Discours XVI.
Je demande
bien pardon à ceux de mes lecteurs qui ont un grain de philosophie, de
remplir aujourd’hui plusieurs pages d’idées & de traits qui leur
paroîtront communs. Je me dois au Public tout entier ; je suis obligé de
rendre compte de ce que je vois, n’y eût-il qu’un seul homme à qui mes
réflexions pussent être profitables dans chaque nouvelle matiere que je
traite. Un Spectateur est une
espece de soleil (si l’on me passe cette comparaison), dont les rayons
doivent éclairer tour à tour toutes les parties de la terre. Si l’on n’écrivoit que pour les hommes, on écriroit trop, & l’on auroit déja
fait bien des volumes superflus. Mais il faut considérer que le nombre
des machines organisées n’est pas plus infini qu’il peut être utile ou à
charge, suivant qu’on s’attache plus ou moins à éclairer
son instinct. Un Ancien disoit, que si les bêtes sçavoient lire comme
elles sçavent faire des sauts, & siffler des airs, il voudroit
pouvoir faire un livre tous les jours pour leur communiquer un peu de ce
caractere & de ces vertus qui distinguent l’humanité. Je suis donc
obligé d’embrasser toutes les différentes especes pensantes. La matiere d’ailleurs que je vais traiter,
peut être utile à bien des gens qui ont de l’esprit. Je parlerai des
Sorciers, & l’on sçait que des
villes entieres ont autrefois donné dans ce radotage imposant. Si
aujourd’hui la Philosophie a fait voir qu’une prédiction même vraie, ne
doit être nullement attribuée au don de prophétie ; si l’on ne brûle
plus des Physiciens pour prédire ce qui ne peut pas n’être point ; il y
a cependant encore bien des gens à qui un prétendu Sorcier est encore très-capable d’imposer ; & en effet ces coquins ont un langage, une routine, qui rendent leurs
dupes beaucoup plus dignes de pitié que de mépris. Il y en a eu tel en
France qui a dérangé plus de têtes, & nui à plus de familles, que
des systêmes n’auroient pu faire.
Il y a même aujourd’hui à Paris une femme qu’on appelle la B * * *, qui
auroit peuplé les Couvens, brouillé cinq cens ménages, coûté la vie à
dix mille personnes, si un amant dont elle a rendu la maîtresse malade
& presque folle par ses discours & son air inspiré, ne l’avoit
forcée à faire un autre métier en la menaçant de la tuer. J’ai eu la
curiosité de voir cette femme & de l’entretenir en particulier ;
j’avoue, après l’avoir écoutée sérieusement, que je conçois très-bien
comment elle a pu renouveller le triomphe de la sorcellerie. Si quelque chose peut empêcher le funeste
effet de la Magie, ce sont les raisonnemens. Je vais rapporter deux exemples de cet
effet terrible. Je tâcherai ensuite de faire comprendre aux esprits
abusés, que les prétendus Sorciers n’ont que le don de fourberie. Ces
deux exemples ne sont nullement supposés, l’un est rapporté dans les
lettres de Madame du
Noyer, & l’autre plus récent, m’a été conté par un
homme de qualité devant dix personnes qui en avoient été témoins. Dans
le premier, c’est un frere qui parle de sa sœur.
M. le Duc D’ * *, dit-il, en
épousant ma sœur, lui donna entr’autres bijoux un chapelet de diamans,
dont il faisoit grand cas, plus par des raisons qui ne m’ont pas été
connues, que par la valeur de la chose, qui étoit pourtant d’un grand
prix. Il pria son épouse de la garder comme un gage de sa tendresse,
& de lui prouver celle qu’elle avoit pour lui, en ne se défaisant
jamais de ce bijou. La condition fut acceptée. Le Duc
& la Duchesse D’ * * vêcurent le mieux du monde ensemble. Le Marquis
de * * * & la Marquise de * * furent les fruits de leur union ;
& des commencemens aussi heureux sembloient promettre un bonheur
plus durable. Ma sœur étoit très-jeune, & se portoit le mieux du
monde. Tout respiroit la joie & le plaisir dans ce ménage, lorsque
la perte de ce chapelet jetta la pauvre petite femme dans la derniere
désolation. La maniere dont son mari le lui avoit donné, les promesses
qu’il lui avoit fait faire de le garder, lui faisoient craindre le
chagrin qu’il auroit de cette perte : elle s’imagina même qu’il pourroit
la soupçonner d’en avoir fait présent à quelqu’un, & par
l’importance du sacrifice, juger désavantageusement de sa vertu. Toutes
ces pensées la mettoient au désespoir. Elle en perdit le boire & le
manger, & tomba dans une si terrible mélancolie, que
son mari en fut extrêmement allarmé. Il en demanda la raison
inutilement, & il fut obligé de partir pour Versailles, avec le
chagrin de la laisser dans un si triste état : dès qu’il fut parti, une
de ses femmes, en qui elle avoit le plus de confiance, lui demanda son
secret, & à force de prieres le lui arracha. J’ai perdu mon chapelet
de diamans, lui dit-elle, ma chere enfant ; & s’il faut que mon mari
sçache cette perte, je n’oserai jamais le regarder, & j’aimerois
mille fois mieux être morte que d’être exposée à lui apprendre cette
nouvelle, que je ne sçaurois pourtant pas lui cacher long temps : ainsi
je ne sçais que devenir. Les larmes & les sanglots redoublerent
alors ; l’officieuse confidente, touchée de la douleur de sa maîtresse,
lui dit pour la consoler, qu’elle connoissoit un Prêtre de Saint Nicolas
des Champs, qui avoit des talens certains pour faire trouver les choses
perdues. La Duchesse prit d’abord, comme on dit, la bale
au bond, & proposa d’aller sur le champ trouver le Prêtre. L’absence
de son mari favorisoit ce dessein ; ainsi il fut aussi-tôt exécuté que
formé. On se déguisa ; ma sœur prit un des habits de cette suivante,
& entra avec elle dans un Fiacre fermé, qu’elles furent prendre à
Saint Paul, & qui sans laquais, & le plus incognito du monde, les mena au lieu desiré. Le Prêtre dit
d’abord à ma sœur, que malgré son déguisement il sçavoit qui elle étoit,
& le sujet qui l’amenoit chez lui ; qu’il pouvoit lui donner
contentement, mais que ce ne seroit qu’à des conditions bien terribles.
Comme je sçais, Madame, lui dit-il, que les personnes de votre sexe ne
sçavent pas trop bien se taire, & que je risque beaucoup en vous
rendant le service que vous me demandez, il est juste que je prenne mes
précautions, & que pour ma sû-reté, je vous mette de
moitié du péril auquel vous voulez que je m’expose pour vous ;
c’est-à-dire, que si vous voulez me jurer de rien dire de ceci à
personne, & vous soumettre à mourir huit jours après en avoir parlé,
je vous donnerai des nouvelles de votre chapelet, & les moyens de le
retrouver : voyez à quoi vous vous engagez, & si vous ne vous sentez
pas assez de force pour cela, retournez-vous-en comme vous êtes venue.
Ma sœur promit monts & merveilles, & la joie de ravoir son cher
chapelet, ne lui permit pas de réfléchir sur la témérité du vœu qu’on
lui faisoit faire. Le Prêtre, après toutes les minauderies ordinaires en
pareil cas, la fit approcher d’un miroir où elle vit sa toilette, le
chapelet qui pendoit un peu, & un Abbé qui le tiroit & le
mettoit dans sa poche. Après quoi la décoration changea. Le miroir
représentoit la chambre de l’Abbé, où on voyoit un cabinet
de la Chine entr’ouvert, & le chapelet dedans. Il me
semble, dit alors le Prêtre, qu’en voilà autant qu’il en faut ! Je vous
ai fait voir celui qui a pris votre chapelet, la maniere dont il l’a
pris, & le lieu où il l’a mis ; c’est à vous à présent à faire le
reste, & surtout à vous souvenir de ce que vous avez promis : ce
sont vos affaires, & si vous me manquez, je vous réponds que je ne
vous manquerai pas. Ma sœur lui renouvella encore les assurances qu’elle
lui avoit données là-dessus, & sortit après l’avoir récompensé
proportionnellement au service qu’il lui avoit rendu. Elle fut de ce pas
là chez l’Abbé, qu’elle connoissoit très-bien, & qui se seroit fort
bien passé de l’honneur qu’elle lui faisoit ; & auquel elle n’auroit
jamais été en droit de s’attendre. Il en parut tout confus. Ma sœur lui
dit, qu’ayant des affaires dans ce quartier là, elle avoit compté de
venir se reposer chez lui, & lui demander du caffé,
& que pour éviter l’éclat, elle avoit voulu venir incognito. L’Abbé se seroit quasi cru en bonne fortune, si son
vol ne lui avoit donné d’autres pensées. Il parut confus &
embarrassé. La Duchesse lui en fit la guerre, & se campa sur un
siege qui étoit auprès du cabinet qu’elle avoit vu dans le miroir du
Prêtre. On eut beau vouloir la placer plus commodément, elle ne quitta
jamais son poste ; & après avoir parlé des emplettes qu’elle venoit
de faire, & exageré la fatigue que toutes ses courses lui avoient
causée, elle prit un petit air d’autorité, & moitié sérieux, moitié
plaisanterie : Voyons, dit-elle, il faut que je fasse l’inventaire de M.
l’Abbé. Commençons par ce cabinet, c’est apparemment où il tient ses
billets doux. L’Abbé frémit, & demanda quartier. Toutes ses hardes
étoient, disoit-il, en désordre ; mais il eut beau dire, ma sœur fut toujours son chemin, & donna du premier coup sur
l’endroit où étoit le chapelet. Ah ! ah, Monsieur, dit-elle, lorsqu’elle
le tint, ce sont là de vous tours ! je m’étois bien doutée que vous
aviez voulu me mettre en peine : vous êtes un méchant garçon, car la
peur que vous m’avez faite, a pensé me donner la fiévre ; & pour peu
que le jeu eût duré encore, je crois que je serois tombée malade ; mais
heureusement je me suis mis en tête que vous pourriez bien avoir été
assez badin pour me faire cette plaisanterie. L’Abbé sentit quelque
espece de joie dans son malheur, par la pensée qu’il eut que la Duchesse
regardoit cela comme une plaisanterie. Il l’assura que dans un
quart-d’heure il devoit lui porter son chapelet. Ma sœur fit semblant de
le croire, quoiqu’elle sçût bien à quoi s’en tenir. Elle revint chez
elle dans une joie qu’on peut mieux concevoir qu’exprimer. Son mari fut
charmé à son retour, du retour de sa belle humeur, &
surpris de la voir ainsi passer d’une extrêmité à l’autre ; il lui en
demanda la raison, & fut encore plus surpris de ne pas pouvoir
pénétrer le mystere : il questionna tous ses domestiques, & tout ce
qu’il en put sçavoir, c’est que Madame étoit sortie en écharpe, &
qu’après avoir tardé très-long-temps, elle étoit rentrée d’un air fort
gai, & n’avoit fait que rire & que chanter depuis ce temps-là.
Le Duc D’ * * sentit redoubler sa curiosité, par la difficulté qu’il
trouvoit à la satisfaire. Il en fit des reproches à sa femme ; il bouda,
& quand ils furent couchés, après s’être plaint de son peu de
confiance, il lui dit qu’elle avoit sans doute quelqu’amant dont elle
avoit craint l’infidélité, & qui l’avoit ensuite rassurée par de
nouvelles marques de sa tendresse ; qu’il ne pouvoit attribuer qu’à cela
l’intercadence de son humeur, & qu’il croiroit la même
chose jusqu’à ce qu’elle lui donnât de meilleurs raisons. Ma sœur donna
dans le paneau que la fatale curiosité de son époux lui tendoit, &
plutôt que de lui laisser penser quelque chose à son désavantage, elle
prit le parti de sacrifier sa vie à sa réputation, & au repos de ce
trop curieux époux. Ce que vous me demandez, lui dit-elle, ne vous
intéresse en rien ; & si je vous l’apprends, il m’en coûtera la vie.
Voyez si vous voulez le sçavoir à ce prix ? J’ai juré de ne vous le
point révéler : si je trahis mon serment, je suis sûre de mourir huit
jours après : cependant je veux bien vous donner cette derniere preuve
de ma complaisance, si vous l’exigez. Le Duc, que tout cela intriguoit
encore davantage, lui dit que le mari & la femme n’étant qu’un, elle
pouvoit sans scrupule lui dire son secret : il l’assura qu’elle ne
risquoit rien, & fit tant qu’il sçut que le chapelet avoit été perdu & retrouvé, & toutes les circonstances
que je viens de rapporter. Il vit alors que le sujet de sa curiosité
n’avoit pas été aussi essentiel qu’il se l’étoit imaginé, & il se
repentoit quasi d’avoir pressé sa femme là-dessus, quoiqu’il n’eût garde
de prévoir le malheur qui en arriva. Cependant ma sœur sentit d’abord de
grandes douleurs. La fiévre la prit, & elle expira le huitieme jour,
&c.
Second Exemple.
La Marquise de * *, belle,
charmante, & faisant à la Cour l’admiration des gens les plus
froids, eut le malheur de souper un soir dans une maison où l’on parla
avec extase d’un homme de qualité qui effaçoit, disoit-on, tous les
Prophetes de l’ancien Testament. Toute la compagnie avoit été le
consulter, & la plus grande partie avoit déja éprouvé l’étonnante
vérité de ses prédictions. La Marquise avoit appris à mépriser les
Devins auprès d’un mari chez qui dînoient toutes les semaines les
meilleures têtes de France, parmi ce qu’on appelle les Philosophes. Elle fit ces plaisanteries sensées que mérite la
crédulité de mode, mais elle essuya ces défis piquans qu’entraîne la
plaisanterie, lorsqu’elle attaque la folie, dans le moment de sa
fermentation. L’amour-propre essuya tant de traits, qu’enfin pour leur
prouver qu’elle ne faisoit pas l’esprit fort par poltronerie, & qu’elle avoit assez de raison pour braver & le
Prophete & les prédictions, elle s’engagea à l’aller consulter dès
le jour suivant. Elle tint parole, mais le * * de * * *, en la voyant
arriver, la pria instamment de ne pas l’interroger, & lui protesta
qu’il ne consulteroit pas les astres pour elle. La Marquise fut d’abord
frappée de ce refus : elle comprit qu’un intérêt particulier faisoit
parler le * * ; & oubliant que sa réputation de femme d’esprit
pouvoit très-bien l’intimider, elle ne voulut croire que ce qu’elle
pouvoit craindre, & sa résolution s’exprima en termes si forts,
qu’enfin le Devin fut obligé de faire son mêtier. Vous le voulez,
Madame, lui dit-il, je céde à votre opiniâtreté, mais nous nous en
repentirons tous deux. Moi, parce que vos jours me sont chers, & que
j’aurai toujours à me reprocher d’en avoir abrégé les momens ; vous,
parce qu’au moment que j’aurai parlé, vous n’aurez plus de
beaux jours. . . . Cela seroit malheureux, lui répondit-elle en feignant
de badiner, car je n’ai pas trente ans, & je me propose de goûter
encore bien des plaisirs . . . . Vous n’en goûterez plus, Madame ; la
mélancolie s’emparera de votre esprit, vous mourrez à chaque instant.
Voulez-vous que j’en sois la cause ? . . . Oui, Monsieur, je le veux, je
ne tiens point à ces menaces, j’ai un peu plus de courage que le commun
de femmes, & vous me piquez. Eh bien, Madame, dans six ans vous
aurez la petite vérole, & quoiqu’elle ne paroisse alors devoir
causer aucune allarme à ceux qui auront soin de vous, vous en mourrez le
septieme jour.
La Marquise voulut d’abord plaisanter le * *, & un éclat de rire
commença sa réponse. Allez mon cher * *, lui dit-elle, vous ne me faites
point peur, mais vous m’en feriez si je ne soupois pas tous les soirs
avec * * * & * * * ; ces gens-là en sçavent plus que
vous, mais s’ils vouloient prendre le rôle que vous faites, ils ne s’en
acquitteroient pas si bien ; vous avez réellement le ton magicien.
Le * * étoit sérieux, paroissoit triste ; il ne lui dit plus que peu de
mots, & ces mots furent prononcés avec une douleur qui ne pouvoit
pas être jouée. Tout cela la fit rêver. Elle revint chez elle dans le
dessein de perdre sa préoccupation qui l’humilioit ; le moyen qu’elle
vouloit y employer, étoit un aveu ingénu de sa démarche, & beaucoup
de plaisanteries sur la prédiction même qu’on lui avoit faite. Mais
quand il fut question d’exécuter ce beau projet, elle sentit que son
courage s’étoit épuisé à le former. Une idée fit naître l’autre ; le
pressentiment entraîna la terreur ; enfin ce qu’elle entendit dire tous
les jours du Prophete, la frappa, l’importuna, la rendit mélancolique,
& depuis ce mo-ment elle ne fut plus la même personne.
Au bout des six ans, sa mélancolie & sa terreur n’ayant fait
qu’augmenter, elle voulut respirer un air pur, & pria son mari de la
laisser aller passer quelque tems dans le Marquisat de * *. Il l’y
accompagna avec quelques amis à qui elle étoit chere ; on voyoit son
dépérissement, sans sçavoir à quoi l’attribuer. L’année n’étoit pas
finie qu’elle eut en effet la petite vérole. Dès cet instant elle a
avoué qu’elle se résigna à la mort. Les meilleurs Médecins de Paris furent
appellés auprès d’elle ; ils y parurent bientôt inutiles, car jamais
maladie de ce genre ne s’étoit montrée avec des symptômes si heureux. Le
matin du septieme jour, elle les fit appeler dans sa chambre ; & les
remerciant avec des graces qui partoient de sa profonde sécurité, elle
leur dit qu’ils voyoient que leurs soins ne lui étoient plus
nécessaires, & qu’il étoit tems qu’ils se rendissent
au Public à qui ils se devoient. Ils partirent, & elle voulut aussi
que le Marquis, qu’un très-beau jour invitoit à la chasse, montât à
cheval avec les amis qu’il avoit amenés. Tout le monde obéit à son génie
malheureux. Il ne resta plus que des domestiques dans le château. Elle
avoit auprès d’elle une femme qui obéïssoit toujours sans raisonner
jamais. Elle lui dit d’aller trouver le Curé, & de le lui faire
venir, parce qu’elle avoit à lui confier quelques aumônes. Le Curé vint,
& elle se confessa sans que personne s’en doutât. Sa confession
finie, elle dit qu’elle vouloit dormir ; on tira ses rideaux, & le
soir la femme de chambre inquiete de ne pas entendre remuer,
s’approchant de son lit, la trouva morte.
Il est aisé de penser que ces deux prédictions ne se sont trouvées si
vraies, que par un effet naturel & presque inévitable
de la terrible impression qu’elles avoient faite sur l’esprit de celles
à qui elles coûterent la vie. On voit par-là jusqu’à quel point
l’imagination peut se frapper : Eh ! que ne doit-on pas craindre d’une
imagination frappée ? Je ne doute point que beaucoup de choses &
d’accidens extraordinaires qui arrivent ne soient l’effet de ces fatales
prédictions. L’antiquité nous a offert beaucoup de pareils exemples que
nous avons toujours voulu regarder comme des contes ; mais l’on
n’envisagera plus du même œil, ni ce qui arrive, ni ce qui est arrivé,
si l’on veut réfléchir à la nécessité de la cause à quoi j’attribue ces
événemens. La peur est le plus terrible ennemi de la raison. Si l’on a
la foiblesse de consulter des Sorciers, on aura beau les mépriser, être
persuadé qu’ils ne sçauroient prophétiser, & l’être même que tout ce
qu’ils prédisent ou devinent a sa source dans des
confidences qui leur auront été faites ; on ne pourra détruire
tout-à-fait, dans la suite, l’impression qu’auront pu faire leurs
discours menaçans. Si l’on n’a pas cette persuasion dont je parle ; si
on les interroge avec un vrai penchant à les croire, leurs arrêts
peuvent coûter la vie. Il est donc bien ridicule & contre l’ordre de
la providence de courir chez ces misérables, comme l’on fait
généralement. J’interroge ici, pour la justification du zele qui me
porte à en parler avec cette chaleur, j’interroge, dis-je, toutes les
personnes qui ont eu cette curiosité cruelle, elles répondront sans
doute (pour la plûpart) que mes réflexions sont venues trop tard pour
elles, & qu’elles voudroient bien n’avoir jamais eu cette fantaisie
effrénée.
Un Spectateur doit dire ces
choses : rien ne lui est étranger de tout ce qui peut nuire aux hommes ;
& les honnêtes gens sentiront que je fais ma charge en
répandant des réflexions sur un fond, commun à la vérité, mais que les
Moralistes & les Philosophes ont trop négligé comme indifférent.
Cette pensée redouble mon zele, & je sens que si mon cœur
s’attendrit sur le sort de ceux que l’intérêt de leur repos ne sçait pas
arrêter, mon esprit s’irrite en même tems contre des imposteurs qui se
font un jeu ou une ressource de la crédulité des aveugles mortels.
Il y a plusieurs sortes de
Sorciers, & je veux les confondre tous en abattant la tête à ceux à
qui de plus étonnans triomphes semblent donner le droit de la lever
& de la ceindre de lauriers. De ce nombre sont ceux qui ont ce qu’on
appelle l’art de la Baguette divinatoire. Voilà les ennemis que je veux
terrasser. Je n’y employerai pas mes propres armes ; je veux faire jouir
de cet honneur des mains plus dignes que les miennes de délivrer la
terre de l’esclavage honteux des préjugés dangereux &
des chimeres. Deux hommes se présentent pour cela, l’un avec de
très-bonnes plaisanteries, l’autre avec de très-bonnes raisons. Le
premier n’est pas connu, & il ne m’est pas possible de le faire
connoître. Le second est le Pere Mallebranche. Je
trouve dans un vieux recueil, qu’un curieux m’a prêté, une lettre qui
fut écrite à ce Sçavant sur la Baguette divinatoire, & sa réponse à
cette lettre. Le Public la lira avec d’autant plus d’intérêt, que son
principal sujet est l’usage qu’on prétend que fit de cette Baguette le
fameux Aimard, jeune
homme du Dauphiné, dans la circonstance d’un meurtre affreux
commis à Lyon. L’histoire de ce meurtre a été insérée par moi
dans un des volumes du Choix des anciens Mercures ; malgré cela elle est
presque ignorée, & je ne me fais pas de scrupule de la tirer une
seconde fois de l’oubli, puisqu’il se présente une occasion d’éclairer ce qu’elle contient de faux & de fou par les lumieres
de la Philosophie & de la Physique.
Je commence par un discours général
sur la fausseté d’un phénomene tel que le seroit une Baguette
divinatoire, si elle existoit aussi réellement que les esprits non
adeptes sont portés à le croire. Je rapporterai ensuite l’histoire du
meurtre dont je viens de parler, & je passerai après cela aux deux
lettres qu’il a occasionnées.
Discours
D’un
Anonyme sur la Baguette divinatoire.
Je n’ai nulle peine à croire que ces
personnes d’esprit que l’on appelle les ennemis du jargon de
l’école, prétendent expliquer par les divers mouvemens & les
diverses figures de la matiere tout ce que l’on dit de la Ba-guette. Ce fut toujours la passion dominante de
Physiciens de vouloir tout expliquer par les corps ; & l’on
sçait jusqu’où cette envie a porté le célebre Epicure. Esprits, causes surnaturelles,
Providence ; c’étoit pour lui de pures chimeres. Des atômes
d’inégale pesanteur & de diverses figures, c’est tout ce
qu’il demandoit pour expliquer ce qui arrive de plus surprenant
dans le monde. Mais combien d’autres Philosophes qui
attribuoient à la matiere des effets qui ne sont ni
vraisemblables, ni même possibles ? Y a-t’il rien de plus
singulier que des atômes qui faisoient prédire l’avenir ?
Cependant les Philosophes que Ciceron a réfutés dans le deuxiéme Livre de la
Divination, & ceux qui parlent dans un fort beau Dialogue de
Plutarque, font sortir de la terre un
écoulement de petits corps qui devoient produire cet effet.
Ce n’étoit pas-là de ces téméraires qui nient tout
ce qu’ils n’entendent point, ou qui nous disent mille
impertinences, pour vouloir tout expliquer par les corps.
Ceux-ci admettoient des esprits, & on doit être charmé de
leur voir faire la différence des premiers Philosophes, bons
Poëtes, Théologiens même, si vous voulez, mais mauvais
Physiciens, qui donnoient tout aux Génies, avec les Modernes ;
qui, tout occupés de la matiere, ne pensoient jamais ni à
Dieu, ni aux Intelligences. Ces Sages
de Plutarque, Physiciens &
Théologiens tout ensemble, joignoient autant qu’ils pouvoient
les opérations de la matiere avec celles de l’esprit, tâchoient
de donner à ceux-ci ce qui leur est propre, & à celle-là ce
qui lui convient. Avec des dispositions si louables, ils
cherchent un systême par lequel on puisse rendre raison des
difficultés que les oracles font naître, qui
montre leur origine, & comment ils ont cessé. L’eussiez-vous
cru, Monsieur ? des corpuscules vont faire tout le fond de leur
systême. La terre, disent-ils, ne pousse-t’elle pas de différens
sucs ? Comme elle produit ici des métaux, là des plantes qui ont
d’admirables vertus, elle exhale en un autre endroit des vapeurs
propres à faire deviner. La vapeur est-elle subtile &
abondante ? Elle agite le Devin, produit en lui l’enthousiasme,
& le fait prophétiser en bons vers. La vapeur a-t’elle moins
de force ? L’enthousiasme diminue, & les vers en sont moins
bons. S’affoiblit-elle davantage ? Elle ne peut faire que de la
prose. Enfin la terre s’est-elle épuisée ? N’envoye-t’elle plus
de vapeurs ? les oracles cessent.
Ils ne cessent pourtant pas pour toujours : de nouveaux sucs se
forment, qui sortiront peut-être par un nouvel antre ; on y ira,
& on y de-vinera comme on faisoit sur l’ancien.
Mais tout le monde y devinera-t’il ? Les Prophetes seroient trop
communs ; c’est le privilége de la Pythie ; elle sera la seule
agitée par la vapeur. Demande-t’on pourquoi ? Par la même raison
que Jacques
Aymar est le seul agité sur les vestiges d’un
meurtrier. Les Médecins nous l’ont déja dite, cette belle
raison ; le temperament différent, une certaine disposition qui
rend un corps sensible, & un autre insensible à un certain
mouvement : voilà ce qui fait que la Pythie est susceptible
d’une impression dont nul autre n’est capable ; elle-même
cesseroit d’être émue, si elle cessoit d’être vierge.
Je suis bien persuadé, Monsieur, que vous ne souscririez pas au
systême ; mais tout le monde n’en juge pas comme vous : bien des
gens l’ont trouvé fort bon, & Cardan n’a cru devoir y joindre que des
corpuscules émanés de planetes. Avec ce secours il
vous expliquera comment une petite pierre, enchassée dans une
bague, pourra faire deviner. Le même Cardan vous indiquera des pierres précieuses,
dont il sort des corpuscules capables d’écarter la foudre &
de préserver de la peste. Des Philosophes qui valent bien
Cardan, vous
diront qu’il y a une certaine plante que vous n’avez qu’à
toucher & presser dans vos mains, pour purger telle personne
que vous voudrez, sans qu’elle en sçache rien. Les uns nomment
cette plante Latheris, & les autres
veulent que ce soit le Cabaret ou le Sureau. S’est-il jamais rien vu de plus
merveilleux ? Touchez le haut des feuilles d’une de ces plantes,
voilà d’abord un écoulement de corpuscules en forme de magnétisme, qui vont exciter au
vomissement la personne que vous voulez purger : touchez-vous la
racine ? la purgation se fait par le bas.
N’en riez pas, Monsieur, & ne vous avisez pas de dire que
cela ne peut être physique, ou bien résolvez-vous à être traité
par Van-Helmon de ridicule, de superstitieux,
d’ignorant. Je ne finirois point si je me mettois en train de
vous rapporter toutes les folies de cette nature. N’en voilà que
trop pour conclure de quelles illusions sont capables des gens
qui passent pour Physiciens. Ravis d’avoir expliqué
méchaniquement quelques phénomenes, ils croyent que rien ne peut
les arrêter ; on les voit raisonner hardiment sur les choses les
plus obscures & les plus inexplicables. Fables, prestiges,
miracles, ils rendent raison de tout, & s’y prennent de
telle maniere que leurs principes s’accordent avec le faux comme
avec le vrai. Aussi sont-ils toujours prêts à faire des
systêmes. On a beau leur dire avec M. Boyle : pourquoi vous pressez-vous ? Peut-être
un nouveau fait, quelques nouvelles expériences,
des circonstances que vous n’avez pas remarquées, renverseront
d’un seul coup tous vos systêmes. Un tel avis n’est point
écouté. Est-ce qu’ils veulent se faire un nom, comme dit le même
Boyle ? Je n’en sçais rien, mais je
sçais bien que l’applaudissement qu’ils reçoivent des gens
d’esprit est souvent de courte durée.
Que dites-vous, Monsieur, du Philosophe qui débita autrefois une
espece de systême pour expliquer méchaniquement les différentes
merveilles que Jacques Aimar
opéroit ? Il construisit, dit-on, son hypothèse pour la
satisfaction de Messieurs les gens du Roi sur leur relation des
faits, & leur prédit par des conséquences, tirées de ses
principes, que ceux qui excellent à chercher ses sources,
devoient avoir le même don que Jacques
Aimar. Par malheur pour l’hypothèse il se trouve
beaucoup de gens à qui la baguette ne tourne que
sur des sources ; & le Philosophe a bien voulu nous dire
lui-même « qu’une femme sçavante à chercher des sources, n’avoit
fait tourner la baguette à la cave (lieu où le meurtre s’étoit
commis) que très-imparfaitement » ; il pouvoit dire nettement
que la baguette ne tourna point, sans craindre qu’on y trouvât à
redire ; car le public a un merveilleux fonds de complaisance
pour tous ceux qui parlent en faveur de ce qui le réjouit. C’est
ce que sçavent fort bien ceux qui entreprennent d’expliquer de
pareils faits ; & c’est aussi ce qui les rend si hardis. Il
est clair qu’ils comptent beaucoup sur la docilité des lecteurs,
sur la disposition des peuples à recevoir tout ce qui leur fait
plaisir, & sur l’expérience que l’on a faite de tout temps,
que les moindres raisons sont persuasives, lorsqu’elles
autorisent ce que la curiosité, l’intérêt ou l’amour propre nous
font aimer. Com-me ils esperent qu’on n’y regardera
pas de si près, ils ne craignent pas de se servir de principes
qui ne sont nullement favorables à leurs opinions ; & les
principes même qu’on avoit cru les plus propres à désabuser le
monde de mille folies, sont précisément ceux qu’ils employent
pour les autoriser. Cela me fait souvenir de ce qu’a dit
l’Auteur des nouvelles de la république des Lettres, en parlant
des talimans que M. Baudelot vouloit
justifier par la nouvelle philosophie. Il fait en cet endroit
une réflexion fort judicieuse, & une espece de prédiction
qui ne s’accomplit que trop tous les jours. « Qui croiroit,
dit-il, que la philosophie de M. Descartes, qui a été le fléau des superstitions,
doive être le meilleur appui des Astrologues & des faiseurs
d’enchantemens : il est cependant probable qu’on verra cela tôt
ou tard. L’homme n’est pas fait pour se pouvoir passer des
choses extraordinaires ; si on l’en détache par
quelque côté, il a cent ressources pour y revenir d’un autre. M.
Cadrois, bon Cartésien, a déja
démontré qu’il n’y a point de systême plus favorable à
l’astrologie que celui de M. Descartes, & il seroit aisé de montrer que
celui des causes occasionnelles est le plus propre du monde pour
rendre croyable tout ce qu’on dit des Magiciens : ainsi je ne
doute pas qu’on ne se serve un jour de cette philosophie pour
prouver non seulement la vertu des talismans & des anneaux
constellés, mais aussi toutes les opérations magiques. »
Vous voyez par-là, Monsieur, que Bayle prévoioit très-bien ce qui arriveroit un
jour, & sa prédiction se trouve confirmée par tous les
ridicules raisonnemens qu’on a fait depuis sur la baguette
divinatoire.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Histoire
De la
découverte du meurtre de Lyon, sur la Relation de M.
l’Intendant, de M. le Procureur du Roi, de M. l’Abbé de la Garde, de
M.
Panthot, Doyen des Médecins de
Lyon, & de M.
Aubert, Avocat célebre.
Le cinquieme de Juillet 1692, un vendeur de
vin & sa femme furent tués à coup de serpe dans une cave, &
leur argent fut volé dans une boutique qui leur servoit de chambre.
On ne put ni soupçonner ni découvrir les auteurs du crime, & un
voisin fit venir à Lyon un païsan de Dauphiné,
nommé Jacques Aymar, qui depuis quelques années
est en réputation de suivre la piste des voleurs, des meurtriers,
& des choses dérobées, guidé par une baguette de toute espece de
bois, qui tourne entre ses mains, sur l’eau, sur
les métaux, sur les bornes des champs, & sur plusieurs autres
choses cachées.
Aymar arrive, & promet à Monsieur le
Procureur du Roi d’aller sur les pas des coupables, pourvu qu’il
commence par descendre dans la cave où l’assassinat a été fait. M.
le Lieutenant Criminel & M. le Procureur du Roi l’y conduisent.
On lui donne une baguette du premier bois qu’on trouve. Il parcourut
la cave, & sa baguette ne fit aucun mouvement
que sur le lieu où l’artisan avoit été assassiné. Dans cet
endroit Aymar fut ému, son pouls s’éleva comme
dans une grosse fiévre ; la baguette qu’il tenoit entre ses mains
tourna rapidement, & toutes ces émotions redoublerent sur
l’endroit où l’on avoit trouvé le cadavre de la femme. Après quoi,
guidé par la baguette ou par un sentiment intérieur, il alla dans la
bouti-que où le vol avoit été fait ; & delà
suivant dans les rues la piste des assassins, il entra dans la cour
de l’Archevêché, sortit de la ville par le pont du Rhône, & prit
à main droite le long de ce fleuve. Trois personnes qui
l’escortoient furent témoins qu’il s’appercevoit quelquefois de
trois complices ; quelquefois il n’en comptoit que deux. Mais il fut
éclairci de leur nombre en arrivant à la maison d’un jardinier, où
il soutint opiniâtrément qu’ils avoient entouré une table vers
laquelle sa baguette tournoit ; & que de trois bouteilles qu’il
y avoit dans la chambre, ils en avoient touché une sur laquelle sa
baguette tournoit aussi. « On veut sçavoir du jardinier, si lui, ou
quelqu’un de ses gens n’avoient point parlé aux meurtriers ; mais on
n’en peut rien tirer. On fait venir les domestiques, la baguette ne
les connoît point. Enfin deux enfans de neuf à dix ans paroissent,
la ba-guette tourne » ; on les interroge, & on leur
fait avouer qu’un Dimanche au matin, trois hommes qu’ils
dépeignirent s’étoient glissés dans la maison, & avoient bu le
vin de la bouteille que l’homme à la baguette indiquoit.
Cette découverte fit croire qu’Aymar
n’en imposoit pas. « Toutefois avant que de l’envoyer plus loin, on
crut qu’il étoit à propos de faire une expérience plus particuliere
de son secret. Comme on avoit trouvé la serpe dont les meurtriers
s’étoient servis, on prit plusieurs autres serpes de la même
grandeur, & on les porta dans le jardin (de M. de Mongivrol) où elles furent enfouies en terre,
sans que cet homme les vît. On le fit passer sur toutes les serpes,
& la baguette tourna seulement sur celle dont on s’étoit servi
pour le meurtre. »
M. l’Intendant lui banda les yeux, après quoi on cacha
ces mêmes serpes dans l’herbe, & on le mena au lieu où elles
étoient. La baguette tourna toujours sur la même serpe sans remuer
sur les autres.
Après cette expérience, on lui donna un Commis du Gresse & des
archers pour aller à la poursuite des assassins. L’on fut au bord du
Rhône, à demi-lieue plus bas que le pont, & leurs traces
imprimées dans le sable sur le rivage montrerent visiblement qu’ils
s’étoient embarqués. Ils furent exactement suivis par eau, & le
paysan fit conduire son bateau dans des routes, & sous une arche
du pont de Vienne où l’on ne passe jamais ; ce qui fit juger qu’ils
n’avoient point de batelier, puisqu’ils s’écartoient du bon chemin
sur la riviere.
Durant ce voyage, le villageois faisoit aborder à tous les ports où
les scélérats avoient pris terre, alloit droit à leur gîte, &
reconnoissoit, au grand étonnement des hôtes & des
spectateurs, les lits où ils avoient couché, les tables où ils
avoient mangé, les pots & les verres qu’ils avoient touchés.
On arrive au camp de Samblon ; le paysan se sent ému, il est persuadé
qu’il voit les meurtriers, & n’ose pourtant faire agir sa
baguette pour s’en convaincre, car il craint que les soldats ne se
jettent sur lui. Frappé de cette peur, il revient à Lyon.
On le renvoye au camp dans un bateau avec des lettres de
recommendation. Les criminels en sont partis avant son retour ; il
les poursuit jusqu’à Beaucaire, & dans la route il
visite toujours leurs logis, marque sans cesse la table & les
lits qu’ils ont occupés, les pots & les verres qu’ils ont maniés
pour boire.
« Lorsqu’il fut à Beaucaire, il connut par sa baguette
qu’ils s’étoient séparés en y entrant. Il s’attacha à
la poursuite de celui dont les traces excitoient plus de mouvement à
sa baguette. » Il s’arrêta devant la porte d’une prison, & dit
positivement qu’il y en avoit un là dedans. On ouvrit, on lui
présenta douze ou quinze prisonniers, parmi lesquels un bossu qu’on
y avoit enfermé depuis une heure pour un petit larcin, fut celui que
la baguette désigna pour un des complices.
On chercha les autres. Aymar découvrit
qu’ils avoient pris un sentier aboutissant au chemin de Nismes,
& le bossu fut conduit à Lyon.
Au commencement il nioit d’avoir eu la moindre connoissance, ni de ce
forfait, ni des coupables, & même d’avoir jamais été à
Lyon : cependant comme on le conduisoit sur la
route, où il avoit passé en descendant à Beaucaire, & qu’il
fut reconnu dans toutes les maisons où il s’étoit arrêté, il avoua
qu’il avoit bu & mangé avec les complices, généralement dans
tous les lieux que la baguette avoit indiqués ; &
ayant été interrogé à Lyon dans les formes, il déclara qu’il
avoit été présent à l’assassinat & au vol, & que les deux
complices qu’il nomma, avoient tué l’un le mari, l’autre la femme.
Deux jours après, Aymar avec la même
escorte fut renvoyé au sentier dont on a parlé, pour y reprendre la
piste des autres complices ; & sa Baguette le ramena dans
Beaucaire à la porte de la même prison, où l’on
avoit trouvé le premier.
Il assuroit qu’il y en avoit encore un là-dedans, & n’en fut
détrompé que par le Geolier, qui lui dit, qu’un homme tel qu’on
décrivoit un de ces deux scélérats, y étoit venu depuis peu demander
des nouvelles du bossu.
On se remit ensuite sur leurs vestiges. On fut jusquà <sic>
Toulon dans une hôtellerie où ils avoient dîné le
jour précédent : on les poursuivit sur la mer où ils
s’étoient embarqués : on reconnut qu’ils prenoient terre de tems en
tems sur nos côtes, qu’ils y avoient couché sous des oliviers ;
& malgré les tempêtes, la Baguette les suivit inutilement sur
les ondes, journée par journée, jusqu’aux dernieres limites du
royaume.
Le procès du bossu s’instruisoit cependant avec une singuliere
exactitude ; & quand le paysan fut de retour, ce criminel qui ne
se donnoit que dix-neuf ans, fut condamné le 30 d’Août à être rompu vif sur les Terreaux.
Lettre
Écrite
à l’Auteur de la Recherche de la Vérité.
A Grenoble le 3 de Juin 1689.
Mon Révérend Pere,
On se sert dans cette Province d’un certain moyen pour
découvrir des choses cachées, sur lequel j’ai été obligé de dire
ma pensée ; je voudrois bien qu’elle fût conforme à la vôtre, je
déciderois après cela plus hardiment que je ne fais, persuadé
que votre sentiment sera ici d’un très-grand poids, & qu’on
ne peut consulter une personne qui puisse avec plus de lumiere
décider sur la difficulté dont il s’agit. Voici ce que c’est :
plusieurs personnes trouvent de l’eau, des métaux, des minéraux,
les bornes des champs, les chemins perdus,
découvrent les larcins, les voleurs, & plusieurs autres
choses, en tenant entre les mains une baguette fourchue qui
tourne sur tout ce que je viens de marquer. On se sert de toute
espece de bois. Le fait est constant, & toute la difficulté
est de sçavoir si cela est naturel ou non. La pratique devient
si commune en tout ce pays, qu’elle mérite bien d’être examinée.
Ayez donc, s’il vous plaît, la bonté, mon R.P. de dire votre
sentiment sur les questions ou observations suivantes.
I. La baguette tourne sur l’eau & sur les métaux. Ce
tournoiement est-il naturel ? pourroit-on l’expliquer
physiquement ?
II. Pour distinguer si c’est sur de l’or, sur de l’argent, ou sur
quelqu’autre métal que la baguette tourne, on met d’un métal
dans la main, de l’argent, par exemple ; alors s’il y a de
l’argent dans la terre, la baguette con-tinue à
tourner avec plus de force même qu’auparavant ; & s’il n’y a
point d’argent dans la terre, quelqu’autre métal qu’il y ait,
elle ne tourne plus. Y auroit-il raison pour tout cela ?
III. La baguette ne tourne qu’entre les mains de certaines
personnes. Que peuvent avoir de particulier ces personnes ?
IV. Quelques-uns disent qu’il faut être né en un certain mois de
l’année ; mais j’ai observé que des personnes nées en divers
mois, ont également la vertu de la baguette. Ainsi Messieurs les
Astrologues ne peuvent avoir recours aux prétendues qualités de
certaines planetes. Seroit-ce à cause du tempérament différent,
& de la différente configuration des parties qui s’exhalent
du corps, que la baguette tourne aux uns & non aux autres ?
V. La baguette ne tourne que sur de l’eau cachée dans la terre,
& elle tourne sur les métaux, quoiqu’ils soient à découvert. Surquoi fonder cette différence ?
Voilà où se termine la science de quelques-uns à connoître qu’il
y a dans la terre du métal ou de l’eau, mais il y en a d’autres
qui poussent le secret bien plus loin.
VI. Ils connoissent par cette même baguette quelle est la
grosseur de la source, quelle est la profondeur de l’eau,
combien il faut creuser pour la trouver. Cela est-il naturel ?
VII. Ils prétendent deviner si en creusant on trouvera de la
glaise, du sable, de la roche, &c.
VIII. La baguette tourne sur les bornes des champs, c’est-à-dire
sur quelque pierre que ce soit, pourvu que deux personnes ayent
convenu de s’en servir pour marquer la division d’un champ.
Qu’en doit-on penser ?
IX. Si deux personnes conviennent de ne plus se servir de ces
limites, la baguette ne tourne plus.
X. Si les bornes ont été malicieusement changées de place, la
baguette tourne sur l’endroit où elles devroient être. Une
infinité de gens font chercher présentement des limites, &
sur bien des différends on s’en rapporte à deux fameux Devins
qui courent le Dauphiné avec l’approbation de
plusieurs Curés. Ne renvoyez pas, s’il vous plaît, mon R.P. la
décision de cette difficulté à M. le
Cardinal le Camus ; car, outre qu’il sera
bien-aise que des Physiciens y pensent, il est absent de
Grenoble depuis sept ou huit mois, parce qu’il
a prêché l’Avent & le Carême à Chambery, & que
sans avoir pris aucun relâche, il fait depuis Pâque la visite de
son Diocèse.
XI. La baguette tournant dans un champ pour distinguer si c’est
sur des bornes, sur des métaux, ou sur de l’eau ; voici le
secret de ces Devins. Ils se sont apperçus, disent-ils, que l’intention regloit le mouvement de la baguette.
Si l’on veut donc qu’ils cherchent des bornes, ils fixent leurs
désirs à la seule découverte des bornes ; & pourvu que leur
intention ne varie pas, ils sont sûrs que la baguette ne
tournera que sur des bornes, & nullement sur l’eau, ou sur
les métaux qui pourroient se trouver en leur chemin. Un de ces
Devins, auquel j’ai parlé, est encore mieux averti d’avoir
trouvé ce qu’il cherche par un mouvement qui n’est pas moins
surprenant que celui de la baguette. Dès qu’il passe sur la
borne ou qu’il touche ce qu’il cherche, tous les doigts des
pieds se remuent, comme s’ils vouloient se croiser ou monter les
uns sur les autres. Cela est cause que quand le Devin veut
sçavoir si un homme a volé, il pose son pied sur le pied de
celui qu’on soupçonne, pour en juger par l’agitation qu’il sent
au pied plutôt que par le tournoiement de la
baguette. Voilà tout ce que j’ai remarqué de singulier dans cet
homme ; c’est un paysan âgé de vingt-sept à vingt-huit ans. Il
me paroît simple, & m’a présenté une attestation de son
Curé, pour marquer qu’il a fait ses Pâques dans sa Paroisse,
toutes ces histoires étant bien connues du Curé.
XII. Lorsqu’on cherche un voleur & ce qu’il a volé, la
baguette tourne vers le lieu où sont le voleur & le larcin,
& ne cesse de tourner jusqu’à ce qu’on ait atteint l’un ou
l’autre. Depuis peu de jours quelques Officiers de Justice ont
été témoins d’une semblable épreuve qui s’est faite dans les
prisons de cette Ville, & en un autre endroit.
Réponse
De
l’Auteur de la Recherche de la Vérité.
Mon révérend pere,
Ce que vous m’écrivez de la baguette ne m’est point nouveau à
l’égarde de la recherche des eaux & des métaux, mais je
n’avois jamais oui-dire que l’on découvrît par ce moyen les
voleurs & les véritables bornes d’un champ ; & je ne
pourrois croire qu’il y a des hommes si insensés pour donner
dans ces extravagances, si vous ne me l’écriviez, & si je ne
me souvenois qu’il y a eu autrefois des personnes qui ne
manquoient pas d’esprit, tel qu’étoit Julien l’Apostat, qui prétendoient découvrir le
gain d’une bataille, ou quelqu’autre événement par
les entrailles des bêtes & par le vol des oiseaux. C’étoit
dans les Anciens la superstition qui les avoit insensiblement
accoutumés à ces opinions ridicules ; mais en supposant que vos
Devins prétendus passent pour de bonnes gens, il n’y a qu’une
ignorance grossiere & une excessive stupidité qui puissent
leur persuader que les moyens dont ils se servent soient
naturels ou légitimes. Pour moi je les crois diaboliques, non
seulement par rapport à la découverte des voleurs, des choses
dérobées, des bornes d’un champ, mais encore à celle des eaux
& des métaux. Je prétends que rien de cela ne se peut faire
de la maniere dont vous rapportez que cela se fait, sans le
secours de l’action d’une cause intelligente, & que cette
cause ne peut être autre que le démon, si ce n’est qu’il y ait
de la fourberie & de l’adresse du côté du prétendu Devin.
Il est visible que les causes matériel-les n’ayant
ni intelligence, ni liberté, elles agissent toujours de la même
maniere dans les mêmes circonstances des corps, ou dans les
mêmes dispositions de la matiere qui les environne ; & que
dans les causes purement matérielles, il n’y a point d’autres
circonstances qui déterminent leurs actions que des
circonstances matérielles ; cela est certain par l’expérience,
& même par la raison, lorsqu’on reconnoît que les corps
n’ont ni intelligence ni liberté, & qu’ils ne sont mûs que
lorsqu’ils sont poussés, & qu’ils ne peuvent être poussés
sans être choqués & pressés par ceux qui les environnent.
De-là il est évident :
1°. Que l’intention que le Devin a de trouver de l’argent ne peut
déterminer le mouvement de la baguette vers l’argent, &
empêcher son mouvement vers l’eau, si elle y étoit véritablement
déterminée par l’action d’une source, car cette intention ne
chan-ge point les circonstances matérielles de
la baguette & de l’eau.
2°. Une chose dérobée demeure toujours la même que devant, &
le crime du voleur ne changeant point le corps, ou le changeant
également par des remords de différens crimes (car quelque
supposition que l’on fasse que ces remords troublant l’esprit,
changent le corps, il est évident que le remords d’avoir dérobé
une poule ne peut agir dans l’esprit tout d’une autre maniere
que le remords d’avoir dérobé une canne), il est clair que la
baguette ne peut le tourner vers le larcin ou le voleur de ce
qu’on cherche sans l’action d’une cause intelligente.
3°. La convention de ceux qui prennent une pierre pour borne de
leurs héritages, ou qui cessent par un accord mutuel de lui
attribuer cette dénomination, n’en changeant point la nature, il
est ridicule d’attribuer l’effet physique du tournoiement de la
ba-guette à la qualité de la pierre.
Ces trois conclusions me paroissent dans la derniere évidence ;
ainsi tous ces tournoiemens de la baguette viennent certainement
de l’action d’une cause intelligente, apparemment de l’adresse
& de la fourberie de ces prétendues bonnes gens, mais
peut-être de la malice du démon ; car je ne crois point que les
bons Anges fassent de ces sortes de pactes avec les hommes. Ils
ne se font point de loi, ils suivent l’ordre immuable, ou la loi
éternelle dans laquelle ils découvrent qu’il n’est pas
nécessaire que les hommes trouvent, quand il leur plaît, des
métaux & de l’eau. Les Anges rapportent toutes choses à
Dieu & à notre salut : ils y
rapportent même l’ordre de la nature, & ils ne font rien qui
le trouble, rien d’extraordinaire que pour faire connoître aimer
Dieu, mais les démons tâchent de nous
attirer & de nous lier à eux. Leur orgueil leur inspire de régner sur nous, & que nous tenions d’eux
les biens temporels qui réveillent notre concupiscence. S’ils
sont fideles à exécuter ce qu’on espere d’eux, ce n’est point
pour nous élever l’esprit à Dieu, mais
pour nous lier à eux de quelque maniere que ce puisse être. Ils
s’insinuent par l’apparence de la justice dans l’esprit des
simples. C’est une bonne chose que de découvrir les voleurs ou
les choses dérobées : ils couvrent leurs opérations de la
puissance inconnue de la nature pour tromper par-là les
ignorans, mais de telle maniere que le doute & l’incertitude
troublent leur imagination & leur conscience, & que l’on
s’accoutume à un commerce qui d’abord feroit trop d’horreur :
& si ce que vous me mandez n’est point une fourberie de gens
qui trouvent leur compte à tromper les autres (ce que je
croirois volontiers), assurément ce ne sont point les bons
Anges, mais les Dé-mons qui font tourner la
baguette.
Il me paroît évident que les corps ne peuvent agir les uns sur
les autres que par leur choc. Vous sçavez, M. R. P. qu’il n’y a
rien qu’on ne puisse expliquer par cette seule supposition que
les corps vont toujours du côté qu’ils sont poussés, &
qu’ils ne peuvent être poussés que du côté qu’ils sont
rencontrés par d’autres visibles ou invisibles qui sont en
mouvement. La vertu de l’ambre & de l’aiman qui paroissent
si étranges, s’expliquent fort clairement par-là, du moins à
l’égard de ceux qui ont étudié suffisamment ces matieres.
Or par ce principe qui devroit être reçu de tout le monde comme
fort clair & fort simple, & qui n’est rejetté que de
ceux qui manquent d’attention, & qui aiment les principes
obscurs & mystérieux, il seroit assez facile de démontrer
géométriquement qu’il y a de la fourberie & de la dia-blerie dans le mouvement de la baguette, si on
examinoit avec soin les proportions de la communication & de
l’accélération des mouvemens de la baguette. Mais vos Devins
sont si téméraires ou si stupides que, quelque supposition qu’on
fasse, on peut s’assurer que leur art n’est point naturel.
Car supposez quelle vertu il vous plaira dans l’eau & le
bâton fourchu, il me paroît clair que l’eau étant à découvert,
elle doit agir plus fortement dans la baguette que lorsqu’elle
est cachée sous terre, puisqu’alors l’eau & la baguette sont
plus proches ; car la connoissance que nous avons de leur
découverte ne change rien ni dans l’eau ni dans la baguette. Il
me paroît clair aussi que qui que ce soit qui tienne la
baguette, de quelque maniere qu’on la tienne, quand même on la
tiendroit avec des tenailles, elle devroit se pancher également,
de mê-me que l’aiman agit également sur le fer, qui
que ce soit qui le tienne & qui l’en approche. Que si on
prétend que le tempérament contribue à l’action de la baguette
(car les défenseurs de ces folies croyent avoir droit de dire
tout ce qui leur plaît), qu’ils expliquent eux-mêmes ce qu’ils
veulent dire par le mot de tempérament, qu’ils fassent une
objection intelligible, & on tâchera de leur répondre. Si un
homme disoit qu’il a vu quelqu’un de tel tempérament, qui tenant
en sa main un flambeau, n’éclairoit plus, je pense qu’on auroit
raison de n’en rien croire.
Supposez enfin quelle vertu il vous plaira, je dis encore qu’il
est impossible de sçavoir la profondeur de la source, &
combien on trouvera au-dessus de terre grasse, de sable de
roche, &c. ni si la source sera abondante. La preuve en est
facile, car une source plus abondante & moins pro-fonde devroit agir naturellement sur la baguette
autant qu’une plus abondante, mais plus profonde & plus
éloignée ; car toutes les vertus naturelles & nécessaires
agissent inégalement dans des distances inégales ; ainsi elles
font nécessairement le même effet, lorsque le sujet sur lequel
elles agissent est dans les distances différentes, mais
réciproquement proportionnelles à leurs forces. Quoique deux
flambeaux, par exemple, ayent une lumiere inégale, ils peuvent
éclaircir également un objet, si on le suppose plus proche du
petit flambeau que du grand ; ainsi on ne peut juger de la
profondeur d’une source qu’en supposant connue son abondance, ni
de son abondance que par la connoissance de la profondeur ;
& quoiqu’on suppose des vertus attractives, c’est-à-dire,
imaginaires dans l’eau ou les métaux par rapport à une baguette
fourchue, il est impossible de juger de leur
profondeur ; & encore moins s’il y a de la terre glaise, du
sable & de la roche, ainsi que le prétendent vos Devins
& vos fourbes.
N’en voilà que trop, M. R. P. car je suis persuadé par votre
Lettre même que je ne vous ai dit rien de nouveau, & que
vous ne m’avez demandé mon sentiment, que parce que vous avez
cru qu’il serviroit peut-être à appuyer le vôtre à l’égard de
quelques personnes.
Il me semble qu’il ne faudroit point négliger ces choses, &
qu’on devroit empêcher que ces prétendus Devins ne trompassent
les simples, ou ne troublassent la conscience de ceux qui dans
le doute font un fort grand mal d’avoir recours à eux.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Après tout ce qu’on vient de lire, on sera comme obligé de
demander, la baguette existe-t’elle ou n’existe-t’elle pas ? La relation de Lyon prouve pour la
premiere question. Le sens commun fournit mille réponses à
seconde. En mon particulier, je ne crois pas qu’elle existe,
& je crois au contraire qu’il y a bien de la friponnerie
& de la duperie dans toutes ces relations, que la suite des
temps a consacrées, en leur imprimant le caractere trompeur de
monument. Je ne crois point ce que je ne conçois pas, après
avoir voulu concevoir. Le Pere
Mallebranche ne pouvant se résoudre à nier
tout-à-fait un phénomene qui paroît revêtu de toute la notoriété
possible, est réduit à l’imputer à l’invention du diable, ne
pouvant l’expliquer autrement. Je ne déciderai rien ici, &
me contenterai de prendre un milieu entre la négative &
l’affirmative. La baguette existe ou n’existe pas. Si elle est
une imposture, il y a bien de la turpitude à déïfier un faquin,
& l’élever sur le trépied pour lui donner le
plaisir de débiter ses rêves extravagans ou ses impostures
criminelles. L’amusement dégrade lorsqu’il suggere des idées
aussi peu nobles & aussi peu sensées ; & quiconque
voudra faire passer pour simple délassement d’esprit une
fantaisie où il entre autant de folie & d’indécence, pourra
tromper le monde, mais ne trompera pas la raison. Ce jugement
n’est point trop sévere, je le justifierois aisément si l’on m’y
réduisoit. Je parierois même de la faire approuver à une partie
de ceux qui me le dictent aujourd’hui. Je leur dirois que,
quoique ce sorcier, qu’ils vont faire parler, ne soit d’abord
qu’un faquin ou qu’un fourbe à leurs yeux, il est moralement
impossible que des oracles, prononcés avec les mouvemens de
l’inspiration, ne laissent pas quelques traces dangereuses dans
le cerveau ; je leur ferois comprendre que c’est manquer
d’humanité & de charité, que de porter un
homme à s’avilir chaque jour par un métier infâme, & à
devenir sans retour un imbécile ou un coquin par la progression
de ses motifs ou de ses illusions. Je leur prouverois que
Dieu ni l’honneur ne permettent ce
fatal abus de la curiosité & de la singularité, & ils
conviendroient que je raisonne plus conséquemment qu’ils
n’agissent.
Si au contraire la baguette a une réalité palpable, si la
Physique peut aider à nous expliquer cette réalité, hâtons-nous
de la regarder comme un fléau terrible. C’est le plus fatal
présent que Dieu ait pu nous faire. L’instrument
de la mort est moins redoutable dans les mains du génie
exterminateur, qu’un petit morceau de bois ne le doit être dans
les mains d’un magicien, si ce bois peut découvrir les crimes.
Je suis fâché de le dire, mais c’est une vérité qui m’échappe,
& peut-être est-il nécessaire que je surmonte la répugnance
que j’ai à la pro-noncer. La loi condamne les
criminels, & la loi est juste ; ceux qui en sont les
dépositaires employent tous les moyens pour déconcerter les
mesures que le crime peut prendre pour se cacher, & la
baguette devient innocente & précieuse dans leurs mains.
Mais l’union universelle, la charité chrétienne interdisent aux
hommes ce que la sureté publique peut demander aux Juges.
L’union est le premier bonheur de la société, & la baguette
va la détruire. Chacun voudra bien-tôt interroger cet oracle
terrible ; les Sorciers se multiplieront à l’infini ; &
comme il n’y a point d’homme qui en sa vie n’ait fait du tort à
un autre, la justice n’aura plus assez de bras pour poursuivre
tous les coupables qu’on découvrira tous les jours. Il faut
penser d’ailleurs que parmi les vrais Sorciers il se coulera un
nombre innombrable d’imposteurs ; ceux-ci persuaderont comme les
autres, parce que l’esprit sera en délire, ainsi
la société sera anéantie ; les hommes seront tous connus &
tous méprisés : il n’y aura plus d’estime, & par conséquent
plus de sentiment. Quel malheur ! j’en vois la suite affreuse,
& je prédis tous les maux à la terre désolée. Si l’histoire
de Lyon est fidelle, la baguette a existé &
subsiste encore ; demain la fureur de la consulter peut
renaître, & demain l’univers ne sera plus qu’un théâtre
d’horreurs. La sorcellerie a un peu perdu de sa vogue ; on ne
court plus dans les hameaux & dans les champs pour recourir
à cette ressource homicide, & un pâtre n’est plus qu’un
voleur ou un atôme. Mais on court à un quatrieme étage consulter
avec plus de confiance qu’on ne croit une Sybille effroyable ;
on y revient après l’avoir déja interrogée ; on ne croit pas ce
qu’elle a prédit, mais on penche à le croire ; on fait des
démarches ; l’inquiétude les suit, & la moindre ap-parence critique rend cette inquiétude terrible
& invincible. Si dans ces momens de fermentation, il
s’offroit un Devin, la baguette à la main, on voleroit vers lui,
& l’on avaleroit à longs traits le poison que sa langue
distille. Il y a plus : cette baguette fatale n’a été employée
jusqu’à présent qu’à la recherche des vols, des meurtres, des
sources, des mines, &c. mais si elle a la propriété qu’on
lui attribue, elle doit en avoir d’autres qu’on n’a pas encore
songé à lui attribuer. Elle peut également découvrir les vices,
les ridicules, les infidélités, les mensonges : Eh, que
deviendrons-nous, si elle est interrogée pour tout cela, &
si elle peut le deviner ? O nature humaine ! ô société
précieuse ! n’étoit-il pas assez des méchans, des jaloux, &
de tant de monstres de différente espece, pour vous désoler
& vous attaquer dans nos cœurs ? Faut-il qu’une puissance
inexplicable arme tous les hommes contre vous,
& que tous les hommes volent au devant du mal qu’ils peuvent
désormais vous faire ! Je frémis d’y penser, & je
déchirerois tout ce que je viens d’écrire, si je ne pensois
heureusement que la sorcellerie n’est qu’une imposture, &
qu’il n’y a que de l’ineptie à la consulter.