sont
rencontrés par d’autres visibles ou invisibles qui sont
en mouvement. La vertu de l’ambre & de l’aiman qui
paroissent si étranges, s’expliquent fort clairement
par-là, du moins à l’égard de ceux qui ont étudié
suffisamment ces matieres. Or par ce principe qui
devroit être reçu de tout le monde comme fort clair
& fort simple, & qui n’est rejetté que de ceux
qui manquent d’attention, & qui aiment les principes
obscurs & mystérieux, il seroit assez facile de
démontrer géométriquement qu’il y a de la fourberie
& de la diablerie dans le mouvement de
la baguette, si on examinoit avec soin les proportions
de la communication & de l’accélération des
mouvemens de la baguette. Mais vos Devins sont si
téméraires ou si stupides que, quelque supposition qu’on
fasse, on peut s’assurer que leur art n’est point
naturel. Car supposez quelle vertu il vous plaira dans
l’eau & le bâton fourchu, il me paroît clair que
l’eau étant à découvert, elle doit agir plus fortement
dans la baguette que lorsqu’elle est cachée sous terre,
puisqu’alors l’eau & la baguette sont plus proches ;
car la connoissance que nous avons de leur découverte ne
change rien ni dans l’eau ni dans la baguette. Il me
paroît clair aussi que qui que ce soit qui tienne la
baguette, de quelque maniere qu’on la tienne, quand même
on la tiendroit avec des tenailles, elle devroit se
pancher également, de même que l’aiman
agit également sur le fer, qui que ce soit qui le tienne
& qui l’en approche. Que si on prétend que le
tempérament contribue à l’action de la baguette (car les
défenseurs de ces folies croyent avoir droit de dire
tout ce qui leur plaît), qu’ils expliquent eux-mêmes ce
qu’ils veulent dire par le mot de tempérament, qu’ils
fassent une objection intelligible, & on tâchera de
leur répondre. Si un homme disoit qu’il a vu quelqu’un
de tel tempérament, qui tenant en sa main un flambeau,
n’éclairoit plus, je pense qu’on auroit raison de n’en
rien croire. Supposez enfin quelle vertu il vous plaira,
je dis encore qu’il est impossible de sçavoir la
profondeur de la source, & combien on trouvera
au-dessus de terre grasse, de sable de roche, &c. ni
si la source sera abondante. La preuve en est facile,
car une source plus abondante & moins profonde devroit agir naturellement sur la
baguette autant qu’une plus abondante, mais plus
profonde & plus éloignée ; car toutes les vertus
naturelles & nécessaires agissent inégalement dans
des distances inégales ; ainsi elles font nécessairement
le même effet, lorsque le sujet sur lequel elles
agissent est dans les distances différentes, mais
réciproquement proportionnelles à leurs forces. Quoique
deux flambeaux, par exemple, ayent une lumiere inégale,
ils peuvent éclaircir également un objet, si on le
suppose plus proche du petit flambeau que du grand ;
ainsi on ne peut juger de la profondeur d’une source
qu’en supposant connue son abondance, ni de son
abondance que par la connoissance de la profondeur ;
& quoiqu’on suppose des vertus attractives,
c’est-à-dire, imaginaires dans l’eau ou les métaux par
rapport à une baguette fourchue, il est impossible de
juger de leur profondeur ; & encore
moins s’il y a de la terre glaise, du sable & de la
roche, ainsi que le prétendent vos Devins & vos
fourbes. N’en voilà que trop, M. R. P. car je suis
persuadé par votre Lettre même que je ne vous ai dit
rien de nouveau, & que vous ne m’avez demandé mon
sentiment, que parce que vous avez cru qu’il serviroit
peut-être à appuyer le vôtre à l’égard de quelques
personnes. Il me semble qu’il ne faudroit point négliger
ces choses, & qu’on devroit empêcher que ces
prétendus Devins ne trompassent les simples, ou ne
troublassent la conscience de ceux qui dans le doute
font un fort grand mal d’avoir recours à eux. J’ai
l’honneur d’être, &c.
Après tout ce qu’on vient de lire, on sera comme obligé
de demander, la baguette existe-t’elle ou n’existet’elle pas ? La relation de Lyon prouve pour la premiere
question. Le sens commun fournit mille réponses à seconde. En
mon particulier, je ne crois pas qu’elle existe, & je crois
au contraire qu’il y a bien de la friponnerie & de la
duperie dans toutes ces relations, que la suite des temps a
consacrées, en leur imprimant le caractere trompeur de monument.
Je ne crois point ce que je ne conçois pas, après avoir voulu
concevoir. Le Pere Mallebranche ne pouvant se résoudre à nier
tout-à-fait un phénomene qui paroît revêtu de toute la notoriété
possible, est réduit à l’imputer à l’invention du diable, ne
pouvant l’expliquer autrement. Je ne déciderai rien ici, &
me contenterai de prendre un milieu entre la négative &
l’affirmative. La baguette existe ou n’existe pas. Si elle est
une imposture, il y a bien de la turpitude à déïfier un faquin,
& l’élever sur le trépied pour lui donner le
plaisir de débiter ses rêves extravagans ou ses impostures
criminelles. L’amusement dégrade lorsqu’il suggere des idées
aussi peu nobles & aussi peu sensées ; & quiconque
voudra faire passer pour simple délassement d’esprit une
fantaisie où il entre autant de folie & d’indécence, pourra
tromper le monde, mais ne trompera pas la raison. Ce jugement
n’est point trop sévere, je le justifierois aisément si l’on m’y
réduisoit. Je parierois même de la faire approuver à une partie
de ceux qui me le dictent aujourd’hui. Je leur dirois que,
quoique ce sorcier, qu’ils vont faire parler, ne soit d’abord
qu’un faquin ou qu’un fourbe à leurs yeux, il est moralement
impossible que des oracles, prononcés avec les mouvemens de
l’inspiration, ne laissent pas quelques traces dangereuses dans
le cerveau ; je leur ferois comprendre que c’est manquer
d’humanité & de charité, que de porter un homme à s’avilir chaque jour par un métier infâme, & à
devenir sans retour un imbécile ou un coquin par la progression
de ses motifs ou de ses illusions. Je leur prouverois que Dieu
ni l’honneur ne permettent ce fatal abus de la curiosité &
de la singularité, & ils conviendroient que je raisonne plus
conséquemment qu’ils n’agissent. Si au contraire la baguette a
une réalité palpable, si la Physique peut aider à nous expliquer
cette réalité, hâtons-nous de la regarder comme un fléau
terrible. C’est le plus fatal présent que Dieu ait pu nous
faire. L’instrument de la mort est moins redoutable dans les
mains du génie exterminateur, qu’un petit morceau de bois ne le
doit être dans les mains d’un magicien, si ce bois peut
découvrir les crimes. Je suis fâché de le dire, mais c’est une
vérité qui m’échappe, & peut-être est-il nécessaire que je
surmonte la répugnance que j’ai à la prononcer. La
loi condamne les criminels, & la loi est juste ; ceux qui en
sont les dépositaires employent tous les moyens pour déconcerter
les mesures que le crime peut prendre pour se cacher, & la
baguette devient innocente & précieuse dans leurs mains.
Mais l’union universelle, la charité chrétienne interdisent aux
hommes ce que la sureté publique peut demander aux Juges.
L’union est le premier bonheur de la société, & la baguette
va la détruire. Chacun voudra bien-tôt interroger cet oracle
terrible ; les Sorciers se multiplieront à l’infini ; &
comme il n’y a point d’homme qui en sa vie n’ait fait du tort à
un autre, la justice n’aura plus assez de bras pour poursuivre
tous les coupables qu’on découvrira tous les jours. Il faut
penser d’ailleurs que parmi les vrais Sorciers il se coulera un
nombre innombrable d’imposteurs ; ceux-ci persuaderont comme les
autres, parce que l’esprit sera en délire, ainsi la
société sera anéantie ; les hommes seront tous connus & tous
méprisés : il n’y aura plus d’estime, & par conséquent plus
de sentiment. Quel malheur ! j’en vois la suite affreuse, &
je prédis tous les maux à la terre désolée. Si l’histoire de
Lyon est fidelle, la baguette a existé & subsiste encore ;
demain la fureur de la consulter peut renaître, & demain
l’univers ne sera plus qu’un théâtre d’horreurs. La sorcellerie
a un peu perdu de sa vogue ; on ne court plus dans les hameaux
& dans les champs pour recourir à cette ressource homicide,
& un pâtre n’est plus qu’un voleur ou un atôme. Mais on
court à un quatrieme étage consulter avec plus de confiance
qu’on ne croit une Sybille effroyable ; on y revient après
l’avoir déja interrogée ; on ne croit pas ce qu’elle a prédit,
mais on penche à le croire ; on fait des démarches ;
l’inquiétude les suit, & la moindre apparence
critique rend cette inquiétude terrible & invincible. Si
dans ces momens de fermentation, il s’offroit un Devin, la
baguette à la main, on voleroit vers lui, & l’on avaleroit à
longs traits le poison que sa langue distille. Il y a plus :
cette baguette fatale n’a été employée jusqu’à présent qu’à la
recherche des vols, des meurtres, des sources, des mines,
&c. mais si elle a la propriété qu’on lui attribue, elle
doit en avoir d’autres qu’on n’a pas encore songé à lui
attribuer. Elle peut également découvrir les vices, les
ridicules, les infidélités, les mensonges : Eh, que
deviendrons-nous, si elle est interrogée pour tout cela, &
si elle peut le deviner ? O nature humaine ! ô société
précieuse ! n’étoit-il pas assez des méchans, des jaloux, &
de tant de monstres de différente espece, pour vous désoler
& vous attaquer dans nos cœurs ? Faut-il qu’une puissance
inexplicable arme tous les hommes contre vous,
& que tous les hommes volent au devant du mal qu’ils peuvent
désormais vous faire ! Je frémis d’y penser, & je
déchirerois tout ce que je viens d’écrire, si je ne pensois
heureusement que la sorcellerie n’est qu’une imposture, &
qu’il n’y a que de l’ineptie à la consulter.Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Réponse
Metatextualité
De l’Auteur de la
Recherche de la Vérité.