Discours V. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Hannah Bakanitsch Editor Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Stefanie Lenzenweger Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 20.08.2015 o:mws.3660 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome Quatrieme. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche und Lambert 1759, 77-89, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 4 005 1759 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France Paris Paris 2.3488,48.85341 France 2.0,46.0

Discours V.

UN livre est d’abord critiqué ou loué, suivant que l’Auteur a plus ou moins de réputation & de partisans. On le lit ensuite, on en parle avec plus de connoissance, ou plus de bonne foi, & l’Auteur sçait au juste alors ce qu’il en doit penser. C’est d’après ma propre expérience que je parle. Il y a douze ans que j’écris ; j’ai fait vingt ouvrages différens, ils ont été lus avec empressement, & critiqués ensuite avec rigueur. C’étoit le public qui avoit tort : ils ne méritoient pas d’être lus, & je suis aujourd’hui le premier à les mépriser. Le contraire est arrivé au Nouveau Spectateur. Il n’a point réussi d’abord ; on en parloit mal, & les Journalistes se taisoient : j’ai cru vingt fois que je serois obligé d’abandonner une entreprise dont je sentois pourtant l’utilité. Son aurore a enfin paru ; les Journalistes ont parlé & très-bien parlé ; le public les a écoutés, il a lu, & le Spectateur a commencé à jouir d’un succès qui paroît assuré.

Cette heureuse révolution ne m’aveuglera point. J’écouterai les bons avis ; & ceux qui me feront l’honneur de m’en donner, s’appercevront que je veux les mériter. Je reçus, par exemple, la semaine passée, une lettre de l’estimable Auteur du Journal Encyclopédique avec lequel je n’ai aucune sorte de correspondance ; cet Auteur, en m’annonçant qu’il vient de faire l’extrait de mon premier volume (dont il a apparemment été content, puisqu’il me fait l’honneur de m’écrire), me recommande de jetter un peu plus de gaieté dans les volumes qui doivent suivre ; & ce conseil de la part d’un homme qui voit généralement très-bien, dont l’ouvrage est estimé, & qui vit loin de mes ennemis & loin de moi, mérite toute sorte d’attention ; mais lui avouerai-je que je ne suis pas gai ? C’est la meilleure réponse que je puisse lui faire, & la meilleure excuse que je puisse donner, si dans la suite s’appercevant que je n’ai pas profité de ses avis, & s’imaginant que c’est entêtement de ma part, il se croit en droit de me critiquer ouvertement, croyant m’avoir vainement éclairé.

Je ferai l’impossible cependant pour mettre à profit un conseil dont je sens toute la sincérité & toute la sagesse : & pour commencer par en donner des preuves aujourd’hui, j’invite ceux qui ont le bonheur de rire plus aisément que moi, de me faire l’honneur de me communiquer leurs découvertes & leurs réflexions. Je les dispenserai, s’il le faut, du style, de la précision, du langage, & de tout ce qui constitue le talent. J’arrangerai moi-même ces morceaux, & le présent qu’ils me feront vaudra bien que je prenne cette peine. Je reçois toutes les semaines des volumes de lettres, & je serais très-riche en matieres, si la moitié, ou le quart seulement de ces volumes pouvoit être présenté au public. Mais les uns renferment des libelles ; les autres des aventures pleines d’obscénités ; & les autres enfin sous le titre de consultation, d’avis, de découverte, réunissent tout ce que le mauvais goût, les mauvais Romans & la mauvaise compagnie peuvent inspirer. Ces divers Ecrivains ne se rendent pas assez de justice, ou m’en rendent trop peu : les premiers surtout m’offensent en croyant m’enrichir ; je suis incapable de prêter ma plume à la satyre, & ce n’est ni dans mon Livre, ni dans mes mœurs, qu’ils ont dû prendre la confiance dont il paroît qu’ils étoient animés lorsqu’ils ont pris la peine de m’écrire. Je sçais qu’en méprisant des présens de cette espece, je nuis au débit de mon ouvrage ; car on aime très-généralement la satyre, & un méchant, d’ailleurs, qui barbouille du papier, est bientôt un souscripteur, dès qu’il a pu jouir du plaisir de se voir imprimé ; mais je n’ai point l’amour de l’argent, & j’ai celui de l’honneur & du repos. Je ne dirai rien de plus à ce sujet ; car on ne doit parler de soi que le plus briévement qu’il est possible, lorsqu’on est contraint d’en parler avantageusement. Je passe à une lettre que je viens de recevoir, & qui m’a fait plaisir à lire.

Monsieur,

Vous vous rappellez sans doute le risible Vivien de la Chaponardiere, dans la Comédie des Vendanges de Surenne ? J’avois toujours cru ce rôle chargé, & vous avez apparemment pensé comme moi à ce sujet. J’ai perdu ma prévention depuis deux jours, & vous ne tarderez à perdre la vôtre, Monsieur, que jusqu’à ce que je vous aie fidèlement dessiné le portrait d’un original avec lequel je viens de faire connoisance. Sans vouloir vous dire mon nom, ni vous apprendre absolument qui je suis, je vous dirai, Monsieur, que je suis homme de Lettres, & que ma réputation est assez étendue pour que dans la Province un Ecrivain, un bel esprit soit tenté de me consulter sur ses divines productions. C’étoit cette malheureuse réputation qui attiroit chez moi le phénomene Normand que je viens de vous annoncer. On le laissa entrer pendant que je dînois seul avec ma femme, contre mon ordinaire. Je fus d’abord frappé de la figure qui s’offroit à moi : certainement un descendant de Vivien de la Chaponardiere n’auroit pu imiter avec plus d’exactitude l’accoutrement de son illustre pere. La coeffure, l’habillement, les mouvemens des bras, la contenance, l’air & le regard ne laissoient rien à souhaiter pour la ressemblance. Il y manquoit le propos, mais je jugeois bien qu’il correspondroit au moins autant que le reste à la perfection de la copie : en effet, Monsieur, il eut à peine prononcé quelques paroles, que nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire, ma femme & moi. Cette impertinence de notre part ne le déconcerta pas ; il nous regardoit beaucoup, & rioit avec nous. A la fin pourtant il me demanda de quoi je riois, & je lui dis ingénument que c’étoit de lui. Je le sçais bien, répondit-il ; on m’a trouvé singulier dans ce pays ; mais moi, je trouve ce pays bien plus drôle, & je vois déjà que l’un ne réformera pas l’autre.... Le pays y perdra, lui dis-je en éclatant encore, car un homme capable de ne pas prendre garde, comme vous faites, à la petite étourderie qui vient de nous échapper, doit avoir plus de raison & de philosophie que personne.... Je vous épargne, Monsieur, ce qu’il répondit, & tout ce qui lui échappa pendant une heure, & toujours en sautillant, gesticulant, & riant. Il n’y a point de plume coupable de rendre ces choses-là. Mais voici un furieux changement de scene, & certainement vous aurez de la peine à croire ce que vous allez lire. Je lui demandai ce qu’il faisoit dans son pays ; quels étoient ses parens, son état, ses occupations, & tout cela moins pour être instruit que par envie de rire à ses dépens ; mais il eut bientôt sa revanche. Ses parens sont des sots, & il me le dit sans façon. A l’égard de l’état, il n’en a point, & n’en voulut jamais avoir. Il dit que la nature fit les hommes libres, & qu’un état est un esclavage ; cependant il s’occupe : il fait actuellement une Tragédie, sous le titre de Caton, & vraisemblablement ce drame, dont vous avez sans doute envie de rire d’avance, sera une des plus étonnantes productions qui soit jamais sortie de la main des hommes. Il m’en a dit cinquante vers, qui sont les plus beaux que j’aie entendus depuis vingt ans, & peut-être de ma vie. Je ne répondrai pas précisément du plan de la piece ; car il n’en a point fait : il ne travaille, pour ainsi dire, que par inspiration ; cependant il connoît très-bien les regles du Théâtre, & lorsque je lui demandai s’il avoit lu le Caton des Anglois, il me fit voir qu’il en connois-soit parfaitement les défauts, & jusqu’aux moindres imperfections. Je vous avoue, Monsieur, que tout cela est bien étonnant ; je suis peut-être encore dans l’enthousiasme, mais certainement il n’y a rien de si beau & de si sublime que les vers qu’il m’a récités ; & l’on ne se douteroit jamais qu’il y eût de beaux vers sous cette enveloppe-là. Le génie de Corneille, & la figure de Vivien de la Chaponardiere, sont deux choses qu’il n’appartenoit qu’à la nature de rassembler dans le même objet. Je me rappellai l’aventure & le bon mot de Moliere, lorsque j’entendis cette machine raisonner, & faire retentir de beaux vers dans ma chambre. Vous sçavez, Monsieur, que ce grand homme ayant donné un louis d’or à un porteur de chaise, au lieu de vingt-quatre sols, & que le porteur ayant rapporté le louis, ne voulant pas profiter de la méprise, Molieres’écria : Où la vertu va-t’elle se loger ! Ce bon mot me revint, en entendant mon bas-Normand, & je m’écriai : Où diable le génie va-t’il se loger !

Ma surprise & notre conversation ne finirent point là ; il m’apprit encore qu’il avoit fait, depuis son séjour à Paris, la conquête d’une fille de condition, jeune & charmante, & qu’il étoit à la veille de l’épouser. Sa flamme & son bonheur m’étonnerent autant que sa tragédie ; & j’avoue que mon premier mouvement fut de calomnier les femmes, & de les accuser d’un singulier caprice. Mais je ne restai pas long-tems dans mon injurieuse prévention, & mes réflexions furent à la gloire des femmes. Cette demoiselle, me dis-je, s’est certainement d’abord moquée des soupirs de son Céladon ; mais elle aura bien-tôt apperçu les étincelles de génie qui viennent de me frapper moi-même, & elle aura rendu au génie cet hommage, auquel les femmes sont si na-turellement portées, lorsqu’elles ont une ame & de l’esprit.

Il se leva pour sortir, & je voulus le retenir, mais il étoit attendu pour affaires. En me quittant, il me dit qu’il reviendroit me voir, & je l’y engageai fortement. Vous n’auriez pas cru, me dit-il, que notre entrevue pût finir ainsi, & que vous dussiez souhaiter de me revoir ? Je n’eus pas de peine à lui répondre quelque chose d’obligeant. Vous êtes la dixieme personne avec qui pareille aventure m’arrive, poursuivit-il ; on commence par se moquer de moi, & l’on finit par m’estimer. Je suis fait aux éclats de rire, & il m’est aisé de ne pas m’en offenser ; je sçais où ils doivent aboutir. Je me rappellai encore ce qui arriva à la Fontaine en occasion à peu près semblable. Cet homme unique dînoit quelquefois chez Moliere avec Racine & Despreaux. Il étoit bon, bête même, & servoit toujours de plastron à ces deux derniers, qui étoient peut être les hommes du Royaume les plus méchans. Moliere paroit toujours les coups ; ce n’étoit pas qu’il fût meilleur qu’un autre, & plus foible dans un combat d’épigrammes ; mais il avoit apparemment une ame sensible, & n’aimant pas qu’on égorgeât un innocent, il lui prêtoit toujours son bras contre un vainqueur trop cruel. Un jour qu’ils avoient dîné tous quatre ensemble, & que Racine & Boileau étoient peut-être fatigués de quelque médecine qui n’avoit pu passer, ces derniers tomberent inhumainement sur la Fontaine, & les coups furent si rudes, que Moliere même ne put les parer. L’Auteur de Joconde sentit sa défaite, & en eut quelque dépit ; après le dîner il tira Moliere à part, & lui dit avec ce ton d’amour propre, qu’il n’avoit jamais : Ils ont beau faire, j’irai plus loin qu’eux.

J’ai l’honneur d’être, &c.

Discours V. UN livre est d’abord critiqué ou loué, suivant que l’Auteur a plus ou moins de réputation & de partisans. On le lit ensuite, on en parle avec plus de connoissance, ou plus de bonne foi, & l’Auteur sçait au juste alors ce qu’il en doit penser. C’est d’après ma propre expérience que je parle. Il y a douze ans que j’écris ; j’ai fait vingt ouvrages différens, ils ont été lus avec empressement, & critiqués ensuite avec rigueur. C’étoit le public qui avoit tort : ils ne méritoient pas d’être lus, & je suis aujourd’hui le premier à les mépriser. Le contraire est arrivé au Nouveau Spectateur. Il n’a point réussi d’abord ; on en parloit mal, & les Journalistes se taisoient : j’ai cru vingt fois que je serois obligé d’abandonner une entreprise dont je sentois pourtant l’utilité. Son aurore a enfin paru ; les Journalistes ont parlé & très-bien parlé ; le public les a écoutés, il a lu, & le Spectateur a commencé à jouir d’un succès qui paroît assuré. Cette heureuse révolution ne m’aveuglera point. J’écouterai les bons avis ; & ceux qui me feront l’honneur de m’en donner, s’appercevront que je veux les mériter. Je reçus, par exemple, la semaine passée, une lettre de l’estimable Auteur du Journal Encyclopédique avec lequel je n’ai aucune sorte de correspondance ; cet Auteur, en m’annonçant qu’il vient de faire l’extrait de mon premier volume (dont il a apparemment été content, puisqu’il me fait l’honneur de m’écrire), me recommande de jetter un peu plus de gaieté dans les volumes qui doivent suivre ; & ce conseil de la part d’un homme qui voit généralement très-bien, dont l’ouvrage est estimé, & qui vit loin de mes ennemis & loin de moi, mérite toute sorte d’attention ; mais lui avouerai-je que je ne suis pas gai ? C’est la meilleure réponse que je puisse lui faire, & la meilleure excuse que je puisse donner, si dans la suite s’appercevant que je n’ai pas profité de ses avis, & s’imaginant que c’est entêtement de ma part, il se croit en droit de me critiquer ouvertement, croyant m’avoir vainement éclairé. Je ferai l’impossible cependant pour mettre à profit un conseil dont je sens toute la sincérité & toute la sagesse : & pour commencer par en donner des preuves aujourd’hui, j’invite ceux qui ont le bonheur de rire plus aisément que moi, de me faire l’honneur de me communiquer leurs découvertes & leurs réflexions. Je les dispenserai, s’il le faut, du style, de la précision, du langage, & de tout ce qui constitue le talent. J’arrangerai moi-même ces morceaux, & le présent qu’ils me feront vaudra bien que je prenne cette peine. Je reçois toutes les semaines des volumes de lettres, & je serais très-riche en matieres, si la moitié, ou le quart seulement de ces volumes pouvoit être présenté au public. Mais les uns renferment des libelles ; les autres des aventures pleines d’obscénités ; & les autres enfin sous le titre de consultation, d’avis, de découverte, réunissent tout ce que le mauvais goût, les mauvais Romans & la mauvaise compagnie peuvent inspirer. Ces divers Ecrivains ne se rendent pas assez de justice, ou m’en rendent trop peu : les premiers surtout m’offensent en croyant m’enrichir ; je suis incapable de prêter ma plume à la satyre, & ce n’est ni dans mon Livre, ni dans mes mœurs, qu’ils ont dû prendre la confiance dont il paroît qu’ils étoient animés lorsqu’ils ont pris la peine de m’écrire. Je sçais qu’en méprisant des présens de cette espece, je nuis au débit de mon ouvrage ; car on aime très-généralement la satyre, & un méchant, d’ailleurs, qui barbouille du papier, est bientôt un souscripteur, dès qu’il a pu jouir du plaisir de se voir imprimé ; mais je n’ai point l’amour de l’argent, & j’ai celui de l’honneur & du repos. Je ne dirai rien de plus à ce sujet ; car on ne doit parler de soi que le plus briévement qu’il est possible, lorsqu’on est contraint d’en parler avantageusement. Je passe à une lettre que je viens de recevoir, & qui m’a fait plaisir à lire. Monsieur, Vous vous rappellez sans doute le risible Vivien de la Chaponardiere, dans la Comédie des Vendanges de Surenne ? J’avois toujours cru ce rôle chargé, & vous avez apparemment pensé comme moi à ce sujet. J’ai perdu ma prévention depuis deux jours, & vous ne tarderez à perdre la vôtre, Monsieur, que jusqu’à ce que je vous aie fidèlement dessiné le portrait d’un original avec lequel je viens de faire connoisance. Sans vouloir vous dire mon nom, ni vous apprendre absolument qui je suis, je vous dirai, Monsieur, que je suis homme de Lettres, & que ma réputation est assez étendue pour que dans la Province un Ecrivain, un bel esprit soit tenté de me consulter sur ses divines productions. C’étoit cette malheureuse réputation qui attiroit chez moi le phénomene Normand que je viens de vous annoncer. On le laissa entrer pendant que je dînois seul avec ma femme, contre mon ordinaire. Je fus d’abord frappé de la figure qui s’offroit à moi : certainement un descendant de Vivien de la Chaponardiere n’auroit pu imiter avec plus d’exactitude l’accoutrement de son illustre pere. La coeffure, l’habillement, les mouvemens des bras, la contenance, l’air & le regard ne laissoient rien à souhaiter pour la ressemblance. Il y manquoit le propos, mais je jugeois bien qu’il correspondroit au moins autant que le reste à la perfection de la copie : en effet, Monsieur, il eut à peine prononcé quelques paroles, que nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire, ma femme & moi. Cette impertinence de notre part ne le déconcerta pas ; il nous regardoit beaucoup, & rioit avec nous. A la fin pourtant il me demanda de quoi je riois, & je lui dis ingénument que c’étoit de lui. Je le sçais bien, répondit-il ; on m’a trouvé singulier dans ce pays ; mais moi, je trouve ce pays bien plus drôle, & je vois déjà que l’un ne réformera pas l’autre.... Le pays y perdra, lui dis-je en éclatant encore, car un homme capable de ne pas prendre garde, comme vous faites, à la petite étourderie qui vient de nous échapper, doit avoir plus de raison & de philosophie que personne.... Je vous épargne, Monsieur, ce qu’il répondit, & tout ce qui lui échappa pendant une heure, & toujours en sautillant, gesticulant, & riant. Il n’y a point de plume coupable de rendre ces choses-là. Mais voici un furieux changement de scene, & certainement vous aurez de la peine à croire ce que vous allez lire. Je lui demandai ce qu’il faisoit dans son pays ; quels étoient ses parens, son état, ses occupations, & tout cela moins pour être instruit que par envie de rire à ses dépens ; mais il eut bientôt sa revanche. Ses parens sont des sots, & il me le dit sans façon. A l’égard de l’état, il n’en a point, & n’en voulut jamais avoir. Il dit que la nature fit les hommes libres, & qu’un état est un esclavage ; cependant il s’occupe : il fait actuellement une Tragédie, sous le titre de Caton, & vraisemblablement ce drame, dont vous avez sans doute envie de rire d’avance, sera une des plus étonnantes productions qui soit jamais sortie de la main des hommes. Il m’en a dit cinquante vers, qui sont les plus beaux que j’aie entendus depuis vingt ans, & peut-être de ma vie. Je ne répondrai pas précisément du plan de la piece ; car il n’en a point fait : il ne travaille, pour ainsi dire, que par inspiration ; cependant il connoît très-bien les regles du Théâtre, & lorsque je lui demandai s’il avoit lu le Caton des Anglois, il me fit voir qu’il en connois-soit parfaitement les défauts, & jusqu’aux moindres imperfections. Je vous avoue, Monsieur, que tout cela est bien étonnant ; je suis peut-être encore dans l’enthousiasme, mais certainement il n’y a rien de si beau & de si sublime que les vers qu’il m’a récités ; & l’on ne se douteroit jamais qu’il y eût de beaux vers sous cette enveloppe-là. Le génie de Corneille, & la figure de Vivien de la Chaponardiere, sont deux choses qu’il n’appartenoit qu’à la nature de rassembler dans le même objet. Je me rappellai l’aventure & le bon mot de Moliere, lorsque j’entendis cette machine raisonner, & faire retentir de beaux vers dans ma chambre. Vous sçavez, Monsieur, que ce grand homme ayant donné un louis d’or à un porteur de chaise, au lieu de vingt-quatre sols, & que le porteur ayant rapporté le louis, ne voulant pas profiter de la méprise, Molieres’écria : Où la vertu va-t’elle se loger ! Ce bon mot me revint, en entendant mon bas-Normand, & je m’écriai : Où diable le génie va-t’il se loger ! Ma surprise & notre conversation ne finirent point là ; il m’apprit encore qu’il avoit fait, depuis son séjour à Paris, la conquête d’une fille de condition, jeune & charmante, & qu’il étoit à la veille de l’épouser. Sa flamme & son bonheur m’étonnerent autant que sa tragédie ; & j’avoue que mon premier mouvement fut de calomnier les femmes, & de les accuser d’un singulier caprice. Mais je ne restai pas long-tems dans mon injurieuse prévention, & mes réflexions furent à la gloire des femmes. Cette demoiselle, me dis-je, s’est certainement d’abord moquée des soupirs de son Céladon ; mais elle aura bien-tôt apperçu les étincelles de génie qui viennent de me frapper moi-même, & elle aura rendu au génie cet hommage, auquel les femmes sont si na-turellement portées, lorsqu’elles ont une ame & de l’esprit. Il se leva pour sortir, & je voulus le retenir, mais il étoit attendu pour affaires. En me quittant, il me dit qu’il reviendroit me voir, & je l’y engageai fortement. Vous n’auriez pas cru, me dit-il, que notre entrevue pût finir ainsi, & que vous dussiez souhaiter de me revoir ? Je n’eus pas de peine à lui répondre quelque chose d’obligeant. Vous êtes la dixieme personne avec qui pareille aventure m’arrive, poursuivit-il ; on commence par se moquer de moi, & l’on finit par m’estimer. Je suis fait aux éclats de rire, & il m’est aisé de ne pas m’en offenser ; je sçais où ils doivent aboutir. Je me rappellai encore ce qui arriva à la Fontaine en occasion à peu près semblable. Cet homme unique dînoit quelquefois chez Moliere avec Racine & Despreaux. Il étoit bon, bête même, & servoit toujours de plastron à ces deux derniers, qui étoient peut être les hommes du Royaume les plus méchans. Moliere paroit toujours les coups ; ce n’étoit pas qu’il fût meilleur qu’un autre, & plus foible dans un combat d’épigrammes ; mais il avoit apparemment une ame sensible, & n’aimant pas qu’on égorgeât un innocent, il lui prêtoit toujours son bras contre un vainqueur trop cruel. Un jour qu’ils avoient dîné tous quatre ensemble, & que Racine & Boileau étoient peut-être fatigués de quelque médecine qui n’avoit pu passer, ces derniers tomberent inhumainement sur la Fontaine, & les coups furent si rudes, que Moliere même ne put les parer. L’Auteur de Joconde sentit sa défaite, & en eut quelque dépit ; après le dîner il tira Moliere à part, & lui dit avec ce ton d’amour propre, qu’il n’avoit jamais : Ils ont beau faire, j’irai plus loin qu’eux. J’ai l’honneur d’être, &c.