Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIII.
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Niveau 1
Discours XIII.
Niveau 2
Il y a des naïvetés & des
étourderies charmantes ; elles ne vont presque jamais sans
l’esprit, & l’esprit excédé de trouver l’art, le compas, le
froid & le mensonge partout, adore comme des bienfaits de la
nature, les scenes délicieuses qu’elles produisent quelquefois.
Ces traits sont délicieux à lire, & je
suis persuadé que Socrate en eût ri. Je connois pourtant des
femmes qui les ont condamnés ; & hier encore venant de les
relire, & les ayant récités dans une maison où je me
trouvois, deux législatrices du bon ton, deux Marquises, me
reprocherent d’en paroître touché. Se peut-il qu’il y ait des
esprits assez faux pour ne pas reconnoître le caractere de la
nature quand elle me manifeste aussi sensiblement. Je crois
qu’en général cette vue louche vient d’insensibilité. Mais dans
quelques femmes aussi, elle vient de l’habitude au persifflage,
& du penchant à l’artifice. Ce qui est naturel, doit offrir quelque trait de plaisanterie à quiconque veut
faire de la raillerie un talent, & de l’artifice une
ressource.
Disons
encore que l’infortune dégrade, & qu’en général l’objet le
plus intéressant & le plus estimable, ne peut inspirer ce
goût, ces sentimens, enfans capricieux de l’imagination,
qu’autant qu’une certaine considération aide la vanité à les
imprimer dans le cœur. Il y a des esprits qui peuvent éprouver
cette considération pour le mérite malheureux, mais il faut bien
peu de chose pour la leur faire perdre. Ils ne la conservent
ordinairement que jusqu’à ce que ce mérite, vainement protégé,
soit réduit à l’avilissement par la lassitude des protecteurs ;
& je citerai à ce sujet M. de Malésieux, qu’on croyoit
Philosophe, & qui abandonna Madame de Staal, qu’il avoit
toujours traitée avec distinction, lorsqu’il la vit réduite à la
condition de femme de chambre chez la Duchesse du
Maine, condition pourtant qui (pour le dire en passant), étoit
l’ouvrage de ses soins & de ses conseils.
Cette injustice de la part des hommes, envers une femme qui méritoit des amis &
des dignités, nous a valu les Memoires charmans qu’elle nous a
laissés : & c’est ainsi que la moitié du monde gagne
toujours au malheur de l’autre. On trouvera peut-être que je
m’exagere le mérite de ces Mémoires. Je répondrai qu’il est
permis de juger des choses par leur agrément, quand on n’a point
à rendre un compte fidele de leurs parties, & de l’ensemble
qu’elles forment. Je ne juge point ici comme journaliste, ce
n’est point un extrait que je fais, c’est un simple compte que
je rends de mon goût, & de l’impression que j’ai éprouvée en
lisant un ouvrage où la vérité est ornée des graces de la
nature. Serois-je donc obligé de réformer mon goût & mon
cœur, parce qu’il y a des esprits qui ne sçavent rien dire sans
art ? J’adore la naïvité, la simplicité, & je sens que
l’esprit, le génie, l’éloquence ne marcheront jamais qu’après
elle dans mon cœur : l’éloquence surtout ne sera
jamais capable de me toucher jusqu’à un certain point ; j’ai vu
qu’elle étoit presque toujours employée par l’artifice ; il est
le premier but de ses fonctions, & tout son art ne peut
couvrir à mes yeux le défaut de son origine. Je connois quelques
honnêtes gens qui pensent comme moi à cet égard ; un entr’autres
déteste l’éloquence à force de la craindre. Convenons que l’ingénuité, que la vérité aimable unissent
les hommes, & sont faites pour influer sur les plaisirs
d’une société. Les dînés de beaux esprits sont détestables,
quand l’étiquette y est observée ; c’est-à-dire, quand ils sont
formés pour entendre de l’esprit, & qu’on y remplit son
rôle ; j’ai eu l’honneur d’y assister quelquefois, & j’ai
toujours vu que pour moi, comme pour les autres, l’ennui étoit
le terme de cet honneur fatal. Je dirai la même chose de ces
maisons, qu’on appelle aujourd’hui bureaux d’esprit, où trente
Aréopagites viennent deposer leurs discourses &
leurs jugemens préparés, aux pieds de la déesse qui y préside,
& où les maximes & les anathêmes viennent se placer
d’eux-mêmes, (comme dit le Président de Montesquieu) dans un
babil éternel. J’ai dîné d’autres fois avec ces mêmes hommes si
sérieux, si ennuieux ; ils étoient très-aimables ; il n’y avoit
point d’étiquette, l’ésprit jouissoit de cette liberté qui le
rend si fertile & si aimable : femmes & hommes, tout le
monde étoit gai, & fournissoit également : on ne songeoit
point à montrer de l’esprit, & il ne se disoit pourtant rien
qui ne fût plein de sel & d’agrément. Ces comparaisons, ces
épreuves alternatives ont fait mon attachement, mon amour pour
les esprits ingénus : je ne dirai pourtant pas que l’esprit ne
puisse me plaire que sous les traits de la simplicité : il est
un certain ornement, une certaine grace de coloris que l’on peut
ajouter à la pensée, & je conviens que produite avec cette recommandation, elle n’en sera quelquefois
que plus piquante, mais j’exige que le coloris de la nature, cet
air vrai qu’elle imprime à ce qu’elle inspire, soit toujours
dominant.
Cette aventure est peu croyable, mais je proteste qu’elle
est vraie ; la demoiselle à qui elle est arrivée,
la raconte elle-même à qui veut l’entendre. Ce n’est pas la
seule qu’elle puisse raconter ; il lui en est arrivé mille, non
moins plaisantes ; Madame sa mere en tient registre, & m’a
avoué que la fille lui coûtoit déja plus de mille pistoles en
étourderies. Heureux le mari qui pourra épouser une personne
d’un caractere aussi aimable, s’il est assez riche pour pouvoir
supporter de petites dépenses extraordinaires qui tournent en
plaisir, quand on aime l’objet charmant qui les occasionne !
Metatextualité
Madame de Staal, dans ses
Mémoires si légérement écrits, nous peint à chaque page ce
caractere aimable qui fut long-temps le sien. Je me rapelle
ce qu’elle raconte de son étourderie lorsqu’elle fut entrée
au service de la Duchesse du Maine.
Niveau 3
« La premiere fois que je lui
donnai à boire, dit-elle, je versai l’eau sur elle au lieu
de la mettre dans le verre . . . . Elle me dit un jour de
lui apporter du rouge, & une petite tasse
avec de l’eau qui étoit sur sa toilette ; j’entrai dans sa
chambre, où je demeurai éperdue sans sçavoir de quel côté
tourner : la Princesse de Guise y passa par hazard, &
surprise de me trouver dans cet égarement : que faites-vous
donc là `me dit-elle : Eh, Madame, lui dis-je, du rouge, une
tasse, une toilette ; je ne vois rien de tout cela. Touchée
de ma désolation, elle me mit en main ce que, sans son
secours, j’aurois inutilement cherché. . . . . Madame la
Duchesse du Maine étant à sa toilette, me demanda de la
poudre ; je pris la boëte par le couvercle ; elle tomba
comme de raison, & toute la poudre se répandit sur la
toilette & sur la Princesse, qui me dit fort doucement :
quand vous prenez quelque chose, il faut que ce soit par en
bas. Je retiens si bien sa leçon, qu’à quelques jours delà,
m’ayant demandé sa bourse, je la pris par le
fond ; & je fus fort étonnée de voir une centaine de
louis, qui étoient dedans, couvrir le parquet : je ne
sçavois plus par où rien prendre. Je jettai encore aussi
fortement un paquet de pierreries que je pris tout au
milieu. »
Metatextualité
Je dirai encore quelque
chose au sujet du caractere de Madame de Staal, avant que de
passer au tableau que j’ai promis.
Hétéroportrait
Cette femme, dont tout le monde
vantoit l’esprit, que les hommes les plus célébres
estimoient & aimoient, dont les grands recherchoient la
compagnie ; cette femme qui étoit sage, qui maltraitée de la
fortune auroit pu jouir d’un sort moins malheureux en
acceptant seulement les offres de ses amis ; & ne le
faisoit pas, par grandeur d’ame, plus que par philosophie
& endurcissement, car elle n’avoit ni la modération des
desirs qui vient de l’une, ni le mépris de la médiocrité qui
vient de l’autre ; cette femme, qui étoit si peu importune
& si peu intéressée, qu’un avare fastueux pouvoit lui
offrir sa bourse sans crainte de s’en voir privé (témoin l’Abbé de Chaulieu, qui raillé par elle
d’une offre réïtérée de mille pistoles, lui dit : Je sçais
bien a qui je m’adresse). Cette femme n’eut pas un véritable
ami, si l’on en excepte M. Brunet ; & ne trouva ni à la
ville, ni à la Cour, les sentimens, le goût, la justice
qu’elle devoit inspirer : aucune femme ne songea
véritablement à s’en faire une amie, & à lui assurer un
sort1; & elle fut
contrainte à se faire domestique. Après cet exemple du peu
d’attention des grands à saisir l’occasion de récompenser le
mérite, & de faire une bonne acquisition lorsqu’elle se
présente ; je leur conseille de se plaindre plus modérément,
de n’avoir que des valets & points d’amis. Madame de
Staal étoit malheureuse, & cela rebutoit des ames
endurcies par la prospérité, qui s’imaginent
que prendre du penchant pour un objet malheureux, c’est
s’engager à entendre toujours des gémissemens.
Metatextualité
Ecoutons sur cela Madame de Staal elle-même.
Niveau 3
« Je fus extrêmement surprise,
dit-elle, en voyant la demeure qui m’étoit destinée :
c’étoit un entre-sol si bas & si sombre, que j’y
marchois pliée & à tâtons : on ne pouvoit y respirer
faute d’air, ni s’y chauffer faute de cheminée. Ce logement
me parut si insoutenable, que j’en voulus faire quelque
représentation à M. de Malésieu. Il ne m’écouta pas. A
toutes les prévenances qu’il m’avoit faites, à toute
l’estime qu’il m’avoit témoignée, succéderent les dédains
qu’on a pour la valetaille. Je ne m’y exposai plus. Tous
ceux qui m’avoient recherchée dans la maison,
m’abandonnerent de même, dès que j’y fus mise à si bas
prix. »
Récit général
Je dînois un jour chez lui, & plusieurs
personnes y dînoient comme moi. Un des convives, familier
dans la maison, y avoit amené un homme d’esprit, orateur
brillant & soutenu, mais insoutenable par l’abus de son
talent. Mon ami l’écoutoit impatiemment depuis une heure,
d’autant mieux qu’il n’y avoit que lui qui parlât ; je
prévoiois une scene entr’eux, & j’aurois voulu que mon
impatience pût en hâter l’instant, car cet homme m’excédoit
à mon tour à un point que je ne puis dire. Il s’apperçut à
la fin qu’il n’étoit plus écouté ni regardé
qu’avec humeur, & il crut pouvoir s’en plaindre ; mon
ami qui étoit en colere, lui dit, L’orateur se tut, fort déconcerté, &
après le dîner se sauva sans prendre congé de personne.
Dialogue
vous ne vous trompez pas, Monsieur, je déteste
l’éloquence, & vous me ferez plaisir de nous laisser
parler.
Hétéroportrait
Récit général
Je connois une femme
charmante, sortie de Saint Cyr il y a trois ou quatre
ans, & citée dans le monde, comme femme de beaucoup
d’esprit. Elle eut toujours ce caractere, ce ton
d’esprit dont je parle. Elle avoit été mise au Couvent à
trois ans, & en fut retirée à neuf. Toutes les
Religieuses avoient adoré ses saillies, & la Prieure
l’avoit vantée mille fois comme un prodige de simplicité
& d’esprit. Cette Prieure étoit sévere, & malgré
sa prédilection pour le prodige qu’elle vantoit, lui
avoit fait éprouver des rigueurs & des mercuriales
que la petite personne avoit trouvées très-absurdes ; de
sorte qu’elle la haïssoit très-cordialement. Sa mere
l’ayant amenée dans ce même Convent, au
bout de six mois, la jeune Demoiselle resta pendant une
heure en présence de la Prieure dans le plus profond
silence. Elle en fut étonnée, & trois ou quatre fois
voulut l’exciter à parler : à la fin voyant que ses
instances ne suffisoient pas, elle lui dit qu’elle ne la
reconnoissoit pas ; qu’autrefois, lorsqu’elle venoit la
voir, elle parloit si aisément, & si bien que
c’étoit un très-grand plaisir de l’entendre ? . . . .
Cette réponse est un trait d’ingénuité,
mais l’esprit y domine, & je serois plus touché
d’une repartie dans laquelle je verrois moins de pensée
avec autant de dépit. Un trait de naïveté bien
caractérisé, par exemple, c’est ce que fit une jeune
demoiselle il y a quelque temps : une de mes amis avoit
été se promener à la campagne avec elle, & quelques
autres dames. Dès qu’elle y fut arrivée, elle voulut
courir dans les jardins ; mon ami l’y accompagna ; elle
vit un mûrier chargé de fruit, & s’y arrêta, parce
qu’elle aime beaucoup les mûres, mais l’embarras fut de
pouvoir atteindre à celles qui s’offroient à sa vue :
elle imagine un expédient qui lui paroît admirable,
c’est que mon ami détache les mûres avec la pointe de
son épée, & elle les recevra dans sa robbe ; cette
robbe étoit de taffetas blanc, & elle l’avoit mise
le matin pour la premiere fois : mon ami a beau lui
faire des représentations, elle insiste
& le menace de monter sur l’arbre ; il est enfin
obligé de céder à ses vives instances, & finit par
trouver lui-même cette équipée très-plaisante, d’autant
mieux que la demoiselle est très-riche, & sa mere
très-bonne. Les mûres tombent, & sont avalées ; la
robbe en un instant pert jusqu’aux vestiges de sa
couleur. La réflexion vient, & il faut trouver un
remede à cette étourderie. Il y a un bassin tout près du
murier, elle n’imagine rien de mieux que d’y aller
tremper sa robbe. Elle se deshabille, & mon ami dont
le jugement est plus blessé que les yeux, ne la détourne
point de cette idée, & éclate bien-tôt de rire avec
elle. La mere survient, elle veut gronder ; mais la
petite enchanteresse sçait tirer tant d’avantage de sa
naïveté, que la mere est contrainte d’éclater de rire à
son tour.
Dialogue
La Prieure, piquée
apparemment, prit la parole, & dit à la mere, il
ne faut pas que cela vous étonne, Madame ; nous
autres, qui élevons des enfans, nous voyons tous les
jours ces choses-là. Ils ont souvent beaucoup
d’esprit à cinq ans, & ils le perdent quand
l’âge commence à venir. . . . La petite personne, à
ce propos, cessa d’être muette. Sans doute qu’à
l’âge dont vous parlez, vous en aviez beaucoup,
Madame ; lui dit-elle en la regardant
fierement. . . .
1Je n’excepterai point la Duchesse de la Ferté, qui étoit une folle, & qui disoit toujours qu’elle seule avoit raison.