Discours V.
UN livre
est d’abord critiqué ou loué, suivant que l’Auteur a plus ou moins de
réputation & de partisans. On le lit ensuite, on en parle avec plus
de connoissance, ou plus de bonne foi, & l’Auteur sçait au juste
alors ce qu’il en doit penser. C’est d’après ma propre expérience que je
parle. Il y a douze ans que j’écris ; j’ai fait vingt ouvrages
différens, ils ont été lus avec empressement, &
critiqués ensuite avec rigueur. C’étoit le public qui avoit tort : ils
ne méritoient pas d’être lus, & je suis aujourd’hui le premier à les
mépriser. Le contraire est arrivé au Nouveau Spectateur. Il
n’a point réussi d’abord ; on en parloit mal, & les Journalistes se
taisoient : j’ai cru vingt fois que je serois obligé d’abandonner une
entreprise dont je sentois pourtant l’utilité. Son aurore a enfin paru ;
les Journalistes ont parlé & très-bien parlé ; le public les a
écoutés, il a lu, & le Spectateur a commencé à jouir d’un succès
qui paroît assuré.
Cette heureuse révolution ne m’aveuglera point. J’écouterai les bons
avis ; & ceux qui me feront l’honneur de m’en donner, s’appercevront
que je veux les mériter. Je reçus, par exemple, la semaine passée, une
lettre de l’estimable Auteur du Journal
Encyclopédique avec lequel je n’ai aucune sorte de
correspondance ; cet Auteur, en m’annonçant qu’il vient de
faire l’extrait de mon premier volume (dont il a apparemment été
content, puisqu’il me fait l’honneur de m’écrire), me recommande de jetter un peu plus de gaieté dans les volumes qui
doivent suivre ; & ce conseil de la
part d’un homme qui voit généralement très-bien, dont l’ouvrage est
estimé, & qui vit loin de mes ennemis & loin de moi, mérite
toute sorte d’attention ; mais lui avouerai-je que je ne suis pas gai ?
C’est la meilleure réponse que je puisse lui faire, & la meilleure
excuse que je puisse donner, si dans la suite s’appercevant que je n’ai
pas profité de ses avis, & s’imaginant que c’est entêtement de ma
part, il se croit en droit de me critiquer ouvertement, croyant m’avoir
vainement éclairé.
Je ferai l’impossible cependant pour mettre à profit un conseil dont je
sens toute la sincérité & toute la sagesse : & pour commencer
par en donner des preuves aujourd’hui, j’invite ceux qui
ont le bonheur de rire plus aisément que moi, de me faire l’honneur de
me communiquer leurs découvertes & leurs réflexions. Je les
dispenserai, s’il le faut, du style, de la précision, du langage, &
de tout ce qui constitue le talent. J’arrangerai moi-même ces morceaux,
& le présent qu’ils me feront vaudra bien que je prenne cette peine.
Je reçois toutes les semaines des volumes de lettres, & je serais
très-riche en matieres, si la moitié, ou le quart seulement de ces
volumes pouvoit être présenté au public. Mais les uns renferment des
libelles ; les autres des aventures pleines d’obscénités ; & les
autres enfin sous le titre de consultation, d’avis, de découverte,
réunissent tout ce que le mauvais goût, les mauvais Romans & la
mauvaise compagnie peuvent inspirer. Ces divers Ecrivains ne se rendent
pas assez de justice, ou m’en rendent trop peu : les
premiers surtout m’offensent en croyant m’enrichir ; je suis incapable
de prêter ma plume à la satyre, & ce n’est ni dans mon Livre, ni
dans mes mœurs, qu’ils ont dû prendre la confiance dont il paroît qu’ils
étoient animés lorsqu’ils ont pris la peine de m’écrire. Je sçais qu’en
méprisant des présens de cette espece, je nuis au débit de mon ouvrage ;
car on aime très-généralement la satyre, & un méchant, d’ailleurs,
qui barbouille du papier, est bientôt un souscripteur, dès qu’il a pu
jouir du plaisir de se voir imprimé ; mais je n’ai point l’amour de
l’argent, & j’ai celui de l’honneur & du repos. Je ne dirai rien
de plus à ce sujet ; car on ne doit parler de soi que le plus briévement
qu’il est possible, lorsqu’on est contraint d’en parler avantageusement.
Je passe à une lettre que je
viens de recevoir, & qui m’a fait plaisir à lire.
Monsieur,
Vous vous rappellez sans doute le
risible Vivien de la
Chaponardiere, dans la Comédie des Vendanges de
Surenne ? J’avois toujours cru ce rôle chargé, & vous
avez apparemment pensé comme moi à ce sujet. J’ai perdu ma prévention
depuis deux jours, & vous ne tarderez à perdre la vôtre, Monsieur,
que jusqu’à ce que je vous aie fidèlement dessiné le portrait d’un
original avec lequel je viens de faire connoisance. Sans vouloir vous
dire mon nom, ni vous apprendre absolument qui je suis, je vous dirai,
Monsieur, que je suis homme de Lettres, & que ma réputation est
assez étendue pour que dans la Province un Ecrivain, un bel esprit soit
tenté de me consulter sur ses divines productions. C’étoit cette
malheureuse réputation qui attiroit chez moi le phénomene Normand que je
viens de vous annoncer. On le laissa entrer pendant que je
dînois seul avec ma femme, contre mon ordinaire. Je fus d’abord frappé
de la figure qui s’offroit à moi : certainement un descendant de
Vivien de la Chaponardiere n’auroit pu imiter
avec plus d’exactitude l’accoutrement de son illustre pere. La coeffure,
l’habillement, les mouvemens des bras, la contenance, l’air & le
regard ne laissoient rien à souhaiter pour la ressemblance. Il y
manquoit le propos, mais je jugeois bien qu’il correspondroit au moins
autant que le reste à la perfection de la copie : en effet, Monsieur, il
eut à peine prononcé quelques paroles, que nous ne pûmes nous empêcher
d’éclater de rire, ma femme & moi. Cette impertinence de notre part
ne le déconcerta pas ; il nous regardoit beaucoup, & rioit avec
nous. A la fin pourtant il me demanda de quoi je riois, & je lui dis
ingénument que c’étoit de lui. Je le sçais bien,
répondit-il ; on m’a trouvé singulier dans ce pays ; mais moi, je trouve
ce pays bien plus drôle, & je vois déjà que l’un ne réformera pas
l’autre.... Le pays y perdra, lui dis-je en éclatant encore, car un
homme capable de ne pas prendre garde, comme vous faites, à la petite
étourderie qui vient de nous échapper, doit avoir plus de raison &
de philosophie que personne.... Je vous épargne, Monsieur, ce qu’il
répondit, & tout ce qui lui échappa pendant une heure, &
toujours en sautillant, gesticulant, & riant. Il n’y a point de
plume coupable de rendre ces choses-là. Mais voici un furieux changement
de scene, & certainement vous aurez de la peine à croire ce que vous
allez lire. Je lui demandai ce qu’il faisoit dans son pays ; quels
étoient ses parens, son état, ses occupations, & tout cela moins
pour être instruit que par envie de rire à ses dépens ; mais il eut bientôt sa revanche. Ses parens sont des sots, & il me
le dit sans façon. A l’égard de l’état, il n’en a point, & n’en
voulut jamais avoir. Il dit que la nature fit les hommes libres, &
qu’un état est un esclavage ; cependant il s’occupe : il fait
actuellement une Tragédie, sous le titre de Caton, &
vraisemblablement ce drame, dont vous avez sans doute envie de rire
d’avance, sera une des plus étonnantes productions qui soit jamais
sortie de la main des hommes. Il m’en a dit cinquante vers, qui sont les
plus beaux que j’aie entendus depuis vingt ans, & peut-être de ma
vie. Je ne répondrai pas précisément du plan de la piece ; car il n’en a
point fait : il ne travaille, pour ainsi dire, que par inspiration ;
cependant il connoît très-bien les regles du Théâtre, & lorsque je
lui demandai s’il avoit lu le Caton des Anglois, il me fit voir
qu’il en connois-soit parfaitement les défauts, &
jusqu’aux moindres imperfections. Je vous avoue, Monsieur, que tout cela
est bien étonnant ; je suis peut-être encore dans l’enthousiasme, mais
certainement il n’y a rien de si beau & de si sublime que les vers
qu’il m’a récités ; & l’on ne se douteroit jamais qu’il y eût de
beaux vers sous cette enveloppe-là. Le génie de Corneille,
& la figure de Vivien de la
Chaponardiere, sont deux choses qu’il n’appartenoit qu’à
la nature de rassembler dans le même objet. Je me rappellai l’aventure
& le bon mot de Moliere, lorsque j’entendis cette machine
raisonner, & faire retentir de beaux vers dans ma chambre. Vous
sçavez, Monsieur, que ce grand homme ayant donné un louis d’or à un
porteur de chaise, au lieu de vingt-quatre sols, & que le porteur
ayant rapporté le louis, ne voulant pas profiter de la méprise,
Molieres’écria : Où la vertu va-t’elle
se loger ! Ce bon mot me
revint, en entendant mon bas-Normand, & je m’écriai : Où diable le génie va-t’il se loger !
Ma surprise & notre conversation ne finirent point là ; il m’apprit
encore qu’il avoit fait, depuis son séjour à Paris, la conquête d’une fille
de condition, jeune & charmante, & qu’il étoit à la veille de
l’épouser. Sa flamme & son bonheur m’étonnerent autant que sa
tragédie ; & j’avoue que mon premier mouvement fut de calomnier les
femmes, & de les accuser d’un singulier caprice. Mais je ne restai
pas long-tems dans mon injurieuse prévention, & mes réflexions
furent à la gloire des femmes. Cette demoiselle, me dis-je, s’est
certainement d’abord moquée des soupirs de son Céladon ; mais elle aura
bien-tôt apperçu les étincelles de génie qui viennent de me frapper
moi-même, & elle aura rendu au génie cet hommage, auquel les femmes
sont si na-turellement portées, lorsqu’elles ont une ame
& de l’esprit.
Il se leva pour sortir, & je voulus le retenir, mais il étoit attendu
pour affaires. En me quittant, il me dit qu’il reviendroit me voir,
& je l’y engageai fortement. Vous n’auriez pas cru, me dit-il, que
notre entrevue pût finir ainsi, & que vous dussiez souhaiter de me
revoir ? Je n’eus pas de peine à lui répondre quelque chose d’obligeant.
Vous êtes la dixieme personne avec qui pareille aventure m’arrive,
poursuivit-il ; on commence par se moquer de moi, & l’on finit par
m’estimer. Je suis fait aux éclats de rire, & il m’est aisé de ne
pas m’en offenser ; je sçais où ils doivent aboutir. Je me rappellai
encore ce qui arriva à la Fontaine en
occasion à peu près semblable. Cet homme unique dînoit quelquefois chez
Moliere avec Racine & Despreaux. Il étoit bon, bête même, & servoit
toujours de plastron à ces deux derniers, qui étoient peut
être les hommes du Royaume les plus méchans. Moliere paroit
toujours les coups ; ce n’étoit pas qu’il fût meilleur qu’un autre,
& plus foible dans un combat d’épigrammes ; mais il avoit
apparemment une ame sensible, & n’aimant pas qu’on égorgeât un
innocent, il lui prêtoit toujours son bras contre un vainqueur trop
cruel. Un jour qu’ils avoient dîné tous quatre ensemble, & que
Racine & Boileau étoient
peut-être fatigués de quelque médecine qui n’avoit pu passer, ces
derniers tomberent inhumainement sur la
Fontaine, & les coups furent si rudes, que Moliere même ne put les parer. L’Auteur de Joconde
sentit sa défaite, & en eut quelque dépit ; après le dîner il tira
Moliere à part, & lui dit avec ce ton d’amour
propre, qu’il n’avoit jamais : Ils ont beau faire,
j’irai plus loin qu’eux.
J’ai l’honneur d’être, &c.